Читать книгу Le socialisme en danger - Ferdinand Domela Nieuwenhuis - Страница 9
ОглавлениеBebel envisage les choses autrement. Il est vrai qu'il met en garde contre les provocations et démontre que, dans ce temps de fusils à répétition et de canons perfectionnés, une révolution, entreprise par quelques centaines de mille individus, serait indubitablement écrasée. Néanmoins, il dit avoir beaucoup d'espoir dans un avenir très proche. Il s'exprime ainsi: «Je crois que nous n'avons qu'à nous féliciter de la marche des choses. Ceux-là seuls qui ne sont pas à même d'envisager l'ensemble des événements, pourront ne pas accueillir cette appréciation. La société bourgeoise travaille avec tant d'acharnement à sa propre destruction qu'il ne nous reste qu'à attendre tranquillement pour nous emparer du pouvoir qu'il lui échappe. Dans toute l'Europe, comme en Allemagne, les choses prennent une tournure dont nous n'avons qu'à nous réjouir. Je dirai même que la réalisation complète de notre but final est tellement proche qu'il y a peu de personnes dans cette salle qui n'en verront pas l'avènement».
Bebel s'attend donc à un prompt changement de l'état des choses au profit de nos idées, ce qui ne l'empêche pourtant nullement de parler de «l'insanité d'une révolution commencée par quelques centaines de mille individus». Comment concilier ces deux raisonnements?
En tout cas, il est beaucoup plus optimiste que Liebknecht et Vollmar, et il caresse de telles illusions qu'il se dit à côté d'Engels—quant aux prédictions de ce dernier qui fixe la date de la révolution en 1898—le seul «Jeune» dans le parti. Reste à savoir si cet optimisme ne va pas trop loin lorsqu'on écrit, comme Engels: «Aux élections de 1895 nous pourrons au moins compter sur 2,500,000 voix; vers 1900 le nombre de nos électeurs aura atteint 3,500,000 à 4,000,000, ce qui terminera ce siècle d'une façon fort agréable aux bourgeois[2]». Quant à nous, nous ne pouvons provisoirement partager ces espérances, qu'Engels nous présente avec une confiance absolue, comme si la réalisation du socialisme devait nous tomber du ciel, sans que nous ayons besoin de nous déranger.
Dans leur imagination, nous voyons déjà Bebel ou Liebknecht chanceliers de l'empire sous Guillaume II, avec un ministère composé de démocrates-socialistes.
Les voilà au travail! Est-on assez naïf pour s'imaginer qu'il en résultera quoi que ce soit?
Certes, si déjà actuellement l'opportunisme ne leur répugne pas, nous ne serions pas du tout étonnés de les voir se perfectionner dans ce sens, une fois arrivés au pouvoir. S'ils y parviennent, cela ne sera qu'au détriment du socialisme, qui, en perdant tous ses côtés essentiels et caractéristiques, ne ressemblera plus que fort peu à l'idéal que s'en créent actuellement ses précurseurs. Une scission se produirait bien vite parmi ces millions d'électeurs et un gâchis formidable en résulterait. On a devant soi l'exemple du christianisme au début de notre ère, avec l'empereur Constantin.
Pourquoi un empereur ne s'affublerait-il pas, dans un but politique, d'un manteau rouge-sang afin de gagner, comme empereur socialiste, la sympathie des masses? Il y aurait ainsi un socialisme officiel, tout comme il y eut un christianisme officiel, et ceux qui resteraient fidèles aux véritables principes socialistes seraient poursuivis comme hérétiques.
Cela s'est vu. Et pourquoi ne pas profiter des enseignements de l'histoire?
Il y a en chaque homme un peu de l'inquisiteur, et plus on est convaincu de la justice de ses opinions, plus aussi on tend à suspecter et à persécuter les autres. Jamais nous n'en vîmes un exemple plus frappant que celui de Robespierre, dont personne ne mettra en doute la probité. Et ne constatons-nous pas, déjà aujourd'hui, cette attitude inquisitoriale et intolérante du parti socialiste officiel allemand envers les «Jeunes»?
Cela provient moins des personnalités que de l'autorité qui leur est accordée.
Une personne revêtue d'une autorité quelconque veut et doit l'exercer, et de là à l'abus il n'y a qu'un pas. Voilà pourquoi nous constatons toujours le même mal dont la forme a été changée sans que l'on ait attaqué le fond et c'est pour cela que l'on ne doit accorder que le moins d'autorité possible aux individus et que ceux-ci ne doivent pas en réclamer.
S'il est vrai que, sauf l'éventualité d'une guerre, le parti démocratique-socialiste en Allemagne est en mesure de «prédire avec une certitude quasi mathématique l'époque où il arrivera au pouvoir», la situation est vraiment merveilleuse; mais, sans être dépourvus d'un certain optimisme, il nous est impossible de partager cette opinion. Et c'est précisément le congrès d'Erfurt qui nous a donné la profonde conviction que l'Allemagne ne reprendra pas pour son compte le rôle libérateur traditionnel de la France. Nous sommes plutôt de l'avis de Marx lorsque celui-ci dit que «la révolution éclatera au chant du coq gaulois.»
Avec l'histoire de l'Allemagne devant les yeux, nous croyons pouvoir affirmer que dans ce pays le sentiment révolutionnaire est fort peu développé. Est-ce à la consommation d'énormes quantités de bière qu'il faut attribuer ce manque presque absolu d'esprit révolutionnaire en Allemagne? Ce qui est certain, c'est que le mot «discipline» est beaucoup plus employé dans ce pays que le mot «liberté». Il en est ainsi dans tous les partis, sans en excepter la démocratie socialiste. Nous ne méconnaissons point le bon côté d'une certaine discipline, surtout dans un parti d'agitation, mais si l'on tombe dans l'exagération, la discipline devient forcément un obstacle à toute initiative et à toute indépendance.
La direction d'un groupe, avec une telle discipline, aboutit fatalement au despotisme, qui est moins l'oeuvre de quelques personnalités que la conséquence de l'esprit de soumission passive chez la masse. Ce ne sont pas les despotes qui rendent le peuple docile et soumis, mais l'absence d'aspirations libertaires chez la masse qui rend les tyrans possibles. Il en est ici comme pour les jésuites. À quoi bon les persécuter et les chasser? Si une poignée d'hommes présente un tel danger pour une nation entière, celle-ci se trouve vraiment dans une situation pitoyable. Ce ne sont pas les jésuites qui créent les tartufes, mais un monde hypocrite comme le nôtre est le champ le plus propice au développement du jésuitisme.
La discipline exagérée qui règne chez les socialistes-démocrates allemands s'explique très naturellement par la vie nationale du peuple entier.
Tout, dans ce pays, est dressé militairement depuis la plus tendre jeunesse et si, au Congrès de Bruxelles, on a envisagé quelle devait être l'attitude du socialisme envers le militarisme, il eût été peut-être utile de traiter également des effets du militarisme dans le socialisme. Car ce phénomène existe en réalité. La Russie est toujours représentée—avec justice—comme le pays du knout, mais l'Allemagne peut être citée, non moins justement, comme le pays du bâton. Cet instrument constitue en Allemagne l'élément éducateur par excellence. Dans les familles, le bâton a sa place à côté des tableaux suspendus au mur et généralement les parents s'en servent fort généreusement envers leur progéniture. À l'école, le maître non seulement l'emploie mais il a même le droit de s'en servir. Ce qui fait que les enfants, ayant quitté l'école et entrant à l'atelier ou à la fabrique, ne sont nullement étonnés de retrouver là également leur ancienne connaissance, et c'est dans l'armée que le bâton obtient son plus grand triomphe.
Et l'influence du bâton, subie depuis la première jeunesse, ne se ferait point sentir dans le développement du caractère et ne ferait pas naître un esprit de soumission étouffant toute aspiration libertaire! À qui voudrait-on le faire croire?
Il est tout naturel que ces hommes militairement dressés, en entrant dans un parti se soumettent là également à une discipline rigoureuse, telle qu'on la chercherait en vain dans un pays où une plus grande liberté existe depuis des siècles et où l'on ne supporterait pas les frasques de l'autorité avec la passivité qui paraît être de rigueur en Allemagne.
Engels prétend que, si l'Allemagne continue en paix son développement politico-économique, le triomphe légal de la démocratie socialiste peut être escompté pour la fin de ce siècle, et Bebel croit également que la plupart de nos contemporains verront la réalisation intégrale de nos revendications. Mais une guerre quelconque peut complètement renverser ces belles espérances.
Cette réflexion nous fait penser à l'attitude des chefs allemands lors de la discussion sur le militarisme au Congrès de Bruxelles. Personne n'ignore combien la haine de la Russie est innée chez Marx et chez Engels, et comment elle a été transmise par eux au parti entier. Pendant que nous nous imaginions naïvement que la légende de «l'ennemie héréditaire» devait être définitivement enterrée, la Russie est constamment présentée comme l'ennemie héréditaire de l'Allemagne. En 1876, Liebknecht publia une brochure si véhémente contre la Russie[3] (non contre le czarisme mais contre la Russie) qu'un autre démocrate-socialiste se crut obligé d'en écrire une autre, intitulée: La démocratie socialiste doit-elle devenir turque? Actuellement encore Bebel, Liebknecht, Engels, et la Volkstribüne de Berlin réclament en choeur, et recommandent même comme une nécessité, l'anéantissement de la Russie. Comme les anciens Israélites se crurent appelés à détruire les Cananéens, les chefs allemands croient de leur devoir de prendre une attitude analogue envers la Russie.
On blâme généralement fort l'alliance franco-russe et, à notre avis, la République française s'est déshonorée en se jetant dans les bras du despote moscovite; mais à qui la faute? Est-ce que l'Allemagne, par sa triple alliance, n'a pas provoqué ce pacte? La France se voit horriblement spoliée par l'annexion de l'Alsace-Lorraine en 1871. Elle ne pardonne cette spoliation pas plus qu'elle ne l'oublie. Elle espère toujours reprendre ces deux provinces. Peut-on tellement lui en vouloir? Elle conclurait une alliance avec le diable en personne si celui-ci pouvait lui rendre le territoire perdu.