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NOUVELLE XXXIV

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Table des matières

Ferrantino degli Argenti, de Spolète, étant à Todi, à la solde de l’Église, fait une sortie; au retour, revenant tout trempé par la pluie, il entre dans une maison où il trouve devant le feu des victuailles et un tendron; il y reste trois jours de suitefort à son aise.


ORSQUE le Cardinal de Fiesque vint à Todi pour le compte du Saint-Siège, et prit des troupes à sa solde, il y eut dans le nombre un certain Ferrantino degli Argenti, de Spolète, que moi-même et beaucoup d’autres connurent prévôt de Florence, à telles enseignes qu’il montait un cheval harnaché d’une paire de croupières d’une taille si démesurée que leurs courroies avaient bien un quart de brasse de large. Un château du territoire de Todi ayant été pris par un gentilhomme des environs, il fut décidé que tous les soldats de l’Église monteraient à cheval; Ferrantino partit avec eux. Ils firent autour du château tous les ravages qu’ils purent, sans parvenir à le reprendre, et, comme ils s’en retournaient à Todi, survint une grande pluie dont ils furent tous trempés, et Ferrantino plus que les autres, car ses habits étaient si usés, qu’ils paraissaient de serge d’Irlande. Ainsi mouillé, il rentra dans Todi et descendit devant une masure qu’il tenait à loyer, disant à un sien petit page de mettre les chevaux à l’écurie; pour lui, il alla, furetant par le logis, voir s’il y avait du feu quelque part ou du bois pour en allumer. Il ne trouva rien du tout, n’étant qu’un pauvre écuyer; sa maison semblait être l’Abbaye des Quatre-Vents. Bien assuré de la chose, réfléchissant qu’il était tout trempé et qu’il se refroidissait, il dit: «Je ne peux pas rester comme cela.» Vite il sortit, et mettant le nez de porte en porte, grimpant les escaliers, il s’en alla chercher par les maisons voisines, comptant bien s’imposer aux gens et se sécher, s’il y avait du feu. En allant de côté et d’autre, il arriva par hasard à une porte où il entra, monta l’escalier, et vit dans une cuisine un immense brasier avec deux marmites pleines, des chapons et des perdrix enfilés à la broche, et une servante assez jolie et jeune qui tournait le susdit rôti. Elle était de Pérouse et avait nom Catcrina. Lorsqu’elle vit Ferrantino entrer ainsi subitement dans la cuisine, elle en fut toute troublée: «Que veux-tu?» s’écria-t-elle.–«J’arrive à l’instant de tel endroit,» répondit-il, «et je suis tout mouillé, comme tu le vois; je n’ai pas de feu à la maison et je ne pouvais durer comme cela: j’en serais mort. Je te prie de me laisser sécher, puis je partirai.» La servante dit:–«Oh! sèche-toi vite, et va-t’en avec Dieu; si Messire Francesco revenait, lui qui a beaucoup de monde à souper; il ne le trouverait pas bon et me donnerait des coups.–Je vais me dépêcher,» répondit Ferrantino; «mais qui est ce Messire. Francesco? –C’est Messire Francesco de Narni, il est Chanoine et demeure en cette maison.–Je suis son plus intime ami,» répliqua Ferrantino (il ne le connaissait pas du tout).–«Eh! dépêchetoi; j’en ai la fièvre par tout le corps;» dit la servante. Et Ferrantino de s’écrier: –«Ne crains rien; je serai bien vite sec.» Comme il en était là, Messire Francesco rentra, et venant à la cuisine s’occuper des victuailles, aperçut Ferrantino qui se faisait sécher; il s’écria: «Que fais-tu ici? qu’est-ce que cet homme?» Et Ferrantino:–«Qu’est-ce? qu’y a-t-il?–Que le diable t’emporte: » dit Messire Francesco; «tu dois être quelque filou, pour entrer ainsi dans les maisons des autres.–O Pater reverende, patientia vestra,» dit Ferrantino, «jusqu’à ce que je me sèche.» Et le Chanoine: «Quel Pater merdende? Je te dis de t’en aller d’ici, et c’est ce que tu as de mieux à faire; sinon je te fais prendre comme voleur.–O prêtre Dei, miserere mei,» répliquait Ferrantino, sans bouger. Quand Messire Francesco voit qu’il ne détale pas, il empoigne une épée et s’écrie: «Par le corps de Dieu, je vais bien voir si tu resteras chez moi malgré moi;» et il court l’épée haute sur Ferrantino. Voyant cela, Ferrantino se lève, met la main à la sienne et tout en disant: «Non truffe«mini!» il dégaîne et marche sur le Chanoine. qu’il fait aller à reculons jusque dans la salle; il le presse vivement et les voilà tous les deux au beau milieu de la pièce à s’escrimer, sans se toucher. Messire Franesco, voyant qu’il ne pouvait le mettre dehors, même l’epée à la main, et que Ferrantino ferraillait très-bien de la sienne, s’écrie: Par le corps de Dieu, je vais tout de suite t’accuser près du Cardinal.–J’y veux aller aussi.» replique Ferrantino; «partons, partons! Tous les deux descendent ensemble e l’escalier et, arrivés à la porte. Messire Francesco dit à Ferrantino: Passez.–le ne passerai pas avant vous. répond Ferrantino o: vous êtes officier du Christ.» Il fit tant, que Messire Francesco sortit le premier. Quand il fut dehors, Ferrantino poussa la porte, se renferma en dedans, et à l’instant, le plus vite qu’il put, poussa dans l’escalier tout ce qu’il trouva d’ustensiles sous sa main, de façon que l’huis fût bien assujetti à l’intérieur; il en remplit si bien l’escalier, que deux portefaix ne l’auraient pas débarrassé en un jour, et fut ainsi bien sûr que l’on pouvait ébranler la porte, du dehors, mais l’ouvrir, non. Se voyant ainsi mis sur le pavé, le Chanoine comprit qu’il était le plus mal partagé, surtout de ce qu’il laissait sa viande cuite et sa viande crue en possession d’il ne savait qui. Du dehors, il demandait très-amicalement qu’on lui ouvrît; Ferrantino se mit à la fenêtre et lui dit: «Va-t’en avec Dieu, c’est ce que tu as de mieux à faire.– Eh! ouvre-moi,» disait le Chanoine. –«J’ouvre,» répondait Ferrantino; et il ouvrait la bouche. Enfin, voyant qu’il était bien et dûment exproprié de son logis et de tout le reste, le Chanoine s’en fut trouver le Cardinal et se plaignit à lui de l’aventure.

Cependant, l’heure du souper étant venue, ceux qui devaient manger chez lui arrivent et frappent. Ferrantino se met à la fenêtre: «Que voulez-vous?–Nous venons souper avec Messire Francesco. –Vous vous trompez de porte,» répond Ferrantino; «il n’y a ici, ni de Mes-sire Francesco ni de Messire Tedesco.» Les invités balancent un moment, en gens qui ont perdu la tête, puis reviennent et frappent. Ferrantino se remet à la fenêtre: «Je vous ai dit que ce n’est pas ici; combien de fois faut-il vous le «répéter? Si vous ne délogez, je m’en vais vous jeter sur la tête quelque chose dont vous ne serez pas bien aises, et mieux vaudrait pour vous n’être pas venus ici.» En même temps, il lance une pierre contre une porte en face, pour faire le plus de bruit. Bref, les bonnes gens crurent à propos de s’en retourner souper en leur logis, qu’ils trouvèrent assez mal approvisionné. Le Chanoine, qui était allé se plaindre au Cardinal et qui ne se trouvait pas mieux partagé, eut à se pourvoir de souper et d’auberge. Le Cardinal eut beau envoyer dire à l’intrus de sortir de la maison: dès qu’on frappait à la porte, il allait vous jeter une grosse pierre sur la tête, de sorte qu’on se sauvait à toutes jambes. Les gens du dehors s’étant enfin fatigués, Ferrantino dit à Caterina: «Fais en sorte que nous soupions; me voilà sec maintenant.–Et toi, fais donc en sorte d’ouvrir au maître du logis et de t’en retourner chez toi,» répondit Caterina.–«La maison est à moi,» répliqua Ferrantino; «c’est celle que Dieu dans sa miséricorde a toute préparée pour moi hier soir. Veux-tu donc que je refuse un présent à moi fait par un tel maître? Tu as commis un péché mortel en prononçant les paroles que tu viens de dire.» Et elle eut beau chanter, Ferrantino ne voulut déguerpir; il lui fallut enfin, degré ou de force, mettre les plats sur la table et s’asseoir auprès de Ferrantino. Ils soupèrent l’un et l’autre fort bien; puis ayant serré le reste des viandes: «Où est la chambre?» demanda Ferrantino; «allons nous coucher.–Tu es bien ressuyé,» dit Caterina; «tu t’es bien rempli la panse, et maintenant tu veux coucher ici? en bonne conscience, tu n’agis pas bien.–Oh! ma Caterina,» répondit Ferrantino, «si en survenant ici j’avais empiré ta condition, que me dirais-tu donc? Je t’ai trouvée en train de cuisiner pour les autres, comme une servante; moi, je t’ai traitée en grande-dame. Si Messire Francesco et tout son monde avaient soupé ici, ta portion aurait été bien maigre, tandis qu’avec moi tu as eu doubles morceaux, sans compter que tu as gagné le paradis en me secourant, moi qui étais tout mouillé et le ventre creux.» La Caterina lui dit:–«Tu ne dois pas être gen-tilhomme, autrement tu ne ferais pas de pareilles choses.–Je suis gentilhomme, et comte, par-dessus le marché,» répliqua Ferrantino; «ils ne sont rien de tel, ceux qui devaient venir souper ici; tu n’en as fait qu’œuvre plus méritoire; allons dormir.» La Caterina disait que non, mais à la fin elle se coucha tout de même avec Ferrantino et n’eut pas besoin de changer de lit, car c’était celui-là même où elle dormait avec le Chanoine. Ferrantino se ressuya près d’elle toute la nuit; le matin, il se leva et resta dans la maison tant que les provisions durèrent, c’est-à-dire plus de trois jours.

Pendant ce temps-là, Messire Francesco errait dans Todi, revenant de temps à autre regarder de loin sa maison et pareil à une âme en peine; parfois il y dépêchait des espions, pour savoir si Ferrantino était parti; mais si quelqu’un s’approchait, les pierres de la fenêtre entraient en danse. A la fin, toutes les provisions épuisées, Ferrantino s’en alla par une porte de derrière: celle de devant était trop bien bouchée par l’amas de toutes sortes d’affaires qu’il avait jetées en dedans pour que cela fût possible; il s’en retourna à son pauvre logis tout délabré, où son page et ses deux chevaux avaient assez mal mangé, et il fit pénitence. Messire Francesco rentra chez lui par la porte de derrière et, au lieu de souper, il eut à déménager et à raccommoder un tas de choses. La Caterina lui donna à entendre qu’elle avait toujours boudé l’autre, qu’elle s’était bien défendue et n’avait voulu avoir affaire en rien avec lui. Le Cardinal, sur la réclamation du Chanoine, les manda l’un et l’autre et invita Ferrantino à se disculper de l’accusation que le Chanoine lui intentait. Ferrantino dit pour s’excuser: «Messire le Cardinal, vous ne cessez de prêcher qu’il faut avoir de la charité à l’égard de son prochain. Comme je revenais de devant l’ennemi, tout trempé, de telle sorte que j’étais plus mort que vif, ne trouvant chez moi ni feu, ni rien de bon, cependant je ne voulus pas mourir. Je tombai, par la volonté de Dieu, dans la maison de cet honorable religieux que voici, et j’y trouvai un grand feu avec des marmites et des rôtis tout autour. Je me mis à me sécher devant, sans causer de dommage ni de dérangement à personne. Cet homme survint; il commença par me dire des injures, et que j’eusse à déloger de chez lui. Je lui répondis par de bonnes paroles, le priant de me laisser sécher; mais rien n’y fit, et, l’épée à la main, il courut sur moi pour me tuer. Moi, qui ne voulais pas rester sur le carreau, je mis la main à la mienne pour me défendre jusqu’à la porte du logis; là, il sortit, afin d’avoir les mouvements plus libres et de me tuer, quand je franchirais le seuil; je me renfermai en dedans, le laissant dehors, rien que par peur de mourir. J’y suis resté, Dieu sait comment, jusqu’aujourd’hui, toujours dans ces mêmes transes. S’il veut me faire condamner, il a tort; je n’ai rien à perdre avec vous; je puis m’en aller chez moi et y rester; mais je ne sortirai pas d’ici que je ne sache pourquoi. Quant à moi, je me tiens offensé par cet homme.» Après avoir écouté, le Cardinal prit le Chanoine à part et lui dit: «Que veux-tu faire? Tu as entendu ce qu’il raconte, et tu peux voir quel homme c’est; faites donc la paix entre vous, je crois que ce sera le mieux, plutôt que de te mettre en procès avec un homme qui est à la solde.» Le Chanoine y consentit. Le Cardinal prit également à part Ferrantino et les raccommoda ensemble, non toutefois si bien que le Chanoine ne regardât fort longtemps de travers Ferrantino.

Ainsi Ferrantino, quand il se fut bien séché et bien rempli la panse trois jours durant, et qu’il eut pris avec la femme du Chanoine le plaisir qu’il voulait, fit un bon accommodement. Je voudrais que l’on en fît un pareil en faveur de tous les laïques et séculiers, aux dépens des morceaux délicats et des superfluités des prêtres; je voudrais qu’il en fût toujours de leurs rôtis, de leurs soupers et de leurs maîtresses comme il en advint à ce noble Chanoine, car sous honnête apparençe de religion, ils s’abandonnent sans aucune retenue à tous les excès de gourmandise, de luxure et autres, selon ce que leurs appétits réclament.

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