Читать книгу Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V - François-René vicomte de Chateaubriand - Страница 16

VIII

Оглавление

Table des matières

De M. de Chateaubriand

Paris, 12 janvier 1828.

Vous dirai-je que votre lettre m'a touché jusqu'aux larmes! Est-il possible que vous aimiez si profondément, si sincèrement, un étranger, un homme que vous n'avez jamais vu, qui n'est entré dans aucun des secrets de votre vie, qui ne se mêle à aucun de vos souvenirs, et à qui vous seriez obligée de raconter votre histoire depuis votre berceau jusqu'au jour où vous avez commencé à m'écrire? Je vous le dis avec joie et vérité, que ce bonheur inattendu effacerait en moi le souvenir de bien des jours pénibles, et rendrait pleins de charmes mes derniers jours.

Il me semble à mon tour que je vous ai vue. Votre ciel d'hiver, vos montagnes, votre vallée, vos grands arbres auprès d'un ruisseau, je vois tout cela. Mais il me prend une crainte, je vous la confie naïvement: devons-nous détruire notre roman? Dois-je vous voir? Serai-je semblable à la vision que vous avez eue? Dans la jeunesse, on est présomptueux; il y a je ne sais quoi, dans les jeunes années, qui se sent fait pour être aimé. À mon âge, on est timide, on craint de se montrer. Vous souvenez-vous du récit que fait Jean-Jacques Rousseau de ces voix mélodieuses qu'il entendit dans un couvent à Venise? Il prêtait aux divinités de ces chants une beauté et des grâces divines; et puis il vit sortir de petites filles affreusement laides, borgnes, boiteuses, bossues. Si je n'allais être pour vous qu'une voix? Réfléchissez-y avant que nous nous voyions!

Comment, je vous ai écrit un billet en 1817[10]? Je n'en savais pas un mot. Je suis allé chez vous! Que ne disiez-vous cela tout de suite? Savez-vous que Hyde de Neuville est ici? Je n'ose lui parler de vous, en vérité ne sais pourquoi.

Bien des gens me croient dans ce moment occupé de politique et de ministères, et c'est avec une sorte de félicité que j'écris à une femme qui m'est inconnue. Je lui écris du fond de ma solitude, car j'habite aussi une solitude, un hospice que Mme de Chateaubriand et moi avons établi pour de pauvres femmes et de vieux prêtres, à une barrière de Paris[11]. J'ai un grand enclos comme un chartreux, où je fais planter une allée droite et longue comme autrefois, et qui dans cent ans prêtera son ombre à quelques vieillards descendus de l'autel faute de pouvoir achever le sacrifice. Maintenant vous savez d'où je vous écris, comme je sais d'où viennent vos lettres. Vous voyez que je m'y plais. Voilà un long bavardage! Votre empire sur moi est singulier. Je n'ai pu de ma vie écrire une lettre de deux pages[12]: n'ai-je pas raison de dire que vous êtes le brillant fantôme de ma jeunesse? Vous m'apparaissez, comme le fantôme des rois de France, lorsque je vais bientôt mourir…

[Note 10: C'était, plus exactement, en 1816 (Voir le Prologue, p. 3 et 4)]

[Note 11: L'Infirmerie Marie-Thérèse, fondée en 1823 par Mme de

Chateaubriand à la Barrière d'Enfer.]

[Note 12: De la meilleure foi du monde, Chateaubriand se trompait il ne se rendait pas compte d'un changement que l'âge avait amené peu à peu, dans ses habitudes: en réalité les lettres de ses dernières années étaient volontiers assez longues.]

J'attends une réponse de mon amie.

Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V

Подняться наверх