Читать книгу La vallée maudite : derniers souvenirs de la Révolution en Artois - Gabriel de Beugny d'Hagerue - Страница 3
CHAPITRE I
Le Yucatan.–Le docteur Pierre.–Un âne rétif.–Don Pedro Aguilar.– Prisonniers toltèques.–Célestin.–Dents-d’Acier.–Pélican.
ОглавлениеLa péninsule du Yucatan, située entre la baie de Campêche et celle d’Honduras, borne au sud le golfe du Mexique. Cette vaste contrée, encore couverte de forêts vierges, traversée du nord à l’est par une chaîne de montagnes, passe pour le point le plus chaud et le plus sain de l’Amérique équinoxiale. C’est à l’extrême sécheresse de son sol que les savants attribuent la salubrité du Yucatan qui, de Campêche au cap Catoche, c’est-à-dire sur une côte longue de plus de cent lieues et d’une largeur à peu près égale, présente cette singularité de n’être arrosé par aucune rivière, de n’avoir d’eau potable que celle des lacs ou des puits.
Le Yucatan, qui a pour capitale Mérida, ville bâtie à dix lieues du petit port de Sizal, ne fit jamais partie de l’ancien empire astèque ou mexicain. Les Espagnols ont pu coloniser les côtes, mais l’intérieur du pays, défendu par d’impénétrables forêts, a toujours servi de refuge à des Indiens rebelles à tous les jougs. Ces Indiens, considérés comme les descendants de ces fameux Toltèques dont la civilisation prépara celle des autres nations de l’Amérique, vivent de chasse, de pêche, un peu d’agriculture, et sont animés d’une haine implacable contre la race blanche qui, de son côté, les combat comme des êtres placés par leur cruauté en dehors du droit des gens.
Les Toltèques vivent donc barbares, au sein de leurs montagnes, au milieu de ruines qui prouvent le haut degré de civilisation intellectuelle déjà atteint par leurs pères à une époque qui semble correspondre à l’ère chrétienne. Toute la superficie du Yucatan est, en effet, couverte d’édifices encore debout, de chaussées comparables, pour l’ampleur et la solidité, aux célèbres voies romaines. Sous l’ombre séculaire de ses forêts, le Yucatan cache les débris de plus de vingt villes importantes. C’est dans sa partie est, formant aujourd’hui l’État de Campêche, que se trouvent les gigantesques ruines de cette mystérieuse cité de Palenqué dont les monuments, décorés d’hiéroglyphes étranges, couvrent une superficie de seize kilomètres carrés et sont une énigme pour les savants.
Les Espagnols, ces intrépides pionniers du Nouveau-Monde, réussirent autrefois, grâce à la supériorité de leurs armes, à dompter les Indiens établis sur le littoral de la péninsule yucatèque. Plusieurs villages furent christianisés, comme on disait alors, c’est-à-dire que leurs habitants eurent à choisir entre la mort ou le baptême. Poursuivie avec vigueur, cette œuvre de civilisation, malgré sa forme regrettable, eût peut-être amené la soumission entière du pays si de mauvais jours n’étaient venus pour l’Espagne. Pendant un siècle, la cour de Madrid eut grand’peine à maintenir ses conquêtes et ne songea guère à les pousser plus loin. En1821, le Mexique ayant secoué le joug de la mère patrie, le Yucatan essaya de se constituer en État indépendant. Bon nombre des Indiens christianisés, appelés aux armes par leurs compatriotes restés barbares, reprirent eux-mêmes la vie sauvage. A dater de ce moment, les Toltèques firent de fréquentes excursions dans la péninsule occupée par les descendants des Espagnols, ravageant les cultures, pillant les fermes ou haciendas, pour se retirer ensuite dans leurs montagnes en n’emmenant guère d’autres prisonniers que les jeunes femmes et les enfants dont ils avaient pu s’emparer.
Par suite de ces excursions redoutables, auxquelles le gouvernement de la province ne pouvait opposer qu’une faible digue, les créoles ou métis établis dans l’intérieur du pays durent reculer pied à pied et abandonner leurs propriétés pour se rapprocher du littoral. Depuis quarante ans, les Indiens Toltèques ont dévasté plus de cent lieues de pays, et, si le gouvernement de Mexico ne trouve le moyen d’agir, le Yucatan, avant un demi-siècle, auracer-. tainement disparu du nombre des États civilisés du Nouveau-Monde.
Or, le 20avril1840, vers trois heures de l’après-midi, un muletier, conduisant un âne chargé d’une énorme caisse, déboucha soudain d’un bois de tamarins et s’arrêta pour contempler les clochers de Mérida, qui se dessinaient à l’horizon. Le muletier fut bientôt rejoint par un homme de haute taille, long, maigre, le front abrité par un chapeau à larges ailes, et qui marchait absorbé par la contemplation d’une plante qu’il venait de cueillir sur le bord du chemin.
«Mérida, senor,» dit le muletier; en étendant le bras pour désigner la capitale du Yucatan.
Le voyageur releva brusquement la tête, retira le chapeau dont il était coiffé et regarda silencieusement la ville qui se. dressait devant lui. Une épaisse chevelure bouclée couronnait son front large. Il avait de petits yeux, un grand nez, une grande bouche. Et cependant, l’ensemble de son visage révélait tant d’intelligence, son regard vif était si caressant, un si doux sourire errait sur ses lèvres, que l’on se sentait attiré vers lui. Son vêlement se composait d’une veste de chasse de couleur marron, d’un gilet de toile grise et d’un pantalon de même étoffe, dont les extrémités se perdaient dans des guêtres de cuir. Outre un fusil retenu par une courroie sur son épaule gauche, il portait en bandoulière une de ces boîtes de fer-blanc sans laquelle ne voyagent guère les naturalistes.
«Belle ville, dit-il enfin avec un léger accent étranger; oui, ces palmiers, ces dômes, ces clochetons que nous apercevons se découpent à merveille sur le fond azuré du ciel. Belle ville, j’en conviens; mais dis-moi, mon ami, combien de gredins renferme-t-elle?»
MÉRIDA, SENOR, DIT LE MULETIER.
Le muletier regarda son interlocuteur sans répondre.
«Je te demande, reprit le voyageur avec une brusquerie qui contrastait avec son air doux, combien cette ville renferme d’habitants?
–Vingt mille, senor; et ils jouissent d’une réputation d’honnêteté proverbiale.
–Serait-ce par hasard ta ville natale?
–Oui.
–Cela m’explique ta façon de penser. En route.»
Le muletier, peu flatté sans doute des réflexions de son compagnon, cingla vigoureusement son âne qui, profitant du temps d’arrêt qu’on lui avait accordé, s’était mis à brouter le long de la route. Surpris des coups inattendus qui pleuvaient sur lui, l’animal bondit et exécuta une série de ruades. Une des cordes qui retenaient sa charge se rompit, et la grande caisse roulant sur le sol, laissa échapper de ses flancs disloqués des peaux d’oiseaux, de mammifères, de reptiles, et un herbier dont le vent se mit à feuilleter les pages.
A cette vue, le voyageur leva ses longs bras vers le ciel d’un air consterné. Comme il vit le muletier s’apprêter à châtier de nouveau l’animal cause du désastre, il s’écria:
«Arrête, barbare, et ne fais pas supporter à cette pauvre bête les conséquences de ta sottise. Tu l’as frappée mal à propos, elle a répondu par une ruade, quoi de plus logique?
–Je veux la corriger de ses manies, senor.
–Commence par te corriger des tiennes, mon ami, si tu le peux. En attendant, aide-moi à relever cette caisse.»
Le voyageur se débarrassa de son fusil, de sa boîte de fer-blanc, jeta son chapeau sur le sol, puis se mit à ramasser ses collections. En ce moment, un cavalier mexicain, richement vêtu et suivi de quatre domestiques à cheval, parut sur la route. C’était un homme d’une soixantaine d’années, aux traits réguliers et nobles.
«Il vous est arrivé un accident, senor, dit avec courtoisie le nouveau venu, puis-je vous être utile à quelque chose?
–Ce maladroit, répondit le voyageur, a frappé mal à propos la bête qu’il est chargé de conduire, et vous voyez le résultat de sa brutalité. Voici le dégât en partie réparé; il s’agit maintenant de replacer cette caisse en équilibre.
–Laissez faire mes gens, senor, ils vont aider votre domestique.»
Le cavalier, pendant que son escorte mettait pied à terre, regardait avec attention le voyageur.
«Pardon, senor, dit-il soudain, n’êtes-vous pas le docteur Pierre Brigault?»
A cette interrogation, le voyageur se retourna, posa sa main droite sur sa chevelure bouclée, puis, à la grande stupéfaction de son interlocuteur et de ses domestiques, l’enleva prestement de sa tête laissant à nu son crâne presque chauve.
«Oui, senor, dit-il enfin, je suis le docteur Pierre Brigault; à quoi l’avez-vous deviné?
–Un de mes amis, répondit le cavalier, le commandant de Sizal, m’a écrit il y a quelques jours pour m’annoncer votre visite.
–Vous êtes donc le propriétaire du château d’Eden, le sefior don Pedro Aguilar?
–Un serviteur du vrai Dieu et le vôtre, docteur, dit le cavalier en saluant.
–Parbleu, voici une heureuse rencontre, je me rends chez vous.
–Vous y serez le bienvenu, docteur. Me permettez-vous de vous prévenir, ajouta le cavalier, en essayant à grand’peine de réprimer un sourire, que vous venez de replacer votre perruque à l’envers?
–Merci, répliqua le docteur, ce n’est pas par coquetterie que je la porte, je vous prie de le croire, mais simplement pour défendre mon crâne contre le soleil et les insectes de votre exécrable pays.»
Le cavalier fronça les sourcils; entendre mal parler de sa patrie est peut-être la chose qui indigne le plus un Mexicain. Bientôt un sourire reparut sur les lèvres de don Pedro.
«Je vous considère déjà comme mon hôte, dit-il en s’inclinant, et vous avez votre franc parler. Mes affaires m’appellent à Sizal, senor, et je serai huit jours absent. Si vous avez la patience de m’attendre à Mérida, nous partirons ensemble pour la frontière; si par hasard le temps vous presse, je vais vous donner deux de mes domestiques qui vous conduiront jusqu’à mon château.
–J’attendrai, répondit le docteur, j’ai à compléter mon équipement. Votre château, senor, est réellement situé sur la limite des contrées occupées par les Indiens sauvages?
–Il est le poste le plus avancé de la frontière, docteur.
–On y court la chance d’être scalpé?
–C’est une mésaventure contre laquelle nous nous gardons de notre mieux, répondit le châtelain. La vieille demeure de mes pères, senor, a bravé plus d’un assaut, et, le cas échéant, elle en braverait plus d’un encore.
–Je sais, don Pedro, que vous êtes un vaillant homme. Mais voilà mon âne équipé, et je ne veux pas vous retenir plus longtemps sur cette route que le soleil chauffe à blanc. Au revoir, je vais vous attendre à Mérida.
–Logez-vous à l’hôtel de l’Aguila, docteur, c’est là que je descends moi-même, et vous y trouverez un cuisinier de votre nation.»
Le docteur remercia, salua et reprit sa marche en avant, tandis que son interlocuteur le regardait s’éloigner avec curiosité.
«Décidément, dit le cavalier en se mettant en selle, Guzman ne m’a point trompé; ce docteur Brigault me paraît un original fieffé; Guzman m’assure que son ami est aussi bon que savant, en dépit de ses allures bourrues; nous verrons.»
Éperonnant sa monture, vrai cheval de race, don Pedro et son escorte disparurent bientôt parmi les tamarins.
Le docteur Pierre Brigault, Parisien d’origine, venait d’atteindre sa quarante-cinquième année et paraissait avoir la soixantaine. Très instruit, naturaliste distingué, il avait en partie perdu sa fortune par suite de son aveugle confiance dans un homme qu’il croyait son ami; puis, coup plus douloureux, le choléra, en moins d’une semaine, lui avait enlevé sa mère, sa femme et ses deux enfants, tout ce qu’il aimait. Presque fou de douleur, le docteur s’était retiré dans une petite maison qu’il possédait en Auvergne, et là, en proie au spleen, à des humeurs noires, il avait vécu deux ans en dehors de toute société, s’absorbant dans sa douleur et faisant profession de misanthropie. Peu à peu, l’étude de l’histoire naturelle, pour laquelle il avait toujours été passionné, arracha le docteur à son chagrin; un beau matin, il s’embarqua pour l’Amérique, cherchant des consolations dans les voyages et rêvant d’enrichir la science de découvertes nouvelles.
De sa longue séparation du monde, le docteur, autrefois aimable et gai, avait gardé une certaine originalité de tenue et de langage. A l’entendre parler, il détestait ses semblables et souhaitait leur extermination, ce qui ne l’empêchait pas de se préoccuper sans cesse du bonheur de ceux qui l’entouraient. Il prétendait exécrer les femmes, et nul plus que lui ne se montrait touché de leur bonté native, de leur grâce et de leurs vertus. Quant aux enfants, le docteur ne parlait qu’avec un souverain mépris de ces petits êtres bavards, remuants, malfaisants; mais avait-il à soigner un d’eux, une mère ne se serait pas montrée plus patiente, plus douce, plus complaisante. En somme, c’était un faux misanthrope.
Le docteur Pierre traversa les rues de Mérida en compagnie de son muletier et de l’âne qui portait son bagage non sans attirer l’attention des passants, surpris de voir un homme de race blanche cheminer à pied. En pénétrant dans la cour de l’hôtel de l’Aguila, le docteur la trouva remplie de curieux. On entourait quatre Indiens sauvages faits prisonniers dans une récente rencontre; des soldats vendaient ces malheureux à la criée.
Plusieurs, acheteurs se pressaient; un gros homme, drapé dans un Jong manteau en dépit de la chaleur, resta maître des Indiens moyennant une somme de500francs.
«Je croyais, dit le docteur qui s’était approché, que l’esclavagee n’existait plus au Mexique?
–Et vous aviez raison, répondit un des assistants; ici, nous sommes tous libres.
–A l’exception des gens qui viennent d’être mis aux enchères, je suppose?
–Ils ne forment pas une exception, seiior.»
Le docteur allait soulever sa perruque; il se retint.
«Est-ce donc pour les rendre à la liberté qu’on les achète?
–Pas pour autre chose, senor; le gouvernement, qui n’est jamais riche, envoie ces malheureux dans les bagnes où ils ne tardent guère à succomber. Par bonheur, il y a de bons chrétiens en ville; ils rachètent aux soldats leurs prisonniers, les font instruire, baptiser, et leur apprennent un état.
–Puis?
–Puis ils les rendent à la liberté.
–Et que gagnent ces honnêtes chrétiens à ce commerce?
–La satisfaction d’avoir rempli un devoir.
–Ce sont des sots, murmura le docteur qui, tourmentant sa perruque sans la déplacer, s’avança vers l’acquéreur des quatre prisonniers. Je vous demande pardon, lui dit-il, je vous avais pris pour un marchand de chair humaine, et je viens d’apprendre que vous êtes un homme de bien. La chose est si rare, senor, que je n’ai pu résister au désir de vous saluer.»
Et, sans attendre la réponse de son interlocuteur surpris, le docteur pénétra dans l’hôtel où il fut bientôt installé.
Le cuisinier de l’établissement, ainsi que l’avait annoncé don Pedro, était un Français répondant, comme il le disait lui-même, au joli nom de Célestin. Célestin, à l’âge de seize ans, avait embrassé la profession de marin, et, après avoir visité l’Afrique, la Chine, l’Océanie, était venu échouer en vue de Campêche. Fatigué de la vie de bord, Célestin, renonçant au droit de se faire rapatrier, vivait tant bien que mal en attendant la fortune. C’était un vigoureux petit homme, âgé d’une trentaine d’années, gai, vif, bavard, curieux, un vrai gamin de Paris, légèrement modifié par les voyages et les années. Son entrain plut au docteur, qui, pour les excursions qu’il rêvait d’entreprendre dans le pays des Indiens Toltèques, sentait le besoin de posséder un compagnon sur lequel il pût compter. Donc, quatre jours après son arrivée, le docteur appela Célestin, lui expliqua les voyages qu’il projetait, sans lui en dissimuler les risques, les périls, et lui proposa de l’accompagner.
L’accord fut vite établi entre les deux compatriotes; moyennant la table, le logement, le tabac et la promesse d’être ramené en France à la fin du voyage, Célestin devint le serviteur du médecin.
Le traité venait à peine d’être conclu que l’ex-matelot se gratta l’oreillê, le bout du nez, puis, tortillant son chapeau de paille comme s’il eût été de feutre, il dit à son nouveau maître:
«Il est bien entendu, monsieur, que Pélican entre à votre service en même temps que moi.
–Tu veux sans doute parler de ton chien? dit le docteur en désignant un énorme mâtin qui, assis sur son train de derrière, avait écouté la conférence en remuant la queue.
–Non, répondit Célestin, mon chien se nomme Dents-d’Acier. Je lui ai donné ce nom, monsieur, depuis qu’il a rongé la chaîne de fer à laquelle on l’avait attaché après me l’avoir volé. Dents-d’Acier, tout naturellement, est à vous comme à moi à dater d’aujourd’hui.
–Alors, qu’est-ce que Pélican? demanda le docteur.
–Pélican, monsieur, est une bête aussi, pour la bonté et la fidélité, s’entend, car il marche sur deux pieds. Son nom lui vient de son amour pour les enfants, il semble né pour être nourrice, et. Voulez-vous me permettre de le héler?»
Le docteur, intrigué, fit un signe d’assentiment. Sortant aussitôt de la chambre, Célestin siffla d’une façon particulière. Une minute plus tard arrivait en courant un nègre du plus bel ébène, aux formes athlétiques, au visage naïf, qui salua gauchement le docteur, en montrant une double rangée de dents aussi blanches et aussi solides que celles de Dents-d’Acier.