Читать книгу La vallée maudite : derniers souvenirs de la Révolution en Artois - Gabriel de Beugny d'Hagerue - Страница 4

CHAPITRE II
Une controverse.–Recommandations du docteur.–Le départ.–Le père Estevan.–Dona Gertrudis.–Douloureuse coïncidence.–Camille.–La vallée des Palmiers.

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Table des matières

Célestin s’était avancé vers le nègre, lui avait pris la main et la secouait avec énergie.

«Voilà Pélican, monsieur, dit-il avec satisfaction; sa famille, vous en pouvez juger par la couleur de sa peau, est d’origine africaine. Lui, c’est autre chose, et l’on serait mal venu à lui dire qu’il n’est pas Français, attendu qu’il l’est en réalité, puisqu’il est né à la Martinique. Quant à ses qualités morales et physiques, les voici: fort comme un Turc qui serait fort; doux comme un agneau, sobre comme un chameau, brave comme un lion, dévoué comme un caniche, une perle enfin. Par-dessus le marché, Pélican parle trois langues: le français, l’espagnol et l’anglais. Il les parle même souvent toutes les trois à la fois, ce qui produit une musique très agréable à l’oreille, mais assez difficile à comprendre.»

Tandis que Célestin prononçait son éloge, le grand nègre semblait vouloir creuser le sol avec l’orteil de son pied droit, et regardait tour à tour le plafond, Dents-d’Acier, Célestin et le docteur.

«Pélican est mon ami, monsieur, reprit l’ex-matelot, il m’a sauvé la vie lors du naufrage de la Jeune-Amélie, sur les côtes du Yucatan, et...

–Moi pas sauver la vie à toi, massa Célestin, dit doucement le grand nègre; c’est toi qui sauver la vie à moi.

–Non, répliqua l’ex-matelot, en lançant vers son compagnon un regard sévère.

–Si, répondit celui-ci avec conviction.

–Je me verrai bientôt forcé, Pélican, reprit Célestin, de vous rafraîchir la mémoire en vous administrant la série de coups de poing que je tiens en réserve depuis longtemps, si vous continuez à outrager la vérité.

–Moi outrager personne; toi sauver moi, vrai.

–Non.

–Si.

–Bravo! s’écria le docteur. Voilà ce que l’on nomme deux amis, deux vrais amis! Ces misérables, ajouta-t-il en enlevant sa perruque, prétendent s’aimer, et ils se détestent, c’est dans l’ordre.»

Pélican, stupéfait de voir apparaître le crâne nu de son futur maître, se tut et demeura bouche béante.

«Ce qu’il y a de sûr, monsieur, reprit Célestin, c’est que, pour m’avoir à son bord, il faut embarquer du même coup Pélican; or je ne suppose pas que cette petite clause change rien à notre traité.

–Peste, tu en parles à ton aise, maître Célestin, en appelant une petite clause un gars de cinq pieds huit pouces, doué d’une poitrine de taureau et d’une mâchoire de baleine; ta petite clause deviendra singulièrement embarrassante les jours de disette.

–Non pas, monsieur, répliqua le matelot avec vivacité, ce jour-là je mettrai Pélican à la broche, et nous aurons ainsi huit jours de vivres assurés.

––Oui, répondit l’intéressé d’un air radieux, et alors moi sauver à mon tour la vie à toi.

–Encore! s’écria Célestin.

–Assez, dit le docteur, qui remit en place sa perruque; votre inimitié me décide, car j’aurai la satisfaction de vous voir, un jour ou l’autre, vous dévorer à titre d’amis. Je vous retiens aux conditions stipulées. Maintenant je vous recommande d’exécuter fidèlement votre besogne, c’est-à-dire de déchirer mes habits en les brossant, de les tacher sous le prétexte de les nettoyer, de mal balayer ma chambre, de briser la plus grande partie des objets qui m’appartiennent, en un mot d’accomplir consciencieusement les mille et un mauvais tours que je suis en droit d’attendre de vous.

–Monsieur! s’écria Célestin avec indignation.

–Tu auras le droit d’agir autrement si cela te plaît, reprit le docteur, je ne m’y opposerai pas. Nous partirons dans quatre jours, c’est convenu.»

Célestin allait répliquer de nouveau. «Bah! se dit-il, j’en ai assez vu depuis quarante-huit heures pour savoir que j’ai affaire à un original. Mon patron est un brave homme, j’en suis sûr; si je me trompe, il sera toujours temps d’aviser.»

Et voilà de quelle façon Célestin, Pélican et Dents-d’Acier entrèrent au service du docteur Pierre qu’ils ne devaient plus quitter.

Le premier soin du docteur fut de pourvoir ses serviteurs d’un revolver, d’une carabine et d’un macheté, sabre court qui, dans les forêts vierges, sert à trancher les lianes, à abattre les branches, en un mot à s’ouvrir un chemin. En même temps, il fit confectionner pour eux et pour lui des vestes, des culottes et des brodequins en peau de daim, seule matière capable de résister à l’action du soleil, de la pluie et des broussailles. Les trois aventuriers, équipés et munis de provisions de toute sorte, attendirent avec impatience l’heure du départ. Le Yucatan, du moins dans la partie occupée par les Indiens sauvages, est un pays complètement inexploré. Célestin et Pélican se réjouissaient comme des enfants à l’idée de camper dans les bois, de vivre de chasse, de voir chaque jour des contrées nouvelles. Quant au docteur, il espérait surtout retrouver la fameuse plante nommée amsle, ce remède aussi infaillible, au dire des anciennes chroniques, contre la morsure des serpents que contre la rage.

Enfin, don Pedro Aguilar reparut, et, quarante-huit heures après son retour, on se mettait en route pour le château d’Eden, situé à quatre-vingts lieues environ de Mérida. Don Pedro, outre une escorte d’une cinquantaine d’hommes, emmenait un convoi de quatre cents mules.

«Sont-ce là des animaux dont vous venez de faire l’acquisition? demanda le docteur.

–Non pas, senor, ces mules appartiennent à mon domaine; c’est avec leur aide que, deux fois l’an, je porte à Mérida mes récoltes de cacao, de coton et de café.

–Et tous les hommes qui vous accompagnent sont vos serviteurs?

–Ils sont plutôt mes associés; le village qui s’étend au pied d’Eden renferme environ quatre cents habitants, nés comme moi dans la vallée des Palmiers. Leurs pères ont servi les miens, et ils m’aident à cultiver mes terres, à les défendre contre l’envahissement des sauvages.

–Ils sont de race indienne; ne craignez-vous pas qu’ils ne vous égorgent un beau jour pour s’emparer de vos biens?

–Ce sont d’honnêtes gens, senor; une fois soumis, les Indiens se montrent doux et traitables. D’ailleurs, si j’ai du sang espagnol dans les veines, mes aïeux se sont souvent alliés à des femmes toltèques.

–Il est vrai, reprit le docteur, que ces honnêtes gens vivent si en dehors de la civilisation que les occasions de mal faire doivent leur manquer.»

Pendant trois jours la caravane chemina parmi des plantations de toute espèce, traversant la partie la plus fertile et la plus peuplée du Yucatan. Peu à peu, les traces de culture devinrent plus rares, et l’on entra dans le désert. Assez ordinairement, on campait près de lacs creusés par les anciens Toltèques pour parer à la sécheresse du sol, et le docteur admirait ces gigantesques travaux.

Bien que don Pedro l’eût pourvu d’une excellente monture, le docteur mettait souvent pied à terre, bravant la chaleur, devançant ou suivant la caravane, afin de récolter au passage des insectes et des plantes. On atteignit une vaste plaine de sable. Le soleil, presque vertical, brûlait les voyageurs de ses rayons ardents, et aucun bruit ne troublait le morne silence de cette solitude. Peu à peu, la verdure reparut; on traversa des bois, et les montagnes de l’intérieur montrèrent bientôt la luxuriante végétation dont elles sont couvertes. On passait de loin en loin près d’immenses édifices en ruines et le docteur faisait de longues stations devant ces débris du passé.

«Vous trouverez à Eden, senor, dit un soir don Pedro à son hôte, un homme avec lequel vous pourrez causer des monuments qui attirent si fort votre attention, car une partie de sa vie a été employée à les étudier: mon chapelain, le père Estevan.

–Vous possédez un chapelain?

–Oui, un saint homme qui m’a vu naître, car il compte aujourd’hui plus de quatre-vingts ans. Le père Estevan a poursuivi deux buts durant sa longue carrière: la reconstruction de l’histoire des anciens Toltèques, et la conversion de leurs descendants.

–Et, naturellement, il a échoué dans ce dernier dessein?

–C’est vrai; mais son corps, couvert de cicatrices, prouve qu’il n’a manqué ni de zèle ni de courage.

–Il exècre ses persécuteurs?

–Il les aime, docteur, les défend en toute occasion, et déplore leur aveuglement.

–C’est un niais, un fanatique?

–Ni l’un ni l’autre; c’est un homme de bien pour lequel vous vous prendrez d’amitié.»

Le docteur fit exécuter à sa perruque un demi-tour et prit les devants sans répondre.

Une heure plus tard, il cheminait de nouveau près de don Pedro.

«A propos, lui demanda-t-il, vous vivez seul à Eden?

–Seul avec ma femme de charge, excellente personne.

–Une femme excellente! s’écria le docteur.

–Je ne prétends pas, reprit don Pedro avec bonne humeur, que dona Gertrudis soit sans défauts. La brave dame a été belle, très belle, et elle a la faiblesse d’oublier parfois qu’elle compte cinquante ans sonnés pour ne se souvenir que du temps où chacun admirait son frais visage. C’est la veuve d’un de mes anciens majordomes; elle a soigné avec un dévouement sans pareil ma femme et mon fils.

–Vous avez un fils?»

Le front du châtelain se rembrunit, sa voix devint tremblante.

«Il y a six ans, senor, dit-il, j’avais une compagne dévouée et deux enfants chers à mon cœur, car mon fils était marié. J’étais heureux, et il me semblait que Dieu n’avait plus rien à m’accorder. Un jour, le choléra s’abattit sur la vallée, et la noire maladie, en moins d’une semaine, emporta tous ceux que j’aimais.»

Deux larmes coulèrent sur les joues de don Pedro; mais quelle ne fut pas sa surprise en voyant son compagnon s’essuyer aussi les yeux!

«Senor, dit le docteur d’une voix étranglée, moi aussi j’ai possédé une compagne adorée, deux enfants. Votre histoire est la mienne. et. je suis seul, seul.»

Le docteur suffoqué n’en put dire davantage; il éperonna son cheval et s’éloigna au galop. Durant toute cette journée, il marcha en tête de la caravane et ne se rapprocha pas de don Pedro. Le lendemain matin, à l’heure du repas, les deux hommes échangèrent un salut cordial, mais aucun d’eux ne fit allusion à la conversation de la veille.

Bien qu’il parût à peine s’occuper d’eux, le docteur surveillait de temps à autre Célestin et Pélican. Les deux amis, sans cesse côte à côte, se multipliaient le long du convoi, et secondaient les muletiers dans leurs rudes tâches. Une fois au campement, ni l’un ni l’autre ne ménageait sa peine; ils supportaient la soif, la fatigue et les mille inconvénients d’un pareil voyage avec un stoïcisme plein de bonne humeur.

«Vous avez là, dit un soir don Pedro à son hôte, deux serviteurs actifs et intelligents, je m’y connais.

–Je commence à le croire, répondit le docteur, mais les deux coquins s’exècrent et finiront par se dévorer.

–Eux s’exécrer! Allons donc, docteur, aucun d’eux ne veut prendre de repos si son camarade n’est assis.

–Pure hypocrisie! Ils s’exècrent, je suis certain de ce que j’avance.»

Don Pedro se tut; il ’savait déjà à quoi s’en tenir sur l’humeur bizarre de son compagnon et ne prenait plus la peine de le contredire.

L’après-midi du septième jour de son départ de Mérida, la caravane s’engagea sur les rampes d’une haute montagne, et, au moment où il s’y attendait le moins, le docteur domina la vallée au fond de laquelle se dresse le château d’Eden. A sa droite s’ouvrait une grotte que son compagnon lui apprit être un lieu de refuge pour les femmes et les enfants lorsque Eden était assiégé.

«Un temps de galop vous fait-il peur? demanda ensuite don Pedro à son hôte.


UN TEMPS DE GALOP VOUS FERAIT-IL PEUR?

–Pourquoi cette question, senor?

–C’est que, si vous y consentez, nous abandonnerons la caravane, maintenant qu’elle n’a plus rien à redouter, et, avant la nuit, nous atteindrons ma chère demeure.

–Qui vous presse tant d’y rentrer?

–Camille m’attend.

–Camille! Je croyais que votre femme de charge se nommait dona Gertrudis.

–Vous ne vous trompez pas, docteur; Camille est le nom de ma petite-fille, une. fée de sept ans que j’ai hâte de vous présenter.

–Vous avez une petite fi. Célestin! Pélican! cria le docteur de toute la force de ses poumons.

–Que désirez-vous donc? demanda le châtelain surpris.

–Vous faire mes adieux, senor, et partir avec mes gens.

–N’est-il pas convenu qu’Eden, que la vallée des Palmiers doit être pendant quelque temps votre quartier général?

–J’ignorais que vous eussiez un enfant, et qui plus est une petite-fille, autrement dit ce quelque chose que l’on croit charmant et que l’on ne manque jamais de rendre exécrable à force de le gâter. J’abhorre cette engeance, senor, et pour rien au monde.

–Là, là, docteur, ma pauvre Camille n’a jamais fait peur à personne, puis vous ne la verrez que si cela vous convient. Mais, par le ciel, vous ne serez pas venu en face d’Eden sans y pénétrer, dussé-je appeler à mon tour mes gens pour vous y entraîner de force.

–N’ai-je pas le droit d’aller où bon me semble?

–Aujourd’hui, non, répondit don Pedro en souriant; demain, ce sera une autre affaire. Un brave ne doit pas fuir le danger sans l’avoir au moins regardé en face.»

Le docteur Pierre poussa une sorte de gémissement. Quant à don Pedro, il excita sa monture en entraînant celle de son compagnon qui bientôt galopa de bonne grâce près de son hôte. Sur les pas du châtelain, on traversa des plaines, on gravit des collines, et, au moment où le soleil se couchait, on se trouva en vue du château.

Eden mérite à la rigueur son nom de château; c’est un vaste parallélogramme de pierres, flanqué à gauche d’une tourelle. Sa façade se compose d’une longue galerie extérieure soutenue par des piliers autour desquels s’enroulent des plantes grimpantes. On y parvient en franchissant sept à huit larges marches. Cette longue véranda, surmontée d’une terrasse, sert durant le jour à tempérer l’ardeur des rayons du soleil, et permet aux habitants d’admirer un immense horizon.

Un vestibule, seule issue extérieure de la massive construction, donne accès dans une cour bordée de portiques mauresques sous lesquels s’ouvrent toutes les chambres de l’habitation. Un bassin, alimenté par une source amenée des montagnes, laisse échapper son trop-plein dans un ruisseau qui, après deux ou trois détours capricieux, pénètre dans une seconde cour où se trouvent les greniers, les étables et les écuries. De là, le ruisseau descend vers le village occupé par les travailleurs, village composé de maisonnettes aux murs de bambou et aux toits de feuilles de palmier.

Une muraille épaisse de deux mètres et haute de trois entoure les bâtiments. Construite à l’endroit où le terrain s’incline vers la plaine, cette muraille est extérieurement d’un accès difficile. La porte principale, en forme d’ogive, flanquée de deux pavillons, s’ouvre juste en face du vestibule; une seconde, plus petite, se trouve du côté du village, ce qui, en cas d’alerte, permet aux travailleurs de venir se réfugier dans l’enceinte fortifiée.

Du sommet sur lequel il s’arrêta un instant, le docteur découvrit le château et ses cours intérieures, où se balançaient de hauts palmiers. En tous sens, des plantations de caféiers, de tabac, de coton. Au delà, des bouquets de citronniers ou d’orangers. Plus loin encore, des savanes où paissaient en liberté des chevaux, des mulets, des vaches. Comme dernière limite, une ceinture de collines couronnées de forêts vierges, montagnes au delà desquelles s’étendent les contrées inconnues habitées par les Toltèques.

Le soleil disparaissait à peine à l’horizon lorsque les voyageurs, dont l’approche avait été signalée par le tintement d’une cloche, pénétrèrent dans la cour du château et mirent pied à terre devant le vestibule. Le docteur fut présenté à doua Gertrudis qui, vêtue d’une robe de soie rose, le reçut avec toutes les grâces d’une ex-jolie femme. Dona Gertrudis, bonne et sensée, en dépit des apparences, avait la haute administration du château; c’eût été une femme parfaite sans son innocent défaut de ne point vouloir vieillir.

Le vénérable père Estevan, dont une longue barbe blanche encadrait le noble visage, tendit au docteur ses mains mutilées par les Indiens en lui souhaitant cordialement le bonsoir. Le docteur, malgré ses préventions, se sentit attiré par la seule vue de ce martyr de la foi.

Dès l’arrivée de don Pedro, une petite fille de huit ans environ, aux grands yeux noirs, aux longs cheveux, à la bouche rose, était venue se suspendre à son cou, et le docteur avait détourné la tête. Au moment où il y songeait le moins, la petite fille qui, descendue des bras de son grand-père, avait rôdé près de Célestin et de Pélican, revint se placer en face du savant.

«Est-ce vrai, senor, dit-elle avec gentillesse, que vous pouvez retirer vos cheveux de dessus votre tête?

–C’est vrai, dit le docteur.

–Montrez-moi comment vous faites?»

Le docteur, avec une gravité comique, retira sa perruque.

L’enfant recula d’un pas.

«Remettez vos cheveux, dit-elle au bout d’un instant, vous êtes plus beau quand ils sont sur voire tête. Voulez-vous être mon ami?»

Le docteur ne répondit pas; il se baissa, ses longs bras saisirent l’enfant, l’entourèrent, et bientôt il la pressa contre sa poitrine, l’embrassant avec effusion.

«Suis-je assez bête! murmura-t-il quand ce fut fait.

–Comment te nommes-tu, senor? demanda la petite fille qui, après cette embrassade, se crut autorisée à tutoyer son nouvel ami.

–Je me nomme Croquemitaine, répliqua le docteur d’un ton bourru.

–Croquemitaine! répéta l’enfant; bon, je ne l’oublierai pas, ton nom, il est très joli.»

Et pour elle, ce nom devint à jamais celui du docteur.

Pélican et Célestin avaient reçu l’ordre de se tenir prêts à partir le lendemain; or, six mois après leur arrivée à Eden, ils étaient occupés à clouer des planches dans la chambre de leur maître. C’est que la vallée des Palmiers se montrait inépuisable en richesses zoologiques, et le docteur ne rentrait jamais d’une excursion sans avoir découvert de nouvelles espèces d’insectes, de plantes ou d’animaux. L’esprit élevé du père Estevan, la bonne .humeur et l’entrain cordial de don Pedro l’avaient séduit; aussi une estime réciproque unit-elle bientôt ces trois hommes. Quant à doua Gertrudis, le docteur, sans cesser de déclarer qu’il détestait le beau sexe, ne manquait jamais de lui offrir la main pour la conduire à table ou la ramener au salon. Cette courtoisie ravissait la bonne dame, qui se montrait aussi touchée de la politesse du maître que de celle des serviteurs, attendu que Célestin la complimentait sans cesse, tandis que Pélican, que les étoffes de couleurs voyantes dont se parait dona Gertrudis séduisaient, riait à gorge déployée chaque fois qu’il l’abordait.

Quant à Camille, elle ne tarda guère à s’attacher au docteur Croquemitaine, bien qu’il la grondât sans relâche. Sous la triple garde de Célestin, de Pélican et de Dents-d’Acier, la petite fille accompagna bientôt son nouvel ami dans presque toutes ses excursions.

Deux années s’écoulèrent. Chaque mois, Célestin recevait de son maître, pour le transmettre à Pélican qui le transmettait à son tour à Dents-d’Acier, l’avis de se tenir prêt à partir pour franchir la frontière, et vingt fois une nouvelle découverte rendit cet ordre illusoire. Au fond, l’idée de se séparer de ses amis, de Camille devenue son élève, affligeait le docteur, qui se gardait pourtant de l’avouer. Grâce aux deux voyages annuels de don Pedro à Mérida, le naturaliste pouvait expédier à Paris les collections qu’il réunissait et que le savant directeur du Muséum l’engageait vivement à compléter.

Aussi le docteur prolongeait-il indéfiniment son séjour dans un pays où il se trouvait heureux, où il lui restait toujours quelque chose à découvrir.

La petite Camille gagna beaucoup au contact du docteur; sans la présence du savant au château, les connaissances de l’enfant n’eussent guère dépassé la lecture et l’écriture. Don Estevan s’était jusque-là borné à faire son éducation religieuse. Pour ce qui est de don Pedro, toujours en chasse, il n’apprenait à sa petite-fille qu’à monter à cheval, à manier un fusil, à lacer un taureau. Grâce au docteur et à dona Gertrudis, Camille apprit en outre ce que doit savoir une jeune fille bien élevée. Par bonheur, l’enfant possédait une grâce native qui, cultivée par sa gouvernante, tempérait ce qu’avait de trop viril l’éducation que lui donnait son grand-père.

Le docteur, bien qu’il fût satisfait et aimé, ne renonçait point à ses dehors de misanthropie; mais, dans la vallée, chacun savait à quoi s’en tenir sur ses boutades, et on le laissait dire.

En somme, au début de l’année1842, don Pedro, le père Estevan, dona Gertrudis, le docteur Pierre, Camille, Célestin, Pélican et Dents-d’Acier vivaient contents dans cette magnifique vallée des Palmiers, où la nature semble avoir semé à plaisir les plus riches productions. Depuis plusieurs années, les Indiens sauvages avaient porté leurs déprédations vers la partie nord de la Péninsule, de sorte que le docteur, dans ses chasses et ses expéditions, pouvait s’aventurer au loin sans danger. En dépit de cette sécurité, le château restait soumis à une discipline militaire, et aucune précaution n’était négligée pour éviter une surprise des Indiens, événement toujours à redouter.

La vallée maudite : derniers souvenirs de la Révolution en Artois

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