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CHAPITRE III
L’autour destructeur.–Vue d’Eden.–Une famille de jaguarétés.–Un tigre déguisé.–Camille et Croquemitaine.–Un sauvage.

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Table des matières

Trois années presque jour pour jour après son arrivée à Eden, le docteur Pierre Brigault, vêtu de son inusable veston en peau de daim, les jambes serrées dans des guêtres lacées, et coiffé d’un léger chapeau en feuilles de latanier posé en équilibre sur sa perruque, gravissait la pente des collines qui, au nord, c’est-à-dire dans la direction de Mérida, bornent la vallée des Palmiers. Le docteur avançait pas à pas, examinant avec soin les arbres, les plantes et le sol. Un léger bruit se fit entendre dans les broussailles; il s’arrêta. Une détonation retentit, et une lourde masse, tournoyant dans l’air, vint tomber aux pieds du naturaliste stupéfait.

«Qui a tiré? s’écria-t-il en relevant la tête

–Moi, senor, dit Pélican, dont la bonne face noire se montra soudain; grand oiseau passer là-haut, et moi tuer lui pour muséum à vous.»

Continuant d’avancer, le nègre se dirigea vers un fourré.

«Prends garde, cria le docteur en voyant son serviteur se pencher pour saisir un aigle au cou garni d’un collier de plumes noires, à la tête surmontée d’une longue huppe, prends garde, si tu tiens à tes doigts.»

L’aigle venait de se renverser sur le dos; les tarses repliés, les serres ouvertes, l’œil étincelant de sombres lueurs, il semblait prêt à déchirer l’imprudent qui tenterait de l’approcher.

«Lui méchant, dit Pélican, que l’attitude du rapace fit reculer de trois pas.

–Le malheureux cherche à défendre sa vie, répondit le docteur, mais tu as bien visé, et il ne se débattra pas longtemps. Une fois de plus, tu as tiré trop vite, Pélican, il ne faut tuer qu’à bon escient.

–Moi pourtant bien regarder avant de tirer, dit le nègre avec humilité, et moi être sûr de n’avoir jamais vu ce gros moineau. Massa Célestin a de bons yeux, et lui non plus pas le connaître, car c’est lui qui crier à moi: Feu! feu!

–Eh bien, Célestin s’est trompé. Nous possédons déjà deux exemplaires de l’aigle qu’il te plaît d’appeler un gros moineau. L’oiseau que tu viens d’atteindre est l’autour destructeur; il s’attaque aux biches, aux faons, aux lièvres et aux singes.

–Alors moi content d’avoir tué ce gredin.

–Il ne fait qu’obéir aux instincts que lui a donnés la nature, Pélican; son estomac ne pourrait digérer ni l’herbe ni les fruits; il lui faut des proies palpitantes. Mais quelle énergie vitale dans ce corps, que d’éclairs dans cet œil d’un jaune d’or! Ce moribond doit, en ce moment, penser des hommes ce que j’en pense moi-même, à savoir que le meilleur ne vaut rien.»

L’autour, après avoir fouetté l’air de ses ailes, retomba soudain inerte. Pélican, le saisissant alors, le suspendit à sa carnassière et suivit le docteur qui avait repris sa marche en avant. En moins de dix minutes la crête de la colline fut atteinte, et le nègre courut montrer à Célestin, occupé près d’un feu de branches sèches à griller un lapin, le rapace dont il était chargé.

«Où est Camille?» demanda le docteur en regardant autour de lui.

En guise de réponse, Célestin désigna du doigt une énorme roche au sommet de laquelle, habillée comme ses compagnons de vêtements en peau de daim et appuyée sur une légère carabine, se tenait la fille de don Pedro. Sous cet accoutrement, on pouvait la prendre pour un petit garçon. Le docteur se dirigea de son côté; Camille était si bien absorbée dans sa contemplation, qu’elle n’entendit point venir son ami.

«Découvres-tu quelque chose dans la plaine?» demanda soudain le docteur.

L’enfant se retourna avec vivacité.

«Non, dit-elle, et je trouve que grand-père tarde bien.

–Nous n’avons pas lieu d’être inquiets; don Pedro nous a promis d’être de retour pour le23ou le24, et, pour ma part, je l’attends au plus tôt demain.

–S’il doit arriver demain, il doublera l’étape et arrivera ce soir, j’en suis sûre.»

Pélican parut.

«Massa Célestin envoie moi prévenir que déjeuner être cuit,» cria-t-il.

En trois bonds, Camille fut au bas de la roche et s’élança en courant vers le bivouac. La petite créole venait d’atteindre sa onzième année. Svelte, vive d’allure, les membres bien proportionnés, elle possédait de grands yeux noirs, d’épais cheveux de la même couleur, une bouche souriante et vermeille garnie d’admirables dents. Camille, de même que la plupart des femmes de son pays, avait la peau légèrement orangée, teinte que produit le mélange du sang indigène avec le sang espagnol. Rien de plus charmant que le caractère de cette gracieuse enfant, gaie, brave, pétulante, et pourtant très réfléchie à ses heures. Devenue la compagne ordinaire du docteur dans ses expéditions autour du château, elle portait dans ces courses, à cause de leur commodité, des vêtements de garçon qui, si l’on ne prenait garde à la délicatesse de ses traits et surtout aux tresses de sa chevelure ramassées sur sa nuque, la faisaient ressembler à un malicieux adolescent.

Le docteur et Camille, sur l’invitation de Célestin, s’assirent devant une immense feuille de palmier étendue sur le sol en guise de nappe; l’ex-matelot posa bientôt, sur la galette de maïs dont s’arma chaque convive, un morceau de lapin rôti. Du point où se trouvaient les voyageurs, leurs regards plongeaient sur la vallée. On voyait le grand parallélogramme formé par Eden et ses dépendances, mais de cette hauteur la muraille qui l’enfermait, au lieu de paraître en relief, semblait un simple fossé. Dans les champs, des travailleurs allaient, venaient, et, de loin en loin, retentissait un aboiement ou le cri d’un coq. A voir cette paisible vallée dont l’aspect révélait l’activité d’une grande exploitation agricole, il fallait un effort d’esprit pour se rappeler que l’on était en plein désert, sur la frontière qui sépare les Indiens civilisés de leurs frères encore sauvages, et que derrière chaque colline commençait un monde vierge.

Le repas terminé, tandis que Célestin et Pélican bourraient leurs pipes en tiges de bambou d’un tabac préparé par l’ex-matelot, et que le docteur se disposait à dormir sa sieste, Camille retourna se poster sur la roche du haut de laquelle on découvre l’immense savane qui, sauf quelques ondulations, s’étend jusqu’aux environs de Mérida, et demeura bientôt seule éveillée. L’enfant ne perdait pas de vue le point de l’horizon où devait apparaître le convoi ramené par son grand-père, tant elle désirait être la première à l’apercevoir.

Il y avait près d’une heure qu’elle se tenait immobile à son poste d’observation, et son attention n’avait été distraite que par un craquement produit à sa gauche, comme si quelqu’un eût brisé une branche morte. A plusieurs reprises ce bruit se répéta; mais Camille, accoutumée aux mille tressaillements des forêts, se contenta de retourner la tête et d’examiner les fourrés sans s’inquiéter davantage. Tout à coup son oreille exercée la mit en défiance; évidemment un animal de grande taille rampait derrière les buissons. Elle chercha le léger fusil dont elle était toujours armée, et s’aperçut qu’elle l’avait laissé près du foyer.

«Bon, pensa-t-elle, voilà un oubli qui me vaudra un sermon de Croquemitaine, une gronderie de Célestin et un coup de bec de Pélican.»

Prudente comme le sont les personnes accoutumées aux surprises des forêts, Camille se préparait à descendre de son observatoire pour se rapprocher du bivouac, lorsqu’elle aperçut, glissant derrière le tronc des arbres qui lui faisaient face, une longue forme noire et luisante. Presque au même instant, les feuilles d’un chêne rouge, dont une maîtresse branche s’étendait au-dessus de la tête de l’enfant, frémirent comme si l’arbre eût été doucement secoué. Camille, ignorant que ses amis dormaient, saisit un sifflet d’argent pendu à son cou, et fit entendre une sorte de gazouillement afin d’attirer leur attention sans effrayer l’animal qu’elle cherchait avoir. Le chêne avait repris son immobilité; peu à peu, la branche dont l’extrémité touchait la roche s’abaissa; Camille, cette fois, fit entendre un strident coup de sifflet; elle venait d’apercevoir, fixés sur elle, deux yeux jaunes se détachant sur une face noire.

«A moi, Célestin!» cria-t-elle.

Puis, avec une admirable présence d’esprit, elle se laissa glisser le long du rocher. Il était temps: elle roulait encore sur la mousse et les feuilles sèches, que son terrible ennemi s’abattait sur la plateforme, juste à l’endroit qu’elle occupait moins de deux secondes auparavant. Déçu dans sa tentative, l’animal rugit, se ramassa sur lui-même, et d’un bond encore plus prodigieux que le premier, vint tomber à trois pas en avant de Camille.

Vive comme l’éclair, la petite fille dégaîna le macheté pendu à sa ceinture. Heureusement pour elle, elle n’eut pas à faire usage d’une arme qui eût été insuffisante dans sa main. Deux coups de feu retentirent soudain à ses oreilles, et son terrible adversaire tomba foudroyé à ses pieds. Au même instant, Pélican s’élançait vers elle, la saisissait entre ses bras et l’enlevait de terre.


DEUX COUPS DE FEU RETENTIRENT.

«Où vous blessée? cria le nègre dont les gros yeux blancs semblaient vouloir sortir de leurs orbites.

–Nulle part, mon bon Pélican, nulle part.»

Pélican laissa retomber l’enfant dont Célestin prit aussitôt les deux mains.

«Vrai? demanda l’ex-matelot avec anxiété. Vous n’avez pas été touchée?

–Non; mais donnez-moi vite à boire, car j’ai eu presque aussi peur que le jour où nous avons été poursuivis par les pécaris.»

Camille rendait à Pélican la gourde que celui-ci lui avait présentée, lorsque le docteur parut.

«Sur quel animal avez-vous tiré? demanda-t-il

–Nous tuer cette canaille qui voulait manger mam’zelle, dit Pélican en frappant de la crosse de son fusil le corps inanimé du fauve.

–Un jaguarété, s’écria le docteur; parle vite, Camille; as-tu donc couru quelque danger?

–Nous dormirions encore comme dé bons bourgeois du Marais après leur dîner, s’empressa de répondre Célestin, sans un coup de sifflet qui est venu nous réveiller. Par bonheur, Pélican a toujours un œil ouvert, même lorsqu’il ronfle; quand j’ai saisi ma carabine, Mlle Camille et cet animal roulaient de compagnie en bas du rocher.»

Le docteur enleva sa perruque que le temps avait quelque peu défrisée, et la replaça sens devant derrière, selon sa coutume lorsqu’il voulait dissimuler ses émotions.

«Pourquoi cette demoiselle nous avait-elle quittés? s’écria-t-il. Vous avez fait de belle besogne. Le monde n’en eùt été que mieux avec une petite personne désobéissante de moins.

–Le monde, c’est possible, répliqua Camille; quant à toi, Croquemitaine, tu as beau faire le méchant, que deviendrais-tu si je n’étais plus là pour t’accompagner dans tes courses, pour t’aider à mettre de l’ordre parmi tes herbes et tes bêtes? Tu me regretterais, tu t’ennuierais, tu pleurerais. En tout cas, voici une histoire que je te prie de ne raconter ni à dona Gertrudis, ni à mon grand-père, si tu veux qu’on me confie encore à ta garde.

–Ce serait manquer à tous mes devoirs, mademoiselle, que de passer sous silence ton. imprudence et ton exploit.

–Mon exploit, dit Camille en avançant ses lèvres d’une façon mutine, consiste à m’être laissé surprendre, et me vaudra, s’il est connu, l’invitation de rester au château quand tu iras en chasse. Donc, tu voudras bien te taire.

–Hum! fit le docteur, nous verrons.

–Si nous avoir amené Dents-d’Acier, dit Pélican, lui pas dormir et prévenir nous de la venue du tigre noir.

–Dis tigre nègre! s’écria Célestin. Il y a des bêtes nègres, Pélican.»

Cette médiocre plaisanterie de Célestin causa une telle hilarité au naïf Pélican qu’il se roula sur le sol. Bientôt il se rapprocha du docteur qui examinait le fauve.

«Singulier pays, oui, singulier pays, répéta le naturaliste. A n’en pouvoir douter, voilà bien le jaguarété ou couguar noir.

–N’est-ce donc pas un tigre? demanda Célestin.

–Si, assurément, et l’un des plus féroces du Nouveau-Monde. On prétend que sa chair, aussi blanche que son pelage est noir, est un manger des plus délicats.

–Moi savoir cela ce soir, murmura Pélican.

–Prends ton fusil, Camille, dit le docteur, c’est un autre motif que la faim qui a poussé cette bête à se jeter sur toi, car ici la pâture est abondante. Le jaguarété loge d’ordinaire dans les troncs d’arbres, et, si nous savons chercher, nous trouverons très probablement un ou deux petits orphelins dans les environs.»

Camille, ayant instruit ses compagnons du chemin suivi par l’animal pour se rapprocher du rocher, on se mit en quête d’un arbre mort. Pélican, qui marchait le nez en l’air, frappa tout à coup le tronc d’un cyprès de la crosse de son fusil et appliqua son oreille contre l’écorce.

«Fou, fou, fou, dit-il, en imitant le crachement d’un chat irrité, petit chat noir demeurer là-dedans.

–Pélican a raison,» s’écria Célestin en montrant, à une hauteur d’un mètre et demi, un trou parfaitement visible.

Le nègre se disposait à grimper lorsque le docteur, ne sachant quelle taille pouvait avoir l’animal que l’on voulait déloger, recommanda de nouveau la prudence.

«Pas danger, massa, reprit Pélican, si Célestin prête son épaule, moi grimper sur grosse branche et voir fond du trou.»

Célestin, trouvant ingénieuse l’idée de son ami, l’aida dans son ascension. Le docteur et Camille se tinrent prêts à faire feu.

«Laissez fusils tranquilles, cria bientôt Pélican, lui être petit, tout petit.»

Et, plongeant son bras dans la tanière de la terrible bête, le nègre en retira par la peau du cou un jeune jaguarété. Le petit animal poussa un miaulement aigre auquel répondit aussitôt un rugissement. Le docteur recula de plusieurs pas, entraînant Camille, tandis que Célestin criait à Pélican de lâcher sa proie et de descendre au plus vite, attendu que le nouvel ennemi qui s’annonçait allait, selo toute probabilité, bondir vers le trou qui servait d’asile à son petit. Mais, au nombre des défauts de Pélican, il fallait ranger un entêtement capable de résister aux meilleures raisons. Le brave nègre refusa donc de bouger.

«Moi vouloir garder petit chat noir, cria-t-il à son ami; si papa à lui veut manger moi, toi tirer fusil, massa Célestin.

–Et si le papa te saute sur le dos, Pélican?

–Toi tirer tout de même.

–Afin d’envoyer Pélican dans l’autre monde, voilà qui me paraît.»

Célestin n’acheva pas sa phrase; comme il tenait la tête levée pour parler à son ami, il vit soudain briller au-dessus de lui les yeux jaunes du second jaguarété.

«Garde à toi!» cria l’ex-matelot.

Il fit feu. Atteint en pleine poitrine, l’animal tomba de tout son poids sur Pélican, qui fut entraîné.

«Es-tu convaincu maintenant, méchante tête dure que tu es? Avais-je raison de t’ordonner de descendre? s’écria Célestin en courant vers son ami qui n’avait pas lâché sa proie.

––Pas fâcher toi, massa Célestin, voilà moi descendu très vite.

–Très vite assurément. Où t’es-tu fait mal?

–Seulement petite bosse à la tête.

–Tu en mériterais une grosse pour te rendre à l’avenir plus prudent.

–Prépare la peau de ces bêtes, Célestin, dit le docteur avec tranquillité, comme s’il se fût agi de deux lapins; je vais emmener Camille que la vue de cette opération n’amuserait pas. L’opération terminée, retourne au château où nous arriverons sans doute avant toi, car nous redes cendrons par le ravin.»

Camille, ayant rechargé son fusil, le plaça sur son épaule et suivit la crête de la colline. Bientôt, avec la confiance que donne l’habitude, les explorateurs s’atlardèrent dans des fourrés. Durant une demi-heure, ils marchèrent sous des arbres centenaires qui, s’espaçant peu à peu, leur livrèrent un libre passage. Camille se mit alors à courir pour sortir du bois. Lorsque le docteur la rejoignit, la petite fille, assise sur l’herbe, dans un endroit découvert, examinait déjà l’horizon dans la direction de Mérida.

«Voyons, Croquemitaine, n’es-tu pas un peu inquiet? demanda-t-elle à son compagnon.

–Pourquoi serais-je inquiet, mon enfant?

–Grand-père devrait être ici depuis midi; regarde la plaine, elle est déserte.

–Don Pedro, reprit le docteur, ramène un long convoi de mules, et il y a dix jours de marche d’ici à Mérida. Vingt-quatre heures de retard, dans un si long voyage, ne peuvent être pour nous une cause d’inquiétude.

–Il n’y a jamais de retard avec grand-père, tu le sais.

–Ici, où tous ses pas sont réglés; mais ne peut-il avoir été retenu à la ville?

–Veux-tu que nous retournions au château? je ferai seller ton cheval et le mien, puis nous irons au-devant de grand-père.

–Une telle excursion me semble peu prudente par une nuit obscure, Camille. La lune se lève à onze heures, il sera temps alors de prendre une décision. En attendant, partons.»

Un son de cloche se fit entendre.

«C’est celle de la poterne, dit Camille; Célestin et Pélican rentrent au château.

–Nous avons eu tort de perdre du temps, dit le docteur; ne nous voyant pas arriver, ils vont semer l’alarme.»

Camille ne l’écoutait plus, elle avançait et frappa tout à coup joyeusement ses mains l’une contre l’autre.

«Voici grand-père, cria-t-elle.

–Que dites-vous là, petite fille, et comment pouvez-vous voir don Pedro dans les ténèbres où nous nous trouvons?»

L’enfant se rapprocha du naturaliste.

«Regarde par ici, dit-elle, là, un peu à ta gauche.

–Tu me prends pour un chat; que puis-je voir, alors que je distingue à peine l’endroit où je pose le pied? Sur ma foi! un feu brille là-bas.

–C’est un bivouac. Les mules n’auront pu fournir l’étape d’une seule traite, et grand-père aura ordonné de camper. Quant à lui, il galope vers nous, j’en suis sûre, et nous ferons bien de nous hâter, si nous voulons arriver au château pour le recevoir.»

En dépit de l’obscurité, Camille fut vite en bas de la colline. Là, elle attendit le docteur. Aussitôt qu’il l’eut rejointe, elle repartit avec rapidité, car désormais elle connaissait à merveille le terrain sur lequel elle marchait. Elle approchait de la poterne lorsqu’elle entendit le trot de plusieurs chevaux. La cloche résonna, la lourde porte tourna sur ses gonds, et don Pedro se disposait à la franchir avec son escorte lorsque sa petite-fille, qui s’était postée de façon à se trouver sur son passage, posa lestement le pied sur son étrier et s’élança en selle devant lui. Ce fut en pressant avec force l’enfant sur sa poitrine que le châtelain atteignit le perron de sa demeure.

Au même instant, un amas de branches résineuses, disposées sur un carré de pierres construit pour cet usage, fut allumé. L’ardent foyer éclaira bientôt la façade du château et une partie de la vaste cour. Dona Gertrudis, le docteur, Célestin, Pélican, tous les habitants d’Eden se pressèrent pour saluer le maître; don Pedro répondait à chacun avec affabilité.

«Tu étais donc en chasse, mignonne? demanda-t-il en remarquant l’accoutrement de sa petite-fille.

–C’est-à-dire, grand-père, que, le soleil à peine levé, j’ai conduit Croquemitaine au sommet de la montagne afin de te voir venir de plus loin. Je savais bien que tu arriverais aujourd’hui.

–Ah! petite, ton impatience ne pouvait surpasser la mienne. Enfin, me voici, et avec grand’faim, dona Gertrudis. Mais je ne vois pas le père Estevan.

–Il est au village, senor, répondit la femme de charge; je viens de l’envoyer prévenir de votre arrivée.»

Don Pedro allait pénétrer dans le château lorsqu’un des cavaliers de son escorte s’approcha de lui.

«Que devons-nous faire du sauvage, senor? demanda l’écuyer.

–Sur mon âme, j’allais oublier ce pauvre garçon! Amène-le, Francisco; il doit être las.»

Tous les regards se tournèrent vers la poterne; Francisco reparut bientôt, tenant par le bras un jeune Indien drapé dans une couverture de laine, et qui semblait n’avancer qu’à regret.

La vallée maudite : derniers souvenirs de la Révolution en Artois

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