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LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE ET DE LUTTE

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Eugène Carrière n’a jamais séparé l’art de la vie. Sa vie, comme son art, est faite de passages, de transitions, de mouvements continus, qu’une suite logique relie l’un à l’autre et dont le progrès l’élève, sans se brusquer ni s’interrompre, des ardeurs et des pressentiments de la jeunesse aux clartés et aux certitudes de l’âge mûr. Elle est la croissance lente et sûre du bel arbre qui monte vers la lumière, sans cesser de tenir à la terre, qu’il couvre de son ombrage bienfaisant. «Changer, pour lui, c’est grandir.» La vaillante allégresse du jeune homme, qui affronte la vie sans forfanterie ni faiblesse, se retrouve dans la ténacité de l’artiste, qui poursuit son œuvre sans se laisser distraire par le succès plus que par l’indifférence, comme dans l’héroïsme des derniers jours, si bien d’accord avec tout son passé, qu’on l’admira sans en être surpris.

Eugène Carrière est un véritable artiste: sa nature dépasse ou, tout au moins, devance sa réflexion. Il ne s’est pas emprisonné d’abord dans des formules, il a respecté son ignorance de lui-même: c’est dans la vie, dans l’effort pour la vivre tout entière, sans en rien sacrifier, qu’il a cherché la révélation de lui-même. «A l’école, les camarades ne parlaient jamais que de soulever des montagnes, je leur répondais que les montagnes sont faites de grains de sable.» Nul plus que lui peut-être n’a été entouré de littérateurs, d’esthéticiens; ils ont disserté tout à leur aise; il les a laissés dire avec complaisance et distraction; il a poursuivi sans hâte le labeur continu qui peu à peu met l’artiste dans son œuvre. Le grand intérêt de la vie de Carrière est dans cette sincérité, dans ce refus à tout mensonge, dans cette patiente découverte de soi, dans cette volonté de ne rien fausser, d’être réellement l’homme qu’il est. Il ne veut pas qu’on se discute, qu’on se mette en question, qu’au lieu de vivre on s’inquiète de son testament ou de son oraison funèbre. «Éloigne, écrit-il à un ami, éloigne et méprise ces troubles, que la préoccupation de notre qualité, dont nous ne devons jamais être juges, nous fait souvent souffrir.»

«Il faut que l’homme consente à la vie» : être artiste, c’est vivre avec le respect et l’inquiétude des forces inconnues que le travail seul manifeste, quand l’heure en est venue. L’art, pour Carrière, n’est pas un métier qui nourrit ou enrichit son homme, dont on se distrait par le plaisir; son art est mêlé à sa vie jusqu’à ne s’en pas distinguer; il est le langage de ses douleurs et de ses joies, sa pensée de tous les instants, sa morale et sa religion, l’action intime, l’expérience positive qui lui a révélé tout ce qu’il sait. Carrière n’est pas de ces artistes qui se dédoublent, mettent dans leur œuvre les sentiments qu’ils n’utilisent pas dans leur vie: son travail est un acquiescement à sa nature; sa réflexion n’altère pas ses émotions, elle en naît, elle les approfondit; son vouloir tenace n’est que la claire conscience de sa vraie destinée; son talent. ne se distingue pas de sa vie morale, il en est la forme nécessaire; son œuvre d’artiste est son œuvre d’homme, il se fait en même temps qu’elle et par elle.

Cette belle vie vaut d’être méditée. Elle n’apporte pas seulement aux artistes un rare exemple de vertu professionnelle, elle nous montre ce que, suivi jusqu’au bout de ses enseignements, l’art nous peut révéler de l’esprit et de son rapport à la nature.

Eugène Carrière, essai de biographie psychologique

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