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LE PÉLERINAGE DE CHILDE HAROLD, POÈME CHEVALERESQUE
Chant Deuxième

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1. Viens, jeune vierge du ciel, aux yeux bleus! – Mais, hélas! tu n'inspiras jamais un chant mortel! – Déesse de la sagesse! ici était ton temple; et ce temple est encore debout, en dépit des guerres, de la flamme dévorante30, et des siècles qui ont détruit ton culte. Mais quelque chose de pire que le fer, la flamme, et le cours des âges, c'est le sceptre redoutable et la cruelle domination de ces hommes qui n'ont jamais senti l'enthousiasme sacré que les pensées de toi et de tes enfans font naître dans les cœurs civilisés31.

2. Ancienne des jours, auguste Athènes! où sont-ils tes hommes de génie, tes grandes ames32? Ils sont passés, et n'apparaissent plus qu'à travers le songe des choses qui ne sont plus. Les premiers dans la lice où brillait le prix de la gloire, ils l'ont conquis, et ont disparu… Est-ce là tout? N'y a-t-il là que le thème d'un écolier, l'admiration d'une heure! On cherche en vain l'épée du guerrier et le manteau du sophiste; sur chaque tour qui tombe en ruine, et qu'obscurcit le brouillard des âges, plane encore l'ombre pâle d'une grandeur passée.

3. Fils de l'Orient, lève-toi! approche! viens! – mais n'outrage pas cette urne sans défense. Contemple ces lieux, – c'est le sépulcre d'une nation! le séjour des dieux dont les autels sont abandonnés!.. – Les dieux même sont forcés de céder! – Les religions disparaissent à leur tour: ici régnait celle de Jupiter; – aujourd'hui c'est celle de Mahomet. D'autres croyances naîtront avec d'autres siècles, jusqu'à ce que l'homme apprenne que c'est en vain que son encens s'élève sur les autels, qu'il offre de sanglans sacrifices; pauvre enfant du doute et de la mort, dont les espérances sont fondées sur des roseaux.

4. Enchaîné à la terre, il lève ses yeux vers le ciel. – N'est-ce pas assez, créature malheureuse! de savoir que tu existes? Cette existence est-elle un don si précieux, pour que tu désires le prolonger au-delà de la tombe, et aller, tu ne sais où, dans des régions inconnues? heureux de fuir la terre, et de te mêler avec les cieux! Veux-tu toujours rêver de félicités et de malheurs à venir? Regarde et pèse cette poussière avant qu'elle soit jetée aux vents: cette urne en dit plus que mille homélies.

5. Ou brise l'orgueilleux monument d'un héros qui n'est plus, et qui dort au loin sur le rivage solitaire33: il tomba, et des nations ébranlées par sa chute portèrent le deuil de son trépas. Mais aujourd'hui personne ne pleure sur sa tombe; nul soldat, observant un silence religieux, ne lui consacre ses veilles, dans ces lieux où, dit-on, des demi-dieux parurent. Prends cette tête desséchée parmi ces ossemens épars; est-ce là un temple digne d'être habité par un dieu? Le ver même dédaigne à la fin sa demeure réduite en poussière.

6. Contemple sa voûte brisée, ses parois en ruines, son enceinte désolée, et ses portiques souillés: oui, ce fut pourtant la demeure orgueilleuse de l'ambition, le séjour de la pensée et le palais de l'ame. Regarde ces orbites sans yeux, cet asyle joyeux de la sagesse et de l'esprit, de la passion qui ne souffrait point de contrôle. Tout ce qu'ont jamais écrit les saints, les sages ou les sophistes, pourrait-il repeupler cette demeure solitaire ou lui rendre sa première forme?

7. O le plus sage des enfans d'Athènes! C'était avec raison que tu disais: «Tout ce que nous savons, c'est que nous ne savons rien.» Pourquoi redouterions-nous ce que nous ne pouvons pas éviter? Chacun a ses douleurs; mais les hommes faibles gémissent sur des malheurs imaginaires nés de leurs cerveaux malades, comme si c'étaient des maux réels. Suivez ce que le hasard ou la destinée proclament le meilleur; la paix nous attend tous sur les bords de l'Achéron. Là, nul banquet forcé n'appelle le convive rassasié, mais le silence y prépare la couche d'un repos à jamais heureux.

8. Cependant, si, comme l'ont pensé des hommes sages, il existe, au-delà du noir rivage, un séjour des ames, pour confondre la doctrine des saducéens34 et des sophistes, follement orgueilleux de leur science du doute, qu'il serait doux de se prosterner en adoration avec ceux qui ont rendu nos épreuves mortelles plus légères! d'entendre chacune de ces voix que nous craignions de ne plus entendre! de contempler les ombres magnanimes dévoilées à nos regards: celles du Bactrien, du sage de Samos, et de tous ceux qui enseignèrent la vertu!

9. Je te verrais, ô toi! dont l'amour et la vie s'échappèrent ensemble, et m'ont laissé sur la terre aimer et vivre en vain! – O l'intime ami de mon cœur! puis-je croire que tu n'es plus quand ta mémoire brille sans cesse dans ma pensée? Oui, je rêverai que nous pourrons nous réunir un jour, et je caresse cette douce illusion de mon cœur solitaire. Si quelque chose de nos jeunes souvenirs nous reste, qu'il soit comme un gage certain de l'avenir, car ce serait assez de bonheur pour moi de savoir que ton ame est heureuse!

10. Je vais m'asseoir un instant sur cette pierre massive d'une colonne de marbre, dont la base n'est pas encore ébranlée. Fils de Saturne! ici fut ton trône favori35; le plus puissant de tous les dieux nombreux de l'antiquité! permets-moi de chercher les vestiges enfouis de ton temple sacré. Tous mes efforts sont vains; l'œil de l'imagination même ne pourrait retrouver ce que le tems a pris à tâche d'effacer; cependant ces colonnes orgueilleuses n'attirent pas un soupir du passant; – l'impassible Ottoman s'assied froidement sur leurs fûts renversés; et le Grec léger fredonne à lentour.

11. Mais de tous les ravageurs de ce temple élevé sur l'Acropolis, d'où Pallas s'éloigna en regrettant de quitter le dernier monument de son ancienne domination, quel fut le dernier, le plus barbare et le plus stupide? Rougis, Calédonie! c'est un de tes enfans! Angleterre, je me réjouis de ce que ce n'est pas un de tes fils, tes citoyens, nés libres, épargneraient ce qui autrefois fut libre. Cependant ils ont violé les enceintes des temples tristes et déserts, et ont emporté leurs autels sur les flots, longtemps soulevés contre cette profanation36.

12. Mais l'orgueil ignoble d'un moderne Picte se fait gloire de briser ce que les Goths, les Turks et le tems avaient épargné37. Il porte une ame froide comme les rochers de sa côte natale, et aussi stérile que son cœur est dur, celui dont la pensée a pu concevoir et dont la main a pu exécuter le projet de déplacer les pauvres restes d'Athènes; ses enfans, trop faibles pour défendre ses monumens sacrés, ressentirent cependant une partie des douleurs qui déchiraient leur mère38, et ils éprouvèrent, ce qu'ils avaient ignoré jusque-là, tout le poids des chaînes de la tyrannie.

13. Eh quoi! une bouche bretonne osera-t-elle jamais dire qu'Albion fut heureuse des pleurs d'Athènes? Quoique ce soit en ton nom que des esclaves déchirent son sein, crains d'avouer ces faits honteux, qui feraient rougir l'Europe. La reine de l'Océan, la Bretagne libre, enlève la dernière et chétive dépouille d'une terre sanglante… Oui, celle dont la protection généreuse fait bénir son nom, a arraché avec des mains de harpie ces restes glorieux que l'antiquité jalouse avait épargnés, et qu'avaient respectés les tyrans!

14. Pallas! où était ton égide, qui frappa de terreur le barbare Alaric, dans sa course dévastatrice39? Où était le fils de Pelée? Son ombre fit en vain trembler les enfers, pour apparaître à la lumière dans ce jour redoutable, revêtu de ses armes terribles! Quoi! Pluton ne pouvait-il pas permettre une fois encore à ce guerrier invincible de s'échapper des enfers, pour donner l'épouvante, et faire lâcher sa proie à ce second barbare? Errant inoccupé sur les bords du Styx, Achille n'est point venu protéger les murs qu'il aimait jadis à défendre.

15. O belle Grèce! froid est le cœur de l'homme qui te voit sans sentir ce qu'éprouvent les amans en contemplant la poussière qu'ils ont aimée. Stupide est l'œil qui ne verse point de larmes en voyant tes palais dégradés, tes temples en ruines et tes autels enlevés par des mains bretonnes, auxquelles il était plutôt réservé de protéger ces restes vénérables. Maudite soit l'heure où ces barbares sortirent de leur île pour venir de nouveau déchirer ton sein délaissé, et transporter tes dieux désolés dans les contrées abhorrées du Nord !

16. Mais où est Harold? Ne suivrai-je pas sur les flots ce sombre voyageur? Il s'inquiétait peu, en s'éloignant, de tout ce que les hommes regrettent; nulle amante n'essaya de l'attendrir par de feintes lamentations; nul ami, pour adieu, ne lui tendit la main, avant que ce froid étranger ne partît pour d'autres climats. Dur est le cœur que les charmes de la beauté trouvent insensible; mais Harold n'éprouvait plus les mêmes impressions qu'autrefois; et il quitta, sans pousser un soupir, le sol de l'Espagne livré à la guerre et au crime.

17. Celui qui a vogué sur la mer sombre et azurée, a contemplé parfois un ravissant spectacle. C'est lorsque la fraîche brise est belle comme une brise peut l'être, qu'elle enfle la blanche voile de la frégate légère et gracieuse; les mâts, les flèches des clochers et les bords élevés du rivage s'enfuient derrière nous; la glorieuse mer s'étend dans un lointain immense; les vaisseaux de la flotte voguent comme des cygnes sauvages. Le plus mauvais voilier paraît marcher avec une agilité nouvelle, tant les vagues bondissent gaiement devant chaque proue écumante.

18. Admirez aussi l'intérieur de ce petit monde de guerre: le poli des canons; le filet40 tendu comme un dais sur le tillac; les ordres communiqués d'une voix rauque; le bruit sourd et continuel des matelots qu'une parole fait gravir au haut des mâts; écoutez l'appel du contre-maître, les cris joyeux des marins qui font glisser dans leurs mains les nombreux cordages; regardez cet aspirant, échappé de l'école, qui varie l'accent de son aigre voix selon qu'il approuve ou qu'il réprimande. Ce petit-maître sait déjà conduire habilement sa troupe docile.

19. Le tillac brille aux yeux comme du cristal qu'aucune tache ne souille; le grave lieutenant de garde s'y promène. Regardez aussi cette partie du navire, réservée religieusement pour le capitaine qui s'avance avec majesté, silencieux et craint de tous; – il parle rarement à ses subordonnés, s'il veut conserver ce sévère ascendant qui, lorsqu'il est méconnu, fait perdre le triomphe et la gloire: mais les Bretons s'écartent rarement de cette loi, quelque dure qu'elle puisse être, qui tend à fortifier leur valeur.

20. Souffle, souffle doucement, brise propice! Fais-nous voguer jusqu'à ce que le large soleil nous dérobe ses rayons affaiblis; alors le navire-amiral sera forcé de replier ses voiles, afin que les bâtimens moins agiles puissent le rejoindre. Oh! pénible tourment! insupportable et nonchalant retard, qui empêche de profiter du vent le plus favorable! Que de lieues on perd jusqu'au retour de l'aurore, en portant des regards pensifs sur les ondes propices, pour attendre ces navires lourds et paresseux!

21. La lune est levée à l'horizon, Ciel! quelle nuit délicieuse! De longs torrens de lumière se répandent sur les vagues bondissantes. Maintenant les jeunes gens soupirent sur le rivage, et les jeunes filles croient aux sermens de l'amour. Puisse une semblable destinée nous attendre à notre retour sur la terre natale! Cependant la main active d'un Arion grossier réveille la vigoureuse harmonie qu'aiment les matelots; il se forme autour de lui un cercle de joyeux auditeurs; ou si une mesure bien connue les invite à la danse, ils s'y livrent avec transport, comme s'ils étaient libres sur le rivage.

22. Childe Harold aperçoit la côte sourcilleuse, à travers les détroits de Calpé; c'est là que l'Europe et l'Afrique se contemplent! Il aperçoit, à la lueur du flambeau de la pâle Hécate, la patrie de la jeune vierge aux yeux noirs, et celle du Maure au teint cuivré. Comme les rayons du flambeau nocturne se jouent avec grâce sur les rivages de l'Ibérie! Ils découvrent des rochers, des coteaux et de vertes forêts, que l'œil peut discerner, quoique le faible croissant de la lune n'éclaire qu'à demi ces rivages; mais les ombres gigantesques des rochers de la Mauritanie lèvent leurs têtes menaçantes, et s'étendent jusque sur la côte sombre de la mer.

23. Il est nuit; c'est alors que la méditation rappelle à notre cœur que nous avons aimé, quoique l'amour ait fui pour toujours. Le cœur solitaire, qui gémit sur ses espérances évanouies, quoique sans ami, rêvera qu'il eut un ami. Qui pourrait désirer de se courber sous le poids des années, quand la jeunesse elle-même survit aux jeunes amours et à la gaîté de l'esprit? Hélas! quand des ames qui ont été unies ont oublié leur tendresse, il reste à la mort peu de choses à nous ravir! Oh! heureuses années! qui ne voudrait encore redevenir enfant pour retrouver vos délices?

24. Ainsi penché sur l'humide bord du navire pour contempler le disque de Diane réfléchi dans l'onde, l'ame oublie ses projets d'ambition et d'orgueil; elle se replie involontairement sur les années qui ne sont plus. Il n'est point de mortel assez malheureux pour qu'aucun être chéri, plus chéri que lui-même; n'obtienne ou n'ait obtenu de lui une douce pensée, et ne réclame l'hommage d'une larme; angoisse déchirante dont le cœur accablé voudrait en vain se délivrer!

25. S'asseoir sur les rochers, rêver sur les torrens et sur les abîmes, s'égarer lentement dans l'enceinte sombre des forêts, où la domination de l'homme ne se fait point sentir, et que son pied n'a jamais ou que rarement foulée; gravir une montague infréquentée, inconnue de la foule, où paissent librement des troupeaux de bêtes sauvages qui ne demandent point à l'homme leur nourriture; se pencher sur les précipices et sur les cascades écumantes; ce n'est point là la solitude: c'est s'entretenir avec les beautés de la nature, et contempler ses richesses déroulées à nos regards.

26. Mais au milieu de la foule, du bruit du choc des hommes, entendre, voir, sentir, posséder des richesses, et traîner sa vie comme un ennuyé citoyen du monde; n'ayant personne qui nous chérisse, et personne que nous puissions chérir; ne voir que des courtisans de la prospérité, qui fuient à l'approche de la misère; n'avoir pas un ami, qui, plein d'une affection sincère, si nous n'étions plus, voudrait paraître moins joyeux que tous ceux qui nous accablaient de flatteries et de poursuites intéressées; c'est là ce que j'appelle être seul; c'est là, c'est là la solitude!

27. Plus heureuse est la vie du pieux ermite, tel que le voyageur en rencontre dans les retraites solitaires du mont Athos, lorsque, dans une belle soirée, il va rêver sur ses pics gigantesques. Il contemple des ondes si bleues, des cieux si purs, que celui qui a joui d'une heure si délicieuse voudrait passer le reste de ses jours dans ces lieux enchanteurs; il s'arrache avec peine de cette scène ravissante; il regrette en soupirant de ne pas avoir été favorisé d'une telle destinée, et il s'en retourne pour haïr davantage un monde qu'il avait déjà presque oublié.

28. Passons les détails d'une route longue et monotone, si souvent traversée par de nombreux voyageurs, et qui ne conserve nulle trace de leur passage. Passons le calme et les vents, les vicissitudes des élémens, et tous les caprices bien connus des vagues et des tempêtes; passons aussi les joies et les chagrins qui surviennent aux matelots renfermés dans leur citadelle ailée et flottante; toutes les alternatives de l'allégresse, du désespoir, selon que la brise est favorable ou contraire, que les vagues sont calmes ou soulevées, jusqu'à ce matin joyeux où l'on crie: «Voyez! voyez! c'est la terre!» Alors tout le monde est heureux.

29. Mais gardons-nous de passer sous silence les îles de Calypso41, qui ressemblent à un groupe de sœurs au milieu des ondes. Là un port sourit encore aux navires fatigués, quoique la belle déesse ait cessé depuis long-tems de pleurer sur ses rochers, et d'attendre inutilement le retour de celui qui osa lui préférer une épouse mortelle. C'est ici que son fils Télémaque essaya le saut périlleux, lancé par la main puissante de Mentor dans la profondeur des ondes. Ainsi privée des deux naufragés, la maîtresse de la nymphe Eucharis gémit de son double veuvage.

30. Son règne est passé; ses grâces divines, ses tendres enchantemens ne sont plus. Mais que cela ne t'afflige pas, jeune homme, trop facile à enflammer; redoute encore l'approche de ces lieux. Une souveraine mortelle occupe le trône dangereux de la déesse, et tu pourrais rencontrer une nouvelle Calypso. Charmante Florence! si une beauté pouvait jamais toucher ce cœur fantasque et sans amour, ce cœur aurait été à toi; mais, déchiré par tous mes attachemens, je ne puis me hasarder à porter sur tes autels une offrande indigne de toi, ni demander qu'un cœur si cher, que ton cœur éprouve jamais un seul tourment pour le mien.

31. Ainsi pensa Childe Harold en admirant les beaux yeux de cette dame, dont les regards ne lui inspirèrent d'autre pensée qu'une vive et innocente admiration. L'amour se tint à l'écart, quoique peu éloigné; car il savait que Harold, en lui échappant souvent, souvent aussi avait été en sa puissance; mais ce jeune enfant n'ignorait pas qu'il ne devait plus le compter comme son adorateur, qu'il ne devait plus chercher à se rendre maître de son cœur, puisque maintenant il ne pouvait réussir à lui inspirer de l'amour, et il ne douta plus que ses anciens charmes ne fussent désormais impuissans.

32. La belle Florence s'aperçut avec quelque étonnement qu'un homme que l'on disait soupirer pour toutes les belles, voyait, sans être ému, des charmes que d'autres entouraient d'un respect réel ou simulé. Elle était leur espoir, leur destin, leur condamnation, leur loi, tout ce que la folâtre beauté demande à ses esclaves. Elle s'étonnait qu'un jeune homme si novice ne sentît pas ou du moins ne feignît pas de sentir cette ardeur indiscrète dont l'aveu peut bien quelquefois attirer les reproches, mais rarement la colère des dames.

33. Elle connaissait peu ce cœur qu'elle croyait de marbre. Réfugié dans le silence, ou comprimé par l'orgueil, il n'était point novice dans l'art de séduire, et il avait autrefois tendu dans plus d'un lieu les pièges de l'amour. Il n'avait point abandonné ses coupables poursuites tant qu'il trouva des objets dignes de ses désirs. Mais Harold dédaigne maintenant de tels moyens. S'il avait trouvé l'amour dans les yeux si beaux de Florence, il ne se serait jamais réuni à la foule de ses indolens adorateurs.

34. Il ne connaît pas beaucoup le cœur de la femme celui qui croit que cet objet lascif42 se conquiert par des soupirs. Que lui importe le tendre hommage du sentiment lorsqu'elle a une fois accordé ses faveurs? Choisissez donc l'offrande que vous voulez présenter aux yeux de votre idole; mais ne lui montrez pas trop d'humilité; ou elle vous méprisera et tous vos beaux discours, quoique ornés de figures éloquentes; dissimulez même votre tendresse, si vous êtes sages; une confiance hardie a le plus heureux effet près des femmes: excitez et calmez tour à tour leur dépit; bientôt la passion couronnera vos espérances.

35. C'est là une vieille leçon; le tems en a démontré la justesse, et ceux qui la connaissent le mieux sont ceux qui la déplorent davantage. Quand on a obtenu tout ce que l'on désirait d'obtenir, la récompense de tant de sacrifices semble bien chétive. Une jeunesse usée, une ame dégradée, les facultés intellectuelles abruties, l'honneur perdu: heureuse passion! voilà, voilà quels sont tes fruits amers! Si par un bonheur cruel l'espérance est détruite de bonne heure, alors même les blessures du cœur s'enveniment jusqu'à la fin, et ne peuvent se cicatriser, lors même que l'amour ne cherche plus à plaire.

36. Loin ces digressions étrangères! Je ne dois pas rendre ce chant trop long; car nous avons encore à franchir plus d'une montagne, à côtoyer plus d'un rivage, conduits par la mélancolie pensive et non par la fiction. – Contrées aussi belles que jamais l'imagination mortelle pourrait en créer dans les faibles limites de la pensée; aussi séduisantes que celles que l'on célèbre dans de nouvelles utopies pour enseigner à l'homme ce qu'il pourrait, ou ce qu'il devrait être, si cette créature corrompue pouvait jamais profiter de pareils enseignemens!

37. La bonne nature est encore la meilleure des mères, quoique toujours changeante dans ses aspects variés. Laissez-moi prendre dans son sein fécond les sujets de mes chants; moi, qu'elle n'a jamais sevré de ses faveurs, quoique je n'aie pas été son enfant favori. Oh! c'est dans ses formes sauvages qu'elle est le plus belle, là où rien d'humain n'ose souiller ses asiles: le jour, comme la nuit, elle ne cesse de me sourire, quoique je l'aie connue seulement aux jours du malheur, et que je l'aie recherchée et aimée d'autant plus que ma misanthropie était plus grande.

38. Terre d'Albanie! où naquit lskander, dont les exploits sont le thème du jeune homme et l'instruction du sage; patrie de cet autre conquérant du même nom, dont les ennemis, souvent battus, ont admiré les exploits chevaleresques, permets-moi de te contempler, terre d'Albanie43, sauvage nourricière d'hommes sauvages! La croix disparaît, les minarets s'élèvent, et le pâle croissant étincelle dans la vallée à travers les cyprès qui apparaissent en même tems que chaque cité.

39. Childe Harold voguait toujours. Il passa près du rocher aride44 où la triste Pénélope venait contempler les flots de la mer; et plus loin il vit le promontoire célèbre qui devint le dernier refuge des amans et le tombeau de la Lesbienne. Infortunée Sapho, tes vers immortels ne pouvaient ils pas sauver ce cœur, animé d'une flamme immortelle? comment ne put-elle vivre, celle qui donnait la vie, si la lyre peut faire espérer une vie éternelle, seul ciel auquel les enfans de la terre puissent aspirer?

40. C'était par une belle soirée d'un automne grec que Childe Harold salua le cap éloigné de Leucade: il avait vivement désiré voir ce lieu célèbre, qu'il quittait à regret. Souvent il avait contemplé des lieux qui furent le théâtre de la guerre; Actium, Lépante, le fatal Trafalgar45; il les avait contemplés sans être ému; car (né sous quelque étoile obscure et inglorieuse) il ne se plaisait point dans les sujets de guerres sanglantes ou d'exploits chevaleresques; il haïssait le métier de brave, et l'importance martiale n'obtenait de lui qu'un sourire de raillerie.

41. Mais lorsqu'il vit l'étoile du soir briller au-dessus du triste rocher de Leucade, qui se projette au loin sur les flots; lorsqu'il salua ce dernier refuge de l'amour sans espoir46, Harold sentit ou crut sentir une émotion peu ordinaire; et pendant que le vaisseau glissait majestueusement sous l'ombre de cet antique rocher, il observait le mouvement mélancolique des vagues; et quoique absorbé dans les rêveries habituelles de sa pensée, son œil parut plus calme et son front pâle moins soucieux.

42. L'aurore paraît, et avec elle les monts sauvages de l'Albanie, les sombres rochers de Souli, et la sommité centrale du Pinde, à demi voilée par les brouillards, arrosée par des ruisseaux de neige, que colorent des rayons de pourpre et d'azur, se dévoilent aux regards; et, à mesure que les nuages qui les environnent se dissipent, ils laissent voir la demeure du montagnard. Là, le loup hurle, l'aigle aiguise son bec; des oiseaux, des bêtes de proie et des hommes plus sauvages encore s'y disputent leur asile; là s'amoncellent ces orages qui éclatent avec une énergie convulsive dans les derniers mois de l'année.

43. C'est là qu'Harold se sentit enfin seul, et dit un long adieu aux langues des nations chrétiennes. Il s'aventure dans une contrée inconnue que tous les voyageurs citent avec admiration, mais que la plupart n'osent visiter. Son cœur était armé contre le destin; ses besoins étaient peu nombreux; il ne cherchait point le péril, mais il ne reculait point devant lui. La scène était sauvage, mais elle était nouvelle; le désir d'en jouir lui rendit légères les fatigues continuelles du voyage, adoucit pour lui les froids rigoureux de l'hiver et les chaleurs excessives de l'été.

44. Ici la croix rouge (car la croix y est encore debout, quoique outragée ignominieusement par les circoncis,) oublie cet orgueil si cher à ses pontifes. Ici le prêtre et le sectateur de son culte sont également méprisés. Superstition insensée! quelque déguisement que tu prennes, idole, saint, vierge, prophète, croissant, croix, quelque soit le symbole que tu veuilles offrir à l'adoration des hommes, tu n'es qu'un gain sacerdotal et une ruine pour le genre humain! Qui pourra séparer de l'or du vrai culte tes viles et misérables souillures?

45. Contemplez le golfe d'Ambracie, où un monde fut perdu jadis pour une femme, chose aimable et innocente! C'est dans cette baie tranquille que les généraux romains et les rois de l'Asie47 réunirent leurs armées navales conduites à un triomphe douteux, mais à un carnage certain. Regardez! voilà l'endroit où s'élevaient les trophées du second César48! Ils se flétrissent maintenant comme les mains qui les érigèrent. Anarchistes qui portez des couronnes! vous multipliez les misères humaines! Dieu! as-tu créé ce monde pour être tour à tour perdu et gagné par de semblables tyrans?

46. Depuis les sombres barrières de cette contrée hérissée de rochers, jusqu'au centre des vallées de l'Illyrie, Childe Harold traversa plusieurs montagnes majestueuses, dans des contrées à peine connues des géographes. Cependant on rencontre rarement dans l'Attique, si renommée, d'aussi rians vallons; et la belle Tempé ne pourrait pas s'enorgueillir d'un charme qui leur serait inconnu; le Parnasse lui-même, quoiqu'il soit un mont classique et consacré par la poésie, échouerait à effacer la majesté pompeuse de quelques-uns de ces monts qui se cachent derrière cette chaîne sombre de rochers.

47. Il traversa le Pinde, le lac d'Achérusie49; et laissant de côté la capitale de la contrée, il continua sa route pour visiter le chef puissant de l'Albanie50, dont la volonté redoutable est la loi des lois; car d'une main sanglante il gouverne une nation turbulente et hardie; cependant il est encore çà et là quelque bande audacieuse de montagnards qui dédaignent son pouvoir, et de leur forteresse de rochers lançant au loin leurs défis, ne cèdent jamais qu'à l'or51.

48. Monastique Zitza52! asile favorisé du ciel! quand de ta cime ombreuse nous portons nos regards autour de nous, sur nos têtes et à nos pieds, que de couleurs variées, que de charmes magiques nous découvrons alors! Rochers, rivières, forêts, montagnes, tout abonde en ces lieux; et le ciel le plus azuré est en parfaite harmonie avec ce tableau ravissant. En bas, le bruit sourd d'un torrent nous indique la chute d'une cataracte qui tombe entre des rochers suspendus, et dont le froissement perpétuel cause à l'ame une émotion pleine de charmes.

49. Parmi les bosquets qui couronnent cette colline touffue environnée de montagnes qui s'élèvent en amphithéâtre, et au milieu desquelles elle ne paraît pas sans dignité, les blanches murailles du couvent brillent agréablement sur la hauteur. C'est là qu'habite l'affable Caloyer53, qui exerce avec empressement l'hospitalité; le passant y est toujours bienvenu, et il ne s'éloignera jamais de ces lieux sans émotion, s'il trouve ses délices à contempler les charmes de la nature.

50. Qu'il y passe les jours de la saison brûlante; frais est le gazon que protège le feuillage de ces arbres séculaires; les brises viendront agiter autour de lui leurs ailes caressantes; il respirera l'air embaumé du ciel. La plaine se développe au loin. – Oh! qu'il jouisse des plaisirs innocens quand ils s'offrent à lui comme en ces lieux; les rayons dévorans du soleil, imprégnés d'un poison subtil, ne peuvent y pénétrer. Que le pélerin vienne s'y reposer de ses fatigues, et y admirer à loisir les splendeurs du matin, du soleil à son midi, et la beauté des soirs.

51. Sombres, immenses et grandissant à la vue, amphithéâtre volcanique de la nature54, les Alpes de la Chimère se développent dans le vaste horizon. À leur pied se déploie une vallée pleine de mouvement et de vie; les troupeaux bondissent, les arbres s'agitent avec grâce; des ruisseaux l'arrosent en tous sens, et le sapin des montagnes se balance sur les hauteurs. Contemplez le noir Achéron55! consacré anciennement comme séjour des morts. Pluton! si c'est l'enfer que je vois, ferme les portes honteuses de ton Elysée, mon ombre ne cherchera point à le connaître.

52. Les tours d'aucune ville ne viennent souiller cette délicieuse perspective; quoique peu éloignée, Yanina ne se laisse pas encore apercevoir; elle est voilée par un rideau de collines! Ici les hommes sont peu nombreux, les hameaux sont dispersés, et les cabanes solitaires sont très-rares. Mais la chèvre broute suspendue sur le bord de chaque précipice; et regardant d'un air pensif son troupeau dispersé, le petit berger, revêtu de sa blanche capote56, penche sa forme enfantine sur la pente du rocher, où, à l'approche de l'orage, il va dans sa grotte attendre que le court météore soit passé.

53. O Dodone! où est ton antique forêt, ta source prophétique et ton oracle divin? Quelle est la vallée dont l'écho redisait les réponses de Jupiter? Quel vestige reste-t-il de l'autel du maître du tonnerre? Tout, tout est oublié! – et l'homme se plaindra de ce que les frêles liens qui l'attachent à la vie éphémère sont rompus? Cesse donc, insensé! tes lâches murmures. La destinée des dieux peut bien être la tienne; voudrais-tu survivre au marbre et au chêne robuste lorsque les nations et les mondes eux-mêmes doivent disparaître engloutis par les âges!

54. Les frontières de l'Épire s'éloignent, et les montagnes s'évanouissent dans le lointain; fatigué de tenir en admiration ses regards sur les montagnes, il les repose agréablement sur une douce vallée, embellie de tous les charmes du printems. La plaine aussi possède des beautés peu communes, si quelque fleuve majestueux y promène ses ondes rapides, ombragées par des arbres qui se balancent sur ses bords, et dont le feuillage mobile semble se jouer dans ses flots, ou, avec les rayons de la lune, sommeiller sur sa surface, à l'heure solennelle de minuit.

55. Le soleil était descendu derrière les hauteurs du vaste Tomerit57, et le Laos mugissant roulait sombre et rapide58; les ombres accoutumées de la nuit s'étendaient insensiblement; lorsque, en suivant les détours escarpés du vallon, Childe Harold aperçut, comme des météores dans les cieux, les brillans minarets de Tépalin, dont les remparts dominent le fleuve. Il entendit, en approchant, la voix des hommes de guerre, dont le bruit sourd se mêlait à la brise qui soupirait dans la profondeur du vallon.

56. Il passa près de la tour silencieuse du harem sacré, et il aperçut, à travers les arches exhaussées de la porte, la demeure de ce chef redoutable dont tout ce qui l'environnait proclamait la haute puissance. C'est au milieu d'une pompe non commune que se montre ce despote, dont la cour est agitée de nombreux préparatifs de guerre; les esclaves, les eunuques, les soldats, les passagers et les santons attendent les ordres du maître. Sa demeure est un palais en dedans, en dehors une citadelle. Là paraissent se donner rendez-vous les hommes de toutes les nations.

57. Richement caparaçonnée, une troupe de chevaux armés pour la guerre et une troupe égale de guerriers formaient un cercle dans le fond de la vaste cour; dans le haut, des groupes étrangers garnissaient les corridors, et de tems en tems quelque Tartare au large turban, piquant de l'éperon son cheval de l'Ukraine, faisait retentir l'écho des salles. Le Turc, le Grec, l'Albanien et le Maure s'y mêlaient sous les costumes les plus variés, tandis que le bruit sourd du tambour de guerre annonçait la fin du jour.

58. Là, le fier et sauvage Albanais aux jambes nues, la tête ceinte d'un schall, portant une riche carabine et des vêtemens brodés d'or; les Macédoniens aux écharpes de pourpre; le Delhi, couvert de son bonnet qui inspire la terreur, au glaive recourbé; le Grec vif et joyeux; le fils mutilé de la noire Nubie; et le Turc à la longue barbe, qui daigne rarement prononcer une parole, le maître de tout ce qui l'entoure, et trop puissant pour être doux envers ceux qu'il commande,

59. Sont mêlés sans être confondus. Les uns sont couchés en groupes, observant la scène bigarrée qu'ils ont sous les yeux. On y voit le grave Musulman dans la posture de la dévotion; quelques-uns fument, d'autres jouent. Ici l'Albanais se promène avec fierté; là on entend chuchoter le Grec causeur. Écoutez! des sons solennels partent de la mosquée; la voix du Muezzin ébranle le minaret: «Il n'y a point d'autre dieu que Dieu! – Voici l'heure de la prière. – Dieu est grand!»

60. C'était pendant cette saison de la fête du Ramazan. Le jour entier était consacré à la pénitence; mais lorsque l'heure du tardif crépuscule fut passée, le règne des plaisirs et de la bonne chère commença. Tout était en mouvement dans le palais d'Ali; la troupe des domestiques préparait et servait les mets nombreux du festin. La galerie devenue déserte parut alors un luxe inutile. Des bruits confus partaient des appartemens intérieurs, d'où sortaient et rentraient sans cesse les pages et les esclaves.

61. Ici la voix de la femme n'est jamais entendue. Retirée à part, voilée, surveillée, il lui est à peine permis de faire un pas. Elle ne donne qu'à un seul homme sa personne et son cœur. Apprivoisée dans sa cage, cet oiseau inconstant ne désire point en sortir. Elle n'est point malheureuse de l'amour de son maître, et elle se complait dans les soins délicieux d'une mère. Soins pleins de félicité! bien au-dessus de tous les autres sentimens! Elle élève elle-même avec tendresse l'enfant qu'elle a conçu, et ne l'éloigne pas d'un sein qui n'est le partage d'aucune basse passion.

62. Dans un pavillon pavé de marbre, au centre duquel on voyait s'élever une source d'eau vive, dont les jets bouillonnans répandaient une naturelle fraîcheur, Ali reposait sur des coussins voluptueux qui invitaient au repos. C'est un homme de guerre et de crimes. Cependant vous ne pouvez distinguer dans ses traits vénérables, où la douceur se mêle à l'expression de la bienveillance, tout ce qu'ils cachent de cruel et de sanguinaire.

63. Ce n'est pas que sa blanche et longue barbe s'allie mal avec les passions qui appartiennent à la jeunesse; l'amour est aussi le partage de la vieillesse. – Hafiz l'a démontré. Le vieillard de Téos chanta souvent l'amour. – Mais les crimes qui dédaignent la tendre voix de la pitié; les crimes qui rendent tous les hommes odieux, surtout l'homme avancé en âge, ont marqué Ali de la férocité du tigre. Le sang appelle le sang, et ceux qui ont commencé par le sang leur carrière mortelle la finiront par des actes plus sanguinaires encore.

64. Là, au milieu des objets les plus nouveaux pour l'œil et pour l'oreille, notre pélerin se reposa de ses fatigues en contemplant toute la pompe du luxe musulman. Il se dégoûta bientôt de ce spacieux séjour de richesse et de volupté, retraite choisie de la grandeur rassasiée qui fuit le bruit de la ville. Avec moins de pompe et d'éclat, cette retraite aurait eu des charmes; mais la tranquillité abhorre les joies factices; et le plaisir, mêlé à la pompe, détruit le charme de tous les deux.

65. Ils sont farouches les enfans de l'Albanie; cependant ils ne manquent pas de vertus, tant sauvages soient-elles. Où est l'ennemi qui leur a jamais vu tourner le dos? Qui pourrait aussi bien endurer les fatigues de la guerre? Leur bravoure naturelle n'est jamais plus calme que dans les tems de péril et de détresse. Leur amitié est aussi sûre, que leurs ressentimens sont terribles. Quand la reconnaissance ou la valeur les appellent à répandre leur sang; intrépides, ils se précipitent partout où il plaît à leur chef de les conduire.

66. Childe Harold les vit dans la citadelle de leur capitaine, accourant en foule pour aller aux combats chercher des succès et de la gloire. Il les revit ensuite, lorsque, tombé en leur pouvoir, il devint lui-même la victime d'un malheur passager. Dans ces momens d'infortune où les hommes pervers sont plus cruels, ces Albanais lui offrirent un asile sous leur toit protecteur. Des hommes moins barbares auraient eu moins de générosité, et des compatriotes se seraient tenus à l'écart59. Dans les événemens qui éprouvent le cœur des hommes, combien peu restent fidèles à l'infortune!

67. Il arriva qu'un jour des vents contraires poussèrent son esquif sur la côte dangereuse des rochers de Souli, au milieu des ténèbres et de la solitude désolée de la nuit. Il était périlleux d'aborder; il l'était plus encore de rester sur les flots. Les matelots cependant hésitèrent quelques tems, craignant de se confier à une terre, peut-être inhospitalière, où la trahison pouvait les attendre. Ils s'aventurèrent enfin de mettre à la côte, quoique doutant si ces hommes, qui haïssent également le chrétien et le turc, ne renouvelleraient pas pour eux leurs anciens actes de barbarie60.

68. Crainte vaine! les Souliotes leur tendirent une main amie, les conduisirent à travers les récifs, et les firent éviter de dangereux marécages. Quoique moins grâcieux, ils furent plus humains que des esclaves policés; ils se livrèrent aux inspirations du cœur, séchèrent les vêtemens mouillés de leurs nouveaux hôtes, rallumèrent la lampe joyeuse, remplirent la coupe et leur offrirent leurs alimens. Ces alimens étaient grossiers; mais c'était tout ce qu'ils possédaient. Une telle conduite porte la rare empreinte de la philanthropie. – Faire reposer le voyageur fatigué, adoucir la tristesse de l'affligé est une leçon pour les hommes heureux, et doit faire rougir les méchans.

69. Il arriva que lorsque Harold voulut enfin quitter ces montagnes, une troupe de brigands infestait les chemins, et répandait partout les ravages du fer et de la flamme. Il prit en conséquence une escorte fidèle pour traverser la vaste et sauvage forêt de l'Acarnanie. Cette escorte était bien disposée contre des attaques imprévues, et endurcie aux fatigues. Il ne s'en sépara que lorsqu'il fut arrivé sur les bords du large et limpide Achéloüs, et que de là il eut aperçu les collines de l'Étolie.

70. Là, où l'Utraikey solitaire forme son bassin arrondi, dans lequel les flots fatigués se retirent pour réfléchir en repos l'éclat des astres nocturnes, le feuillage des arbres de la verte colline se rembrunit en se balançant à l'heure de minuit sur le sein de la baie silencieuse, pendant que les brises arrivent de l'ouest en poussant de légers murmures, et en caressant la surface azurée de l'onde qu'ils rident à peine. C'est dans ces lieux qu'Harold reçut un bienveillant accueil; il ne vit pas sans émotion cette scène charmante, car il trouvait dans la douce présence de la nuit une foule d'innocens plaisirs.

71. Les feux nocturnes étincelaient sur le rivage. Les divertissemens du jour étaient terminés; la coupe remplie d'un vin rouge circulait au loin61, et Harold qui se trouva inopinément au milieu des convives, s'arrêta frappé d'un muet étonnement. Avant que l'heure silencieuse de minuit fût passée, les amusemens natifs de la foule commencèrent. Chaque palikare62 déposa son sabre, et la main dans la main, homme avec homme, bondissant de joie, le clan à demi nu, se livra à la danse en faisant entendre des chants sauvages.

72. Childe Harold se tint à quelque distance, et cette espèce de débauche sauvage qu'il voyait ne lui déplut pas, car il ne haïssait point des gaîtés innocentes, quoiqu'un peu grossières. Au résumé, ce n'était point un spectacle commun de voir les jeux barbares, mais décens, de ces palikares; la flamme des feux nocturnes, passant sur leurs visages, faisait ressortir l'éclat rapide de leurs yeux noirs, l'agilité de leur mouvemens, leurs longues boucles de cheveux qui flottaient naturellement jusqu'à leur ceinture, tandis qu'ils fesaient entendre de concert ce chant moitié chanté, moitié crié63.

30

Une partie de l'Acropolis fut détruite par l'explosion d'un magasin à poudre, pendant le siége des Vénitiens.

31

Nous pouvons tous éprouver ou imaginer le regret ou la tristesse avec laquelle on contemple les ruines des cités qui furent autrefois des capitales d'empires. Les réflexions que suggère un semblable sujet ont été faites trop souvent pour qu'il soit nécessaire de les reproduire ici. Mais jamais la petitesse de l'homme et la vanité de ses meilleures vertus, le patriotisme qui exalte son pays et la valeur qui le défend, n'apparaissent avec plus d'évidence que dans le souvenir de ce que fut Athènes et dans la certitude de ce qu'elle est aujourd'hui. Ce théâtre des luttes de factions puissantes, des disputes d'orateurs, de l'élévation et de la déposition des tyrans, du triomphe et de la condamnation des générations, est devenu aujourd'hui une scène de petites intrigues et de perpétuelles dissensions entre les agens tracassiers de certaine noblesse et gentilhommerie bretonne. «Les renards sauvages, les hiboux et les serpens, dans les ruines de Babylone,» étaient sûrement moins déprédateurs que de tels habitans. Les Turcs ont pour leur tyrannie l'excuse de leur conquête, et les Grecs n'ont fait que subir le sort de la guerre, que peuvent subir les peuples les plus braves. Mais comment seraient-ils coupables, quand deux peintres se disputent le privilége de dépouiller le Parthénon, et triomphent tour à tour, selon la teneur de chaque firman nouveau! Sylla put seulement punir, Philippe subjuguer, et Xerxès brûler Athènes: mais il restait à un pitoyable antiquaire et à ses misérables agens de la rendre aussi méprisable qu'eux-mêmes.

Le Parthénon, avant sa destruction partielle, durant le siége des Vénitiens, a été successivement un temple païen, une église et une mosquée. Sous chacun de ces rapports, il est un objet sérieux d'attention: il avait changé d'adorateurs; mais il était resté toujours un lieu d'adoration, trois fois consacré par le culte. Sa violation est un triple sacrilége. Mais:

L'homme, l'homme vain, revêtu d'une autorité éphémère, joue des tours si fantasques à la face du ciel, qu'il fait pleurer les anges.

32

Where are thy men of might? Thy grand in soul?

33

Ce ne fut pas toujours la coutume des Grecs de brûler leurs morts. Le grand Ajax en particulier fut enterré tout entier. La plupart des héros devenaient dieux après leur mort; mais on négligeait celui qui n'avait pas des jeux annuels sur sa tombe ou des fêtes instituées en son honneur par ses concitoyens, comme Achille, Brasidas, etc., et enfin même Antinoüs, dont la mort fut aussi héroïque que sa vie avait été infâme.

34

De צדוק (Sadock) , nom d'un juif ancien, fondateur d'une secte, qui niait l'immortalité de l'ame, l'existence des anges et des esprits, la résurrection du corps, et n'admettait que les cinq livres de Moïse.

(N. du Tr.)

35

Le temple de Jupiter Olympien, dont soixante colonnes entièrement de marbre subsistent encore; il y en avait, dans l'origine, cent cinquante. Cependant plusieurs écrivains ont supposé qu'elles avaient appartenu au Parthénon.

36

Le vaisseau avait été naufragé dans l'Archipel.

37

«Aujourd'hui (3 janvier 1809), outre ce qui a déjà été envoyé à Londres, un vaisseau hydriote est mouillé dans le Pirée pour attendre un chargement de toutes les antiquités emportables. Ainsi, comme je l'ai entendu dire à un jeune Grec, en s'adressant à un grand nombre de ses compatriotes (car, dans leur état d'abaissement, ils sentirent cependant cet outrage), ainsi lord Elgin pourra se vanter d'avoir ruiné Athènes. Un peintre du premier ordre, nommé Lusieri, est l'agent de la dévastation, et, comme le Grec trouveur de Verres en Sicile, qui suivait la même profession, il est devenu un parfait instrument de rapine. Entre cet artiste et le consul français Fauvel, qui désire sauver ces antiquités pour son propre gouvernement, il existe maintenant une violente contestation à propos d'une voiture pour servir à leurs transports. Une des roues de cette voiture (je voudrais qu'elles fussent brisées toutes les deux) a été cachée par le consul français, et Lusieri a porté sa plainte au waiwode. Lord Elgin a été très-heureux dans le choix qu'il a fait du signor Lusieri. Pendant un séjour de dix ans à Athènes, il n'avait jamais eu la curiosité d'aller jusqu'à Sunium224 avant qu'il nous eût accompagnés dans notre seconde excursion. Tant que lui et ses patrons se bornent à consulter des médailles, à apprécier des camées, à dessiner des colonnes, et à marchander des pierres précieuses, leurs petites absurdités sont aussi innocentes que la chasse aux insectes et aux renards, le babil des jeunes-filles, ou le noble plaisir de conduire soi-même son coche, ou d'autres passe-tems semblables; mais quand ils emportent la charge de trois ou quatre vaisseaux, des restes les plus précieux et les plus considérables que le tems et la barbarie ont laissés à la plus outragée comme à la plus célèbre des cités; quand ils détruisent, dans leurs vaines tentatives de les enlever, des ouvrages qui ont été l'admiration des âges, je ne connais aucun motif qui puisse les excuser, ni aucune expression qui puisse qualifier les auteurs et les exécuteurs de cette lâche dévastation. Ce ne fut pas un des moindres crimes, dans l'accusation de Verrès, que d'avoir pillé la Sicile, comme depuis, en imitation, on a pillé Athènes. L'impudence la plus éhontée pourrait difficilement aller plus loin que d'inscrire le nom du ravageur sur les murs de l'Acropolis; tandis que la honteuse et inutile destruction de tout un rang de bas-reliefs, sur l'un des compartimens du temple, ne permettra jamais que ce nom soit prononcé sans exécration par un observateur impartial.

Je le suis dans cette occasion: je ne suis ni un collecteur, ni un admirateur de collections, et conséquemment je ne suis pas un rival; mais j'ai quelque ancienne prédisposition en faveur de la Grèce, et je ne pense pas que l'honneur de l'Angleterre s'accroisse par le pillage, soit de l'Inde, soit de l'Attique.

Un autre noble lord a fait mieux, parce qu'il a fait moins: mais quelques autres, plus ou moins nobles, cependant tous hommes honorables, ont encore fait mieux, parce que, après beaucoup d'excavations, d'excursions, de corruptions envers le waiwode, minant et contreminant, ils n'ont rien fait en définitif. Nous avons ainsi beaucoup d'encre et de vin de répandu, et nous avons presque eu du sang. Le prig225 de lord Elgin (voyez Jonatham Wilde pour sa définition du priggisme), se prit de querelle avec un autre prig, Gropius226 de nom (nom tout-à-fait convenable, very good name, à son genre d'occupation), et demanda satisfaction dans une réponse verbale qu'il fit à une note du pauvre Prussien. Ceci se passait à table; Gropius se mit à rire; mais il ne put rien manger de tout le diner. J'ai des raisons pour me souvenir de cette querelle, car ils voulurent me prendre pour leur arbitre.

38

Je ne puis résister au désir de profiter de la permission de mon ami le Dr Clarke, dont le nom n'a pas besoin de commentaire avec le public, mais dont l'autorité ajoutera beaucoup de valeur à mon témoignage, en citant l'extrait suivant d'une de ses lettres, très-obligeante pour moi, comme une excellente note aux vers qui précèdent.

«Quand la dernière des Métopes fut enlevée du Parthénon et pendant son déplacement, une grande partie de l'entablement supérieur avec un des triglyphes fut arraché par les ouvriers de lord Elgin. Le Disdar, qui vit le dommage fait au monument, ôta sa pipe de sa bouche, versa une larme, et, d'un ton de voix suppliant, il dit à Lusieri: Τελος! – j'étais présent.»

Le Disdar auquel il est fait ici allusion était le père du Disdar actuel.

39

Selon Zozime, Minerve et Achille repoussèrent Alaric de l'Acropolis: mais d'autres rapportent que le roi goth fut presque aussi barbare que le pair écossais. Voyez Chandler.

40

Le filet placé pour empêcher que des éclats ne tombent sur le tillac pendant la manœuvre.

41

Goza est regardée comme ayant été autrefois l'île de Calypso.

42

That wanton thing.

43

L'Albanie comprend une partie de la Macédoine, l'Illyrie, la Chaonie et l'Épire. Iskander227 est le nom turc d'Alexandre, et j'ai fait allusion au célèbre Scanderbey (le bey Alexandre) dans le troisième et le quatrième vers de la trente-huitième stance. Je ne sais pas si j'ai été conforme à la vérité en faisant Scanderbey le compatriote d'Alexandre, qui naquit à Pella en Macédoine; mais Gibbon lui donne ce titre, et il y ajoute Pyrrhus, en parlant de ses exploits.

En parlant de l'Albanie, Gibbon remarque que cette contrée, à la vue des côtes de l'Italie, est moins connue que l'Amérique. Des circonstances de trop peu d'importance pour les rapporter ici, nous ont conduits, M. Hobbouse et moi, dans cette contrée, avant que nous eussions visité aucune autre partie de la domination ottomane, et, à l'exception du major Leake228, alors résident officiel de l'Angleterre à Janina, aucun autre Anglais n'a jamais été plus loin dans l'intérieur que cette capitale, ainsi que ce gentilhomme nous l'a dernièrement assuré. Ali-Pacha, à cette époque (octobre 1809, était en guerre avec Ibraïm-Pacha, qu'il avait obligé de s'enfermer dans Bérat, forteresse qu'il assiégeait alors. À notre arrivée à Janina, nous fûmes invités à Tépalin, lieu de naissance de sa grandeur le pacha, où était son sérail favori, à une journée de distance seulement de Bérat; c'est là que le vizir avait établi son quartier-général.

Après avoir séjourné quelques jours dans la capitale de l'Albanie, nous nous rendîmes à son invitation; mais, quoique prémunis de tout ce qui pouvait nous être utile et escortés par un secrétaire du vizir, nous fûmes neuf jours (à cause des pluies) à faire un voyage qui, à notre retour, n'en dura que quatre.

Nous rencontrâmes, sur notre route, deux villes: Argyrocastro et Libochabo, peu inférieures, à ce qu'il nous parut, à Janina, et le pinceau et la plume ne pourraient rendre dignement les beautés des sites qu'offre le voisinage de Zitza et de Delvinachi, village placé sur la frontière de l'Épire et de l'Albanie proprement dite.

Je ne m'étendrai pas sur l'Albanie et ses habitans, parce que cette tâche sera beaucoup mieux remplie par mon compagnon de voyage dans un livre dont la publication précédera probablement celle du mien, et qu'il me conviendrait aussi peu d'imiter que de précéder; mais un petit nombre d'observations sont nécessaires à l'intelligence du texte.

Les Arnautes ou Albanais me frappèrent beaucoup par leur ressemblance avec les montagnards de l'Écosse, dans leur habillement, leur figure et leur manière de vivre. Leurs montagnes même me parurent des montagnes calédoniennes avec un plus beau climat. Le kilt (espèce de jupon que portent les montagnards de l'Écosse) quoique blanc, leurs formes minces et souples, leur dialecte celtique dans ses sons, et leurs habitudes hardies, tout me transportait à Morven. Aucune nation n'est si détestée ni si redoutée de ses voisins que les Albanais; les Grecs les regardaient à peine comme chrétiens, et les Turcs comme mahométans: dans le fait, ils ont un mélange de ces deux religions, et quelquefois ils n'en suivent aucune. Leurs habitudes sont vagabondes et portées au pillage; ils sont tous armés: et les Arnautes aux schawls rouges, les Monténégrins, les Chimariotes et les Gegdes sont perfides. Les autres Albanais diffèrent un peu dans le costume, et essentiellement dans le caractère. Aussi loin que va mon expérience, j'en puis parler favorablement. J'étais accompagné par deux, un infidèle et un musulman, à Constantinople et dans toutes les parties de la Turquie que j'ai visitées, et on trouverait rarement quelqu'un plus fidèle dans le péril et plus infatigable dans le service. L'infidèle se nommait Basilius, le musulman Derwich Tahiri. Le premier était un homme d'un moyen âge, et le second avait à peu près le mien. Basili était expressément chargé par Ali-Pacha en personne de nous accompagner; et Derwich était l'un des cinquante qui nous servirent d'escorte pour traverser les forêts de l'Acarnanie jusque sur les bords de l'Achéloüs, du côté de Missolunghi; dans l'Étolie. C'est là que je le pris à mon service, et je n'ai pas eu l'occasion de m'en repentir jusqu'au moment de mon départ.

Lorsqu'on 1810, après le départ de mon ami, M. Hobbouse, pour l'Angleterre, je fus saisi d'une violente fièvre en Morée, ces deux hommes me sauvèrent la vie en repoussant mon médecin, qu'ils menacèrent de lui couper le cou, s'il ne me guérissait pas dans un tems donné. C'est à l'assurance consolante d'une rétribution posthume et au refus absolu d'exécuter les ordonnances du docteur Romanelli que j'attribuai ma guérison. J'avais laissé le dernier domestique anglais qui me restait, à Athènes; mon drogman était aussi malade que moi, et mes bons Arnautes me soignèrent avec une attention qui eût fait honneur à la civilisation.

Ils eurent de nombreuses aventures, car le musulman Derwich, étant un fort bel homme, était toujours en querelle avec les maris d'Athènes; de telle sorte que quatre des principaux Turcs me firent une visite de remontrance au couvent où je logeais, parce qu'il avait enlevé une femme du bain, – femme qu'il avait légalement achetée cependant, – chose très-contraire à l'étiquette.

Basili aussi était fort galant à sa manière, et il avait la plus grande vénération pour l'église, en même tems que le plus haut mépris pour les hommes d'église, qu'il souffletait dans l'occasion de la manière la plus hétérodoxe. Cependant il ne passait jamais devant une église sans se signer, et je me rappelle encore les risques qu'il courut en entrant dans Sainte-Sophie, à Constantinople, parce que cette mosquée avait été autrefois consacrée à son culte. Lorsqu'on lui faisait des remontrances sur sa conduite irrégulière, il répondait toujours: «Notre église est sainte, mais nos prêtres sont des voleurs,» et alors il se signait comme il en avait coutume, et il boxait les oreilles des premiers papas (prêtres grecs) qui refusaient de l'aider dans une opération requise, comme il s'en rencontre toujours, où la présence d'un prêtre qui a de l'influence sur le Codjia-Bachi de son village est nécessaire. Il est vrai que l'on ne peut trouver une race abandonnée de mécréans plus abjecte que les derniers ordres du clergé grec.

Quand je fis les préparatifs de mon retour, mes Albanais furent appelés pour recevoir leurs gages. Basili prit les siens avec une démonstration maladroite de regrets de mon départ, et il s'en alla bien vite avec son sac de piastres. J'envoyai chercher de nouveau Derwich, mais on fut quelque tems à le trouver; à la fin, il entra, juste au moment où le signor Logotheti, père du ci-devant consul anglais à Athènes, et quelques autres Grecs de ma connaissance, me rendaient visite. Derwich prend l'argent, mais il le jette tout-à-coup par terre, et, joignant ses mains, qu'il éleva jusqu'à son front, il se précipita de l'appartement en pleurant amèrement. De ce moment jusqu'à l'heure où je m'embarquai, il continua ses lamentations, et tous nos efforts pour le consoler ne tiraient de lui que cette réponse: μα ψεινει! il m'abandonne! Le signor Logotheti, qui jusque-là n'avait pleuré que pour la perte d'un para229, s'attendrit; le père du couvent, mes domestiques, les personnes qui étaient venues me visiter, se mirent aussi à pleurer, et je crois aussi que le gras et écervelé marmiton de Sterne aurait laissé lui-même sa poissonnière pour sympathiser avec le chagrin sincère et spontané de ce barbare.

Pour ma propre part, quand je me rappelai que, peu de tems avant mon départ de l'Angleterre, un noble personnage, avec qui j'avais été intimement lié, s'excusa de prendre congé de moi, parce qu'il avait à accompagner une de ses parentes chez sa marchande de modes, je me sentis non moins surpris qu'humilié par la comparaison du présent avec mes souvenirs du passé.

Que Derwich me quittât avec quelque regret, je devais m'y attendre: quand le maître et le domestique ont gravi ensemble les montagnes d'une douzaine de provinces, ils ne se séparent qu'à regret. Mais la sensibilité présente de Derwich, en contraste avec sa férocité native, améliora l'opinion que j'avais du cœur humain. Je crois que cette fidélité, presque féodale, est fréquente parmi les Albanais. Un jour, pendant notre voyage sur le Parnasse, un Anglais à mon service apostropha brusquement Derwich dans une dispute concernant mes bagages, et l'Albanais crut que l'autre avait voulu le frapper: il ne dit rien, mais il s'assit, appuyant sa tête sur ses mains. Prévoyant les conséquences qui allaient arriver, nous nous efforçâmes de lui faire comprendre qu'on n'avait pas voulu lui faire un affront. Il ne donna que la réponse suivante: «J'ai été un voleur, je suis un soldat: jamais un chef ne m'a frappé: Vous êtes mon maître: j'ai mangé votre pain; mais, par ce pain! (c'est un serment habituel) s'il en eût été autrement, j'aurais poignardé votre chien de domestique, et je me serais retiré dans les montagnes.» Ainsi finit l'affaire; mais, depuis ce jour, il ne pardonna jamais complètement à celui qui l'avait insulté involontairement.

Derwich excellait dans la danse de son pays, que l'on suppose être un reste de l'ancienne Pyrrhique. Que cela soit ou non, c'est une danse mâle et qui exige une prodigieuse agilité. Elle diffère essentiellement de la stupide Romaïque et de la ronde lourde des Grecs, dont notre compagnie (party) athénienne a tant d'échantillons.

Les Albanais en général (je n'entends point les cultivateurs dans les provinces, qui portent aussi ce nom, mais les montagnards) ont une contenance distinguée; et les plus belles femmes que j'aie jamais vues, pour les formes et pour les traits du visage, je les vis nivelant un chemin qui avait été dégradé par des torrens entre Delvinachi et Libochabo. La démarche des Albanais est tout-à-fait théâtrale, mais cette gravité est probablement l'effet de leur habillement, dont une partie est une capote ou manteau qui est attaché sur une épaule. Leurs longs cheveux rappellent ceux des Spartiates, et leur courage, dans leurs courtes expéditions militaires, est incontestable. Quoiqu'ils aient un peu de cavalerie parmi les Gegdes, je n'ai jamais vu un bon cavalier arnaute; les deux qui étaient à mon service préféraient les selles anglaises, dont cependant ils ne purent jamais faire usage. Mais à pied, ils ne peuvent être domptés par la fatigue.

44

Ithaque.

45

Actium et Trafalgar n'ont pas besoin d'autre mention. La bataille de Lépante fut aussi sanglante et importante; mais elle est moins connue. Elle se donna dans le golfe de Patras: c'est là que l'auteur de don Quichote perdit sa main gauche.

46

Leucade, aujourd'hui Sainte-Maure. De son promontoire (le Saut-de-l'Amour), on dit que Sapho se précipita dans les flots.

47

On rapporte que le jour qui précéda la bataille d'Actium Antoine avait treize rois à son lever.

48

Nicopolis, dont les ruines sont très-étendues, est à quelque distance d'Actium; on y voit encore quelques fragmens des murs de l'Hippodrome.

49

Selon M. Pouqueville, c'est le lac de Yanina; mais Pouqueville est toujours inexact230.

50

Le célèbre Ali-Pacha. On trouvera, sur cet homme extraordinaire, une notice incorrecte dans les Voyages de Pouqueville.

51

Cinq mille Souliotes, occupant les rochers et le château de Souli, résistèrent à trente mille Albanais, pendant dix-huit ans. Le château fut pris à la fin par trahison. Dans cette guerre il y eut beaucoup de traits dignes des meilleurs jours de la Grèce.

52

Le couvent et le village de Zitza sont à quatre heures de Yanina, ou de Joanina, la capitale du pachalik. Dans la vallée coule la rivière de Kalamas (autrefois l'Achéron), qui forme une belle cataracte non loin de Zitza. Le site est peut-être le plus beau de la Grèce, quoique les environs de Delvinachi et quelques parties de l'Étolie et de l'Acarnanie puissent lui disputer la palme. Delphes, le Parnasse, et, dans l'Attique, le cap Colonna et le port Raphti lui sont bien inférieurs, ainsi que plusieurs scènes de l'Ionie et de la Troade; et je suis très-porté à y ajouter les approches de Constantinople; mais la comparaison ne pourrait guère se soutenir avec les différentes perspectives de cette dernière ville.

53

Les moines grecs se nomment Caloyers.

54

Les monts chimariotes paraissent avoir été volcaniques.

55

L'Achéron se nomme aujourd'hui Kalamas.

56

Manteau albanais.

57

Anciennement le mont Tomarus.

58

La rivière de Laos était grosse à l'époque où l'auteur la passa, et, immédiatement au-dessus de Tépalin, elle paraissait à l'œil aussi large que la Tamise à Westminster, au moins dans l'opinion de l'auteur et de son compagnon de voyage, M. Hobbouse. En été, elle doit être beaucoup moins grande. C'est certainement la plus belle rivière du levant, et ni l'Achéloüs, ni l'Alphée, ni l'Achéron, ni le Scamandre, ni le Caïstre, n'en approchent en beauté ou en largeur.

59

Allusion aux pillards de Cornouailles.

60

Ancient butcher-work.

61

Les Albanais musulmans ne s'abstiennent pas de vin, comme la plupart des autres musulmans.

62

Palikar, sans voyelle finale, en s'adressant à une seule personne, de Παλεχαρε, nom général appliqué à tous les soldats parmi les Grecs et les Albanais qui parlent romaïque. Ce mot signifie proprement un garçon.

63

Comme spécimen du dialecte albanais ou arnaute de l'Illyrie, j'insérerai ici deux des chants les plus populaires qui sont ordinairement chantés en dansant par les hommes ou les femmes indistinctement. Les premiers mots sont purement une espèce de chœur ou de refrain sans signification, comme on en trouve dans notre propre langue et dans les autres.

I

Bo, bo, bo, bo, bo, bo,

Naciarura popuso.


I

La, la, je viens, je viens, garde

le silence.


II

Naciarura na civin

Ha penderini ti hin.


II

Je viens, je cours, ouvre la porte,

afin que je puisse entrer.


III

Ha pe udiri escrotini

Ti vin ti mar serveniti.


III

Ouvre la porte à moitié, afin que

je puisse prendre mon turban.


IV

Caliriote me surme

Ea ha pe pse dua tive.


IV

Caliriote231 aux yeux noire, ouvre

la porte, pour que je puisse entrer.


V

Buo, bo, bo, bo, bo,

Gi egem spirta esimiro.


V

La, la, je t'entends, mon ame.


VI

Caliriote vu le funde

Edve vete tunde tunde.


VI

Une jeune Arnaute, richement

parée, marche avec grâce et orgueil.


VII

Caliriote me surme

Timi put e poi mi le.


VII

Caliriote, vierge des yeux noirs,

donne-moi un baiser.


VIII

Se ti puta citi mora

Si mi ri ni veti udo gia.


VIII

– Quand je t'ai donné un baiser,

qu'y as-tu gagné? mon ame est consumée de feu.


IX

Va le ni il cadale

Celo more, more celo.


IX

– Danse légèrement, avec grâce,

avec plus de grâce encore.


X

Plu hari ti tirete:

Plu huron cia pra seti.


X

Ne fais pas tant de poussière;

elle gâterait tes chaussures brodées.


La dernière stance pourrait embarrasser un commentateur. Les hommes, en Albanie, ont certains brodequins, de la texture la plus belle; mais les dames (auxquelles on suppose que le chant qui précède est adressé) n'ont rien sous leurs petites bottes jaunes et leurs pantoufles qu'une jambe bien tournée et quelquefois très-blanche. Les jeunes Albanaises sont beaucoup plus jolies que les Grecques, et leur costume est beaucoup plus pittoresque. Elles conservent leurs formes plus long-tems belles, parce qu'elles sont toujours au grand air. On doit remarquer que l'arnaute n'est pas un langage écrit: c'est pourquoi les mots de la chanson qui précède et de celle qui suit sont orthographiés d'après leur prononciation. Ils ont été transcrits par une personne qui parle et comprend parfaitement le dialecte, et qui est native d'Athènes.

I

Ndi sefda tinde ulavossa

Vettimi upri vi lofsa.


I

Je suis blessé par ton amour, et

je n'ai aimé que pour me déchirer moi-même.


II

Ah vaisisso mi privi lofse

Si mi rini mi la vosse.


II

Tu m'as consumé; ah! jeune

fille! tu m'as blessé au cœur.


III

Uti tasa roba stua

Siti eve tulati dua.


III

J'ai dit que je ne demandais de

douaire que tes yeux et tes œillades.


IV

Roba stinoris sidua

Qu mi sini vetti dua.


IV

Je n'ai pas besoin de ce maudit

douaire, je n'ai besoin que de toi.


V

Qurmini dua civileni

Roba ti siarmi tildi eni.


V

Donne-moi tes charmes, et que

ta dot alimente la flamme du foyer.


VI

Utara pisa vaisisso me simi rin ti

hapti

Eti mi bire a piste si gui dendroi

tiltati.


VI

Je t'ai aimée, jeune fille, avec

une ame sincère; mais tu m'as

abandonné comme un arbre desséché.


VII

Udi vura udorini udiri cicova cilti

mora,

Udorini talti hollna u ede caimoni

mora.


VII

Si j'ai placé ma main sur ton

sein, qu'y ai-je gagné? j'ai retiré

ma main; mais j'en ai emporté

des flammes!


Je crois que les deux dernières stances, comme étant d'une mesure différente, doivent appartenir à une autre ballade. Une idée qui a quelque analogie avec la pensée des dernières lignes citées ci-dessus, fut exprimée par Socrate, lorsque, ayant appuyé son bras sur un de ses ύποχολπιοι, Critobule ou Cléobule, le philosophe se plaignit pendant quelques jours d'une douleur pénétrante qui se faisait ressentir jusqu'à l'épaule; c'est pourquoi il résolut très-convenablement d'enseigner ses disciples à l'avenir sans les toucher.

Œuvres complètes de lord Byron, Tome 3

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