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1868
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A M. HENRI HARRISSE
Je n'ai pas voulu faire l'histoire de la Vendée; elle est faite autant que possible, et ce n'est guère, car il y a toujours une partie de l'histoire qui échappe aux plus consciencieuses investigations. Les guerres civiles, comme les grandes épidémies, étouffent sous leurs flots exterminateurs mille détails affreux ou sublimes, des vertus ignorées, des crimes impunis. De ceux-ci, je veux citer un exemple en passant.
Aux journées de juin de notre dernière révolution, la garde nationale d'une petite ville que je pourrais nommer, commandée par des chefs que je ne nommerai pas, partit pour Paris sans autre projet arrêté que celui de rétablir l'ordre, maxime élastique à l'usage de toutes les gardes nationales, qu'elle que soit la passion qui les domine. Celle-ci était composée de bourgeois et d'artisans de toutes les opinions et de toutes les nuances, la plupart honnêtes gens, d'humeur douce, et pères de famille. En arrivant à Paris au milieu de la lutte, ils ne surent que faire, à qui se rallier et comment passer à travers les partis sans être suspects aux uns, écrasés par les autres. Enfin, vers le soir, rassemblés dans un poste qui leur était confié et honteux de n'avoir pu servir à rien, ils arrêtèrent un passant qui, pour son malheur, portait une blouse; ils étaient deux cents contre un. Sans interrogatoire, sans jugement, ils le fusillèrent. Il fallait bien faire quelque chose pour charmer les ennuis de la veillée. Ils étaient si peu militaires, qu'ils ne surent même pas le tuer; étendu sur le pavé, il râla jusqu'au jour, implorant le coup de grâce.
Quand ils rentrèrent triomphants dans leur petite cité, ils avouèrent qu'ils n'avaient fait autre chose que d'assassiner un homme qui avait l'air d'un insurgé. Celui qui me raconta le fait me nomma l'assassin principal, et ajouta: «Nous n'avons pas osé empêcher cela.»
Voilà pourtant un fait historique des mieux caractérisés, il résume et dénonce une époque: aucun journal n'en a parlé, aucune plainte, aucune réflexion n'eût été admise. La victime n'a jamais eu de nom; le crime n'a pas été recherché; l'assassin a vécu tranquille, les bons bourgeois et les bons artisans qui l'ont laissé déshonorer leur campagne à Paris se portent bien, vont tous les jours au café, lisent leurs journaux, prennent de l'embonpoint et n'ont pas de remords.
Ceci est une goutte d'eau dans l'océan d'atrocités que soulèvent les guerres civiles. Je pourrais en remplir une coupe d'amertume; mais ces choses sont encore trop près de nous pour être rappelées sans faire appel aux passions et aux ressentiments; tel n'est pas le but du travail d'un artiste.
L'art est fatalement impartial; il doit tout juger, mais aussi tout comprendre, et rechercher dans l'enchaînement des faits celui des crises qui s'opèrent dans les esprits. Le roman, placé dans le cadre d'une lutte sociale aussi intense et aussi diffuse que celle de la Vendée, peut résumer dans l'esquisse de peu d'années les transformations intellectuelles et morales les plus inattendues. C'est à cette étude de psychologie révolutionnaire que nous nous sommes attaché, peu soucieux de montrer des personnages historiques diversement appréciés par tous les partis et de raconter les événements mille fois racontés à tous les points de vue, mais curieux de chercher dans quelques types probables le contre-coup interne du mouvement extérieur. En rentrant dans ce mouvement historique d'une manière générale, nous avons pu nous dispenser de faire comparaître les morts célèbres devant nous et de leur attribuer des sentiments et des idées complaisamment adaptés à notre fantaisie. Nous avons tâché de reconstituer par la logique les émotions que durent subir certaines natures placées dans des situations inévitables, aux prises avec l'effroyable tourmente du moment et le continuel déplacement de toutes les vraisemblances relatives. En fait d'aventures romanesques, tout est possible à supposer, car tout ce qui était en apparence impossible s'est produit durant cette période extraordinaire; donc, pour tous les vices et pour toutes les vertus, pour tous les crimes et pour tous les actes de dévouement, il y a eu des motifs où la conscience humaine a puisé, non pas toujours selon la lumière qu'elle avait reçue auparavant, mais selon les forces bonnes ou mauvaises que l'électricité répandue dans l'atmosphère intellectuelle développait en elle à son insu. A aucune autre époque, il n'y a eu moins de libre arbitre, et il semble que tous les efforts de l'individu pour satisfaire ses penchants naturels l'aient replongé plus fatalement dans les courants impétueux de la vie collective. GEORGE SAND
1er juin 1867.