Читать книгу Cadio - George Sand - Страница 9

DEUXIÈME PARTIE

Оглавление

Table des matières

Fin de l'été, 1793.--La salle à manger du château de Sauvières. La grande porte du fond est ouverte sur le parc, dont la grille porte cette inscription: PROPRIÉTÉ NATIONALE.

SCÈNE PREMIÈRE.--REBEC est attablé avec MOUCHON et CHAILLAC; MADELON et JAVOTTE, servantes de Rebec les servent. Flambeaux allumés, il fait nuit dehors. La table est richement servie.

MOUCHON. Brrr!... La nuit est noire... et pas chaude, savez-vous?

REBEC, (avec dignité.) Javotte, allumez la cheminée! Madelon, fermez les portes.

CHAILLAC, (d'un ton impératif et militaire.) Allumez ce que vous voudrez, mais ne fermez rien. Dans ma position, la surveillance est de rigueur.

REBEC. Vous avez raison, commandant! Buvons pour nous réchauffer. Avec ce bon vin-là, on ne craint pas les surprises. Ça vous enflamme le coeur... J'ai envie de chanter!

CHAILLAC. Chantez, monsieur le gardien du séquestre, chantez! Chantez-nous la prise de la Bastille.

REBEC. Justement, c'était mon idée! (Il chante sur l'air O ma tendre musette.)

O jour immémorable 2

Où nous devions périr,

Sans un trait admirable

Fait pour nous secourir!

Des fastes de l'histoire

Tu seras l'ornement.

France, chante victoire.

En cet heureux moment.

(Les deux autres reprennent le refrain.)

Éli, rempli de zèle,

Brave officier français!

La couronne immortelle

Est due à ton succès.

Au bout de ton épée

Conserve cet écrit

Qui fait ta renommée

Que chacun applaudit.

Cette affreuse Bastille

N'existe déjà plus.

D'ardeur chacun pétille...

Permettez,... j'oublie!

Fuis, honteux esclavage...

Note 2: (retour) Chanson textuelle, historique.

MOUCHON, (bâillant.) Ah bah! compère, tu t'embrouilles et tu chantes faux! Et puis la prise de la Bastille, c'est vieux! On a dépassé tout ça!

CHAILLAC. Permettez, permettez, citoyen Mouchon. Dépasser la prise de la Bastille n'est pas aisé. Il n'y a rien de si grand dans l'histoire!

MOUCHON. Je ne veux pas vous dire non, vous en étiez.

REBEC. Oui, il en était, lui, et je porte la santé d'Harmodius Chaillac, ci-devant vainqueur de la Bastille!

CHAILLAC. Comment ci-devant? ci-devant vous-même!

REBEC. Pardonnez, j'ai la langue un peu épaisse. Je dis le brave Chaillac, vainqueur de la ci-devant Bastille et commandant actuel de l'héroïque garde nationale de Puy-la-Guerche, élu sur le champ de bataille, il y a quatre mois, en remplacement du traître Sauvières, passé à l'ennemi. En voilà, des titres de gloire!

CHAILLAC, (trinquant.) Merci; à la vôtre! Mais la modestie me force à dire que la défense de Puy-la-Guerche n'est pas un fait d'armes comparable à la prise de la Bastille, et que, si M. Sauvières, le ci-devant comte, ne se fût interposé entre nous et les royalistes...

MOUCHON, aviné. Et moi, je vous dis... je vous dis que si! La Bastille, c'était la Bastille. Y avait du monde, y avait tout Paris pour prendre ça, tandis que notre ville, nous n'étions pas seulement deux cents hommes armés contre des mille et des mille brigands!

CHAILLAC. Vous n'en savez rien. Vous n'y étiez pas!

MOUCHON. Je n'y étais pas, je n'y étais pas... Ça vous plaît à dire!

REBEC. Allons, compère Mouchon, faut pas tergiverser; nous n'y étions pas!

CHAILLAC. Vous étiez ici avec bien d'autres, et vous vous cachiez!

REBEC. Comme des imbéciles que nous sommes,--que nous étions! pensant que le Sauvières était pour nous, tandis que l'oppresseur nous tenait dans les fers et nous livrait aux sicaires royalistes.

CHAILLAC. Il ne faut rien exagérer, c'est inutile. Le citoyen Sauvières n'était pas oppresseur, et il ne vous a pas livrés, puisqu'on vous a retrouvés ici sains et saufs le lendemain de la chasse que nous avons donnée à l'avant garde de Saint-Gueltas!

MOUCHON. Grande action, action sublime, commandant Chaillac, et qui burine votre nom au frontispice de la renommée!

CHAILLAC. Oui, oui, vous me flattez pour que je ne vous reproche pas votre couardise! Si vous aviez eu un peu de coeur au ventre, ce jour-là, on n'aurait pas massacré sous vos yeux ce malheureux Le Moreau.

REBEC. Commandant, les portes étaient fermées entre nous et ce forfait exécrable.

CHAILLAC. Il fallait les enfoncer! Celles de la Bastille étaient plus solides! Pauvre municipal! un homme de coeur, celui-là, et qui parlait bien!

REBEC. Un peu emphatique.

MOUCHON. Ah! il était empha... Comment dites-vous?

REBEC. Je maintiens le mot, il s'écoutait parler, c'était son défaut! Il aura fait des phrases au vieux Sauvières,--ça l'aura ennuyé...

CHAILLAC. Qu'est-ce que vous dites donc? Vous donneriez à penser que Sauvières a ordonné sa mort?

REBEC. Dame! est-ce que les aristocrates ne sont pas capables de tout?

CHAILLAC. Vous ne savez pas ce que vous dites! On a trouvé les deux assassins enchaînés dans le cachot de la tour neuve avec cet écriteau: «Sauvières abandonne ces deux criminels au châtiment qu'ils méritent.»

REBEC. Très-bien! mais vous n'en avez fait fusiller qu'un; l'autre, un certain Tirefeuille, un coquin fini, a réussi à s'évader... Et quand on pense qu'un scélérat comme ça rôde peut-être encore dans les environs! Vous m'avouerez que ce n'est pas rassurant, la vie que nous menons ici, Mouchon et moi.

CHAILLAC. Vous voilà bien malades d'être préposés à la garde de ce château! Vous y faites chère lie, car on n'a pas mis les scellés sur la cave, à ce que je vois.

REBEC. Ni sur la volaille, heureusement! Encore un peu de ce tokay? il est gentil!

CHAILLAC. Non, j'en ai assez. Je suis triste. Il me semble que je vois le sang de Le Moreau sur le pavé... et jusque sur la nappe!

REBEC. Sacredieu! taisez-vous donc, commandant! Ça fait frémir, des paroles comme ça! Ah! oui, vous avez le vin triste, vous! (Il se lève.)

MOUCHON, (qui écoute.) Chut!

CHAILLAC. Quoi donc?

MOUCHON. Vous n'avez rien entendu?

REBEC. Si fait, j'entends!

CHAILLAC. Qu'est-ce que vous entendez?

MADELON, (qui est au fond.) C'est comme des cris et des gémissements!

JAVOTTE. Eh non! c'est comme des cris de joie au loin.

CHAILLAC, (au fond.) Êtes-vous bêtes! C'est une trompette à la porte du donjon. (Aux servantes.) Courez ouvrir! m'entendez-vous?

REBEC. Mais un instant, un instant! Si c'est les brigands de Saint-Gueltas qui reviennent se venger! Vous n'avez pas avec vous la moindre escorte, et ici nous ne pouvons pas compter sur les habitants.

CHAILLAC, (écoutant.) Soyez donc tranquille! C'est une sommation militaire en règle, et les brigands ne procèdent pas comme ça. Allons! c'est de la troupe, recevons-la fraternellement. Suivez-moi. (Aux servantes.) Éclairez-nous! (Il sort avec Mouchon et Madelon.)

SCÈNE II.--REBEC et JAVOTTE.

REBEC. Moi, je ne suis pas un héros du 14 juillet, ce n'est pas mon état. Ma mie Javotte, donne-moi la clef.

JAVOTTE. La clef de la cache? Je ne l'ai pas.

REBEC. Si fait, je te l'ai confiée ce matin pour balayer. Donne donc! (Javotte cherche dans ses poches.) Voyons, tu n'as pas balayé?

JAVOTTE. Si fait, si fait; mais je vous ai rendu la clef, vrai, d'honneur!

REBEC, (se fouillant.) Tu as raison, la voilà! Elle est si petite... Javotte, fais le guet par là, et, si c'est des amis qui arrivent, avertis-moi.

JAVOTTE. Vous allez encore vous enfermer pour rien, je parie! Depuis que je vous ai découvert cette grande cache dans le mur, vous y entrez pour une mouche qui vole.

REBEC, qui a essayé la clef. Eh bien, mais dis donc! je ne peux pas ouvrir!

JAVOTTE. Vous avez emmêlé la serrure à force de l'essayer.

REBEC. Mais non! Vois! C'est comme si on l'avait fermée en dedans!

JAVOTTE, (riant.) Dame! c'est peut-être quelqu'un du dehors qui la connaissait avant vous et qui s'en sert contre vous... Quelque brigand!

REBEC, (effrayé, reculant.) Tirefeuille peut-être! l'assassin de...

JAVOTTE, (qui a été au fond.) Allons, cachez vos peurs! C'est des beaux soldats républicains qui arrivent. Tenez! quand je vous dis! en voilà un superbe.

REBEC. Un officier? Il veut prendre mes ordres sans doute. Retire-toi, Javotte, c'est des affaires d'État.

SCÈNE III.--HENRI DE SAUVIÈRES, REBEC.

REBEC, (à part.) Joli garçon, tout jeune! Qu'est-ce qu'il a à regarder comme ça partout? Il a l'air timide, rassurons-le. (Haut.) Salut et fraternité, général!

HENRI, (d'un ton résolu.) Lieutenant, s'il vous plaît! c'est assez pour deux ans de service.

REBEC. Ah! mon Dieu! M. Henri!

HENRI. Tiens, Rebec! Comment cela va-t-il, mon vieux?

REBEC. Bien, monsieur le comte; et vous-même?

HENRI. Pourquoi m'appelles-tu comme ça? Mon oncle est vivant, Dieu merci! As-tu de ses nouvelles, toi?

REBEC. Oh! vous en avez bien aussi? On a dû vous dire à la ville qu'il était vainqueur sur toute la ligne, au bord de la Loire.

HENRI. Vainqueur? C'est comme ça que vous êtes renseignés? L'armée vendéenne est en pleine déroute...

REBEC. Pourtant elle avance toujours!

HENRI. Parce qu'elle ne peut pas reculer.

REBEC. Ah! dame! c'est possible. Moi, je ne sais rien de ce qui se passe. Je reste ici pour...

HENRI. Au fait, pour quoi es-tu ici?

REBEC. Hélas! monsieur Henri, vous savez, le séquestre!

HENRI. Ah oui! tu es préposé...

REBEC. On m'a forcé d'accepter cet emploi-là. Ça fait grand tort à mon établissement dans la ville, et ça me dérange fort de mes petites affaires.

HENRI. Je te croyais adjoint à la municipalité.

REBEC. J'ai donné ma démission, le poste était périlleux.

HENRI. Et tu n'es pas précisément un foudre de guerre, toi, je me souviens...

REBEC. Et puis le dévouement me commandait de rester ici.

HENRI. Le dévouement à la République?

REBEC. A votre famille surtout. Un gardien fidèle...

HENRI. Surtout est de trop. On ne t'en demande pas tant. Fais ton devoir et ne t'occupe pas du reste.

REBEC. Ah! alors... vous, vous êtes avec nous? tout à fait? sans arrière-pensée?

HENRI. Comment sans arrière-pensée? Tu demandes ça à un officier de cavalerie de l'armée républicaine?

REBEC. Ah! vous êtes dans la cavalerie? Et votre régiment?

HENRI. Partie ici, partie à Puy-la-Guerche.

REBEC. Enfin! enfin! vous voilà arrivés pour nous défendre et nous protéger? Dieu soit loué! Et c'est ça l'uniforme?

HENRI. Dame, il n'est pas cossu. Nous ne sommes pas des gens de cour, la République n'est pas riche, nous nous contentons de ce qu'elle donne.

REBEC. Oh! vous êtes un vrai patriote, vous, un bon! Ça réjouit le coeur de vous entendre parler comme ça.--Alors... vous avez rompu avec votre ci-devant famille?

HENRI, (riant.) Ma ci-devant... Es-tu fou? ma famille est toujours ma famille.

REBEC. Pardon! j'allais trop loin... Il y a comme ça des idées... et des intérêts qu'on ne peut pas oublier, n'est-ce pas? C'est trop juste, c'est trop juste.

HENRI. Dis donc, toi! tu as l'air de me soumettre à un interrogatoire? Es-tu chargé de ça?

REBEC. Oh! par exemple! moi, vous trahir? moi qui vous aime tant! moi qui vous ai vu tout petit et qui vous mettais sur mon bidet, du temps que je venais ici acheter vos laines? Étiez-vous content de taper ma bête avec vos petits talons! Et mademoiselle Louise que vous vouliez prendre en croupe... et qui avait peur!

HENRI. Pauvre Louise! elle a bien d'autres sujets de frayeur à présent!

REBEC. Mais... vous savez qu'elle est devenue intrépide! Elle ne quitte pas son père, c'est une des héroïnes de l'armée catholique.

HENRI, (soupirant.) On me l'a dit.

REBEC. Ça n'avance pas vos affaires pour le mariage?

HENRI. Ça les met à néant, comme tu penses.

REBEC. Ça ne vous chagrine pas plus que ça?

HENRI, (brusquement.) Eh bien, à quoi cela m'avancerait-il, de m'en chagriner?

REBEC. C'était pourtant un beau parti! fille unique! et vous qui n'avez rien!

HENRI. Justement, c'est là ce qui me console un peu.

REBEC. Ah bah?

HENRI. Tout ça n'empêche pas que je voudrais avoir de leurs nouvelles, à mes pauvres parents. Voyons, comment ne sais-tu rien, toi qui te prétends si dévoué à la famille?

REBEC. C'est que... on n'ose pas trop faire de questions dans ce temps de suspicion et de crainte; on risque d'avoir l'air de s'intéresser...

HENRI. Qu'est devenue mademoiselle Hoche?

REBEC. Partie avec ces dames.

HENRI. Pour l'armée catholique? elle?

REBEC. C'est comme je vous le dis.

HENRI. Par dévouement, alors? Généreuse fille! Est-elle toujours jolie?

REBEC. Ah! du présent je ne peux rien vous dire. Elle était plus jolie que jamais quand elle a suivi mademoiselle Louise. Savez-vous qu'à elles deux, elles auraient été la fleur du pays sans ces maudites guerres? Est-ce que vous n'étiez pas un peu amoureux de l'une et de l'autre?

HENRI. Quelles sottes questions me fais-tu; au lieu de me donner des renseignements sérieux?

REBEC. Dame! quand on ne sait pas! Mais il y a l'ancien homme d'affaires de votre oncle, il est resté au pays, et, si vous voulez le voir...

HENRI. Oui! cours me le chercher... Non, n'y va pas. Je le verrai comme par hasard. Il ne faut pas le compromettre.

REBEC. Ah! tenez, avouez, monsieur Henri, que la République est bien soupçonneuse, et qu'il est bien difficile d'oublier...--Mais qui sait? tout va si drôlement aujourd'hui!... Et, après tout, des fils de famille enrôlés malgré eux, comme vous par exemple, pourraient bien, s'ils le voulaient, ramener l'ancien temps, qui n'était pas si mauvais qu'on veut bien le dire! Hein, ai-je tort?

HENRI. Mon ami Rebec, je vois que tu n'as pas changé.

REBEC. Il faut bien plier sous les circonstances; mais, au fond, monsieur Henri, je suis toujours aussi bien pensant... et aussi...

HENRI. Et aussi bête que par le passé.

REBEC. Plaît-il?

HENRI. Tu as très-bien entendu, mon cher, et tu es stupide de croire qu'un ci-devant noble ne peut pas servir fidèlement son pays.

REBEC. Je ne dis pas ça! au contraire! Je vois bien que vous détestez le mensonge, et, entre nous, monsieur votre oncle a manqué à son devoir en trahissant lâchement...

HENRI. Tais-toi! Ne répète jamais ce mot-là devant moi, si tu tiens à tes deux oreilles. Mon oncle a cru obéir à sa conscience. Il s'est trompé, mais comme se trompe un galant homme, en se sacrifiant. Il savait que la Vendée n'aboutirait qu'à un gâchis et à un désastre. Il s'y fera tuer et laissera quand même une mémoire pure. Moi, je me ferai éventrer aussi pour dompter la révolte, et peut-être recevrai-je mon affaire de la main d'un de mes paysans ou d'un des vieux domestiques qui m'ont porté dans leurs bras et fait manger la bouillie! ou bien ce sera le prêtre qui m'a fait faire ma première communion, qui me cassera la mâchoire, ou encore... mon oncle lui-même, le plus doux, le plus tendre, le meilleur des hommes! C'est comme ça, à ce qu'il paraît, la guerre civile. C'est très-gentil! mais, quand on y est, on y est, et, quand on va au feu, ce n'est pas pour recevoir des pommes cuites. Là-dessus, va te coucher, Rebec, car je perds mon temps à te faire comprendre ce que tu ne comprendras jamais.

REBEC. Me coucher, non! Je vais vous reconduire.

HENRI. Nous couchons ici, nous, le capitaine et le détachement, si ça ne te contrarie pas.

REBEC. Ah! mon Dieu, vous ne me disiez pas ça! Je cours donner des ordres...

HENRI. C'est fait, nos fourriers n'ont pas besoin de toi pour installer leur monde.

REBEC. Mais... votre capitaine, où couchera-t-il? Toutes les chambres sont sous le scellé, excepté...

HENRI. Excepté celle que tu t'es réservée? Le capitaine la prendra; où est-elle?

REBEC. Celle-ci... à côté.

HENRI. L'appartement de ma tante Roxane? C'était le meilleur. Tu n'as pas mal choisi, camarade!

REBEC. Monsieur Henri, c'est à cause des odeurs! Cette chambre embaume et je suis fou des odeurs.

HENRI. Pauvre tante! elle couche peut-être maintenant dans une étable.

REBEC. Vous ferai-je apporter à souper?

HENRI. Non, nous avons mangé à Puy-la-Guerche.

REBEC, (allant à la table.) Vous prendrez bien au moins un verre de tokay? Voyons, sans cérémonie?

HENRI. Tu es trop bon! tu fais les honneurs de chez nous avec une grâce...

REBEC. Et, sans être trop curieux, qu'est-ce que vous venez donc faire ici?

HENRI. Ça ne me regarde pas. On commande, j'obéis; mais je suppose qu'on veut mettre garnison dans un château qui pourrait servir de point de ralliement et de refuge aux rebelles.

REBEC. Il y a trois mois qu'on aurait dû le faire! On vit ici dans les transes, et, si les brigands avaient voulu... Ah! la République est bien négligente!

HENRI. Oui! elle te loge dans un château fortifié, elle t'y donne les clefs d'une cave exquise, un lit de dentelle et de duvet, et elle oublie de t'attribuer une garde d'honneur pour que tu puisses y dormir tranquille; c'est impardonnable!

REBEC. Vous vous moquez de moi?

HENRI. Ça se pourrait bien. Allons, va préparer cette chambre parfumée pour mon capitaine. Il n'a pas volé un bon gîte et une bonne nuit, celui-là!

REBEC. Eh bien, et vous?

HENRI. Je dormirai sur une chaise. Je suis ici en pays conquis; mais je respecte le passé, moi, et je ne l'oublierai pas en me gobergeant dans le lit de mon oncle...

REBEC. Mais votre ancienne chambre!

HENRI. Assez de politesses, tu m'ennuies. Va enlever tes draps et tes nippes. Dépêchons-nous!

REBEC. On y va, on y va, lieutenant; ne vous impatientez pas.

HENRI, à un cavalier qui entre avec la valise du capitaine. Va faire le lit, camarade. Par ici. Tu sortiras de l'autre côté. (Rebec sort, suivi du soldat.)

SCÈNE IV.--HENRI, le capitaine RAVAUD.

LE CAPITAINE, (homme distingué, à la figure douce.) Eh bien, mon jeune lieutenant, comment va ce pauvre coeur ému?

HENRI. Bien, mon capitaine. Je n'ai reçu ici aucune mauvaise nouvelle de ma famille. Espérons que mon oncle mettra en temps utile les femmes en sûreté; quant à lui et à ses amis, ils font comme nous, ils courent les chances de la guerre.

LE CAPITAINE. Sommes-nous seuls? J'ai quelque chose à vous dire.

HENRI, (allant fermer la porte de côté.) Oui, Capitaine; à présent, vous pouvez parler.

LE CAPITAINE, (s'asseyant.) Voyons, Henri, nous allons entrer en campagne et faire des choses terribles, je le crains!

HENRI. Vous plaisantez, capitaine, les choses terribles ne vous font pas peur.

LE CAPITAINE. Je vous demande pardon. La guerre civile entraîne des rigueurs que vous ne prévoyez pas, et, d'après les ordres que nos généraux reçoivent, je m'attends à tout. On veut en finir brusquement et sans retour avec la Vendée, et, pour les exaltés qui nous gouvernent à présent, tous les moyens sont bons. La Convention trouve les procès trop longs à instruire. Elle nous défendra peut-être de faire des prisonniers. Si elle entre dans cette voie, Dieu sait où elle s'arrêtera. Vous sentirez-vous la force d'aller jusqu'au bout?

HENRI. Est-ce une épreuve, mon capitaine? M'avez-vous amené ici, de préférence aux jeunes officiers mes camarades, pour voir si, en présence du manoir où j'ai passé mon enfance et où tout me rappelle les plus chers souvenirs de ma vie, je sentirai faiblir mon patriotisme?

LE CAPITAINE. Oui, mon cher enfant, je l'ai fait à dessein, non pour surprendre les secrets tourments de votre conscience, mais pour vous dire: Jamais homme de coeur n'a été mis à une épreuve plus cruelle. Certains devoirs dépassent les forces morales les mieux trempées, et ceux qu'on va vous imposer répugnent à la nature autant qu'à l'humanité. Vous allez peut-être vous trouver en face de vos parents, de vos amis...

HENRI. C'est possible, c'est prévu!

LE CAPITAINE. Avez-vous prévu la malédiction de votre famille, l'indignation de votre caste... et celle d'une personne... Vous étiez fiancé, m'avez-vous dit, à une parente...

HENRI. Ne parlons pas de ça, mon capitaine; ce serait le côté faible de la place. J'avais pour la petite cousine une amitié... c'était peut-être déjà de l'amour; mais elle n'en pouvait avoir pour moi: c'était une enfant, et Dieu sait que, depuis l'insurrection elle, doit me mépriser de tout son coeur!

LE CAPITAINE. Elle vous pardonnerait si... Voyons! admettons toutes les probabilités: que diriez-vous si j'avais sur moi, en ce moment, l'ordre de brûler le château de Sauvières?

HENRI, (se levant.) Cet ordre... l'avez-vous, capitaine? Oui, je le vois! vous l'avez.

LE CAPITAINE. Et vous devez commander l'exécution du mandat. On le veut ainsi.

HENRI. Diable! c'est dur.

LE CAPITAINE. Et cruel! j'en suis révolté. Écoutez, Henri, écoutez-moi bien. Je crois être un brave soldat et un honnête homme. Vous m'avez vu souriant en face de la mort. Eh bien, il y a un courage que je n'ai pas, c'est celui de faire des choses atroces. On l'exige de moi,--je suis résolu à désobéir.

HENRI. Vous?

LE CAPITAINE. Oui, car j'ai l'ordre aussi de brûler les chaumières et les forêts, de détruire les récoltes, de dévaster les champs, d'affamer le pays, de réduire les habitants au désespoir, et cela, dans tout le pays insurgé, sans pitié pour les enfants, les vieillards et les femmes.--Oui, c'est ainsi! On nous donne des généraux ineptes qui n'ont jamais vu le feu. Le civil s'arroge le droit de contrôler le civisme du militaire. Un démagogue ceint d'une écharpe renverse les plans d'un officier expérimenté. Le premier venu parmi ces brutes féroces a le pouvoir de mener de braves soldats à la boucherie, et, faisant le vil métier d'espion, il dénonce comme traître quiconque ose le contredire. Votre nom vous rend suspect à un de ces lâches, et c'est lui qui, à Puy-la-Guerche, m'a donné l'ordre exécrable de vous amener ici.--Et nous nous soumettrions à de pareils ordres? nous, des soldats français, des hommes, des philosophes! Non, quant à moi, jamais! Le jour où un commissaire du gouvernement viendra me dire que je suis suspect d'indulgence, je briserai mon épée et lui en jetterai les morceaux à la figure! (Henri est absorbé, la tête dans ses mains. Un silence.)

HENRI, (se levant.) Et après ça?

LE CAPITAINE. C'est la proscription ou la guillotine. J'en prendrai mon parti comme tant d'autres.

HENRI. La guillotine tranche les têtes, elle ne tranche pas les questions.

LE CAPITAINE. Elle délivre de la vie celui que l'on veut forcer à faire le mal.

HENRI. En le prenant comme ça, c'est un suicide, alors?

LE CAPITAINE. Je l'accepte.

HENRI. Un suicide est une lâcheté.

LE CAPITAINE, (tressaillant.) Une lâcheté?

HENRI. Oui, mon capitaine, toujours! Je ne suis pas un grand raisonneur, moi; mais on m'a appris ça ici dès mon enfance. L'homme qui se tue donne sa démission et se déclare inutile. On m'a dit aussi qu'un homme représentait toujours une force quelconque, et qu'il n'avait pas le droit de la supprimer, parce qu'il ne la tient pas de lui-même: c'est Dieu qui la lui a confiée. Il faut donc choisir entre ce qui est bien et ce qui est mal. Si la Révolution est un mal, il faut l'abandonner et se jeter résolûment dans le parti contraire.

LE CAPITAINE. Le parti royaliste? Jamais quant à moi! Il m'inspire des répugnances invincibles.

HENRI. Concluez, alors.

LE CAPITAINE. Je ne puis... Aucun parti ne représente plus pour moi la France. Elle est perdue, souillée. La vie me fait horreur à présent!

HENRI. La vie est rude, mon capitaine, c'est vrai; mais, moi, à vingt-deux ans, je ne peux pas dire comme vous que tout est perdu. Ça ne m'entre pas dans la tête, une idée pareille! Si la France est égarée et souillée, nous serions bien fous ou bien paresseux d'aller demander au bourreau la fin de nos incertitudes, et de donner à cette France criminelle le plaisir de commettre un crime de plus. S'il n'y a plus d'honneur en France, c'est donc que personne ne croit plus en soi-même? Eh bien, mordieu! voilà une parole que je ne puis pas dire pour mon compte, et un exemple que je ne veux pas donner.

LE CAPITAINE. Henri, tu as raison. Servir son pays ou le trahir... Dans cette extrémité, il n'y a plus de milieu possible. Eh bien, je me soumets, mon coeur saignera... j'obéirai! Mais toi, tu n'as pas été libre de choisir, le jour où la République t'a enrôlé, et tu peux... Va, je fermerai les yeux. Quitte-nous, quitte-moi, et va rejoindre ta famille; nul n'est forcé de devenir parricide.

HENRI, (ému. Merci, mon capitaine, merci!

LE CAPITAINE. Tu acceptes, mon enfant?

HENRI. Non, je refuse... Ce qui est vrai pour vous l'est aussi pour moi. Il n'y a pas deux vérités. Le jour où j'ai été enrôlé, j'étais royaliste. Je pensais comme ceux qui m'avaient élevé, comme la jeune fiancée qui m'était promise: c'est tout simple. C'est par dévouement pour eux, c'est pour leur laisser garder une apparence de civisme qui préservait leurs personnes et leurs biens que je les ai quittés avec une sorte de joie, tout en leur promettant de passer à l'ennemi aussitôt qu'ils auraient pu émigrer. Ils n'ont pas émigré. Eux aussi, ils ont manqué de logique; eux aussi, ils aimaient la France! Que voulez-vous! c'est dans le sang des Sauvières! Et moi, enfant, j'ai senti ça le jour où j'ai entendu résonner sur le pavé des villes le talon de mes premières bottes. Je me suis mis à aimer la patrie comme un fou en me voyant chargé de défendre le drapeau qui représentait son honneur et le mien à la frontière. Je n'ai pas raisonné ça, je n'ai pas eu le temps d'y réfléchir. J'ai senti mon coeur battre jusqu'à m'étouffer! Mon oncle aurait dû prévoir que ça m'arriverait, lui qui a porté les armes pour la France. Est-ce que le premier roulement du tambour qui bat la charge, est-ce que le premier coup de canon qui ébranle l'air autour de nous n'enivre pas un homme de mon âge jusqu'au délire? Allons donc! si mes parents eussent été là, ils m'eussent crié: «Marche et ne recule pas!» Eh bien, j'y suis à présent, dans la grande mêlée! Je suis patriote, j'appartiens à la Révolution, puisque j'ai donné mon sang pour elle. Elle est ma religion et mon dieu, comme mon régiment est ma famille et comme vous êtes mon confesseur. La République nous surmène? C'est possible. Égarée ou sage, ivre ou méchante, malade ou folle, elle est notre mère, et une mère n'a jamais tort quand il s'agit de la défendre. Plus tard, quand je serai vieux ou infirme, je jugerai peut-être ses actes; mais, tant que mon bras pourra soutenir un sabre, je me battrai pour elle, fallût-il écraser mon propre coeur sous les sabots de mon cheval!

LE CAPITAINE, (exalté.) Henri, embrasse-moi, généreux enfant! ta foi transporterait des montagnes! Oui, des hommes comme toi, des hommes qui croient doivent sauver la patrie. Vive la République! (Abattu.) Nous brûlerons donc...

HENRI. A quand l'exécution de votre mandat?

LE CAPITAINE. C'est pour cette nuit. Je compte procéder avec prudence. J'ai donné des ordres pour qu'il n'y eût pas une âme vivante autour de l'enceinte. Il ne faut pas exaspérer les habitants et les exposer à faire résistance. Ils succomberaient misérablement.

HENRI. Mon capitaine, je crois qu'ils nous aideraient plutôt. Tous les paysans ne sont pas royalistes, et ceux qui sont restés chez eux ne le sont peut-être pas du tout. N'importe, j'irai faire une ronde.

LE CAPITAINE. Attendez, on vient.

SCÈNE V.--LE CAPITAINE, HENRI, MOTUS.

MOTUS, (trompette de cavalerie, républicain à tous crins, très-aimé dans le régiment.) Mon capitaine, sans te commander, je t'annonce qu'on vient de prendre un espion qui essayait de se faufiler subrepticement. Faut-il lui faire son affaire?

LE CAPITAINE. Il faut d'abord savoir si c'est réellement un espion. Amène-le.

MOTUS. C'est que, sans t'offenser, mon capitaine, je ne crois pas que tu puisses lui tirer une parole du ventre. Il n'a pas l'air de comprendre ce qu'on lui dit, ou il fait semblant d'être Breton.

LE CAPITAINE, (à Henri.) Savez-vous la langue?

HENRI. Ma foi, non, pas un mot.

LE CAPITAINE, (à Motus.) Où est-il?

MOTUS. Il est là, mon capitaine. (Allant à la porte.) Allons, avance à l'ordre, l'homme à la tignasse jaune! (Cadio paraît, amené par deux cavaliers. Son habit de toile est en lambeaux. Il a une peau de chèvre sur les épaules.)

LE CAPITAINE, (bas, à Henri,) après avoir fait signe à Motus et aux deux autres cavaliers de sortir. Interrogez-le. Vous savez mieux que moi parler aux paysans.

HENRI, (à Cadio.) Est-ce que tu ne parles pas français?

CADIO, (triste et abattu.) Je parle français, latin au besoin. Du moins, j'en sais quelque peu.

HENRI. Alors, tu es prêtre ou moine?

CADIO. Non, je suis sonneur de biniou.

HENRI. Sorcier, par conséquent?

CADIO. Sorcier? Oh! Jésus, non! Je renie le diable!

HENRI. Mais tu as beau le renier, il court après toi, la nuit, dans les bois ou sur les bruyères. Il t'arrache ton chapeau et te bat avec le hautbois de ta cornemuse. Et, quand tu as prononcé certaine formule d'exorcisme, un ange t'apparaît et te dit: «Va tuer un bleu, et Satan te laissera tranquille.»

CADIO. O bon saint Cornéli! d'où savez-vous ces choses?

HENRI. Je suis sorcier aussi. Je connais les pratiques des maîtres sonneurs de tous pays. (Bas, au capitaine.) Regardez les yeux fixes et brillants de ce garçon-là; c'est un extatique.

LE CAPITAINE. Inoffensif peut-être?

HENRI. Ou des plus dangereux.

LE CAPITAINE. Tâchez de le confesser.

HENRI, (à Cadio.) Combien as-tu déjà tué de bleus pour contenter Dieu ou le diable?

CADIO. Tuer? moi? Jamais! je ne saurais pas.

HENRI. Tu avoues pourtant que ta croyance te le commande.

CADIO. Oui; mais je suis mauvais chrétien, et je n'ai pu obéir.

HENRI. Pourquoi?

CADIO. Je suis poltron.

HENRI. Tu t'en vantes? Je ne te crois pas. Ton nom?

CADIO. Cadio.

HENRI. C'est ton nom de famille?

CADIO. De famille? Je n'en ai pas.

HENRI. Tu es un champi?

CADIO. Il faut croire.

HENRI. Tu as un sobriquet?

CADIO. Carnac.

HENRI. Tu es de ce pays-là?

CADIO. Je ne sais pas. On m'a trouvé dans les géantes.

LE CAPITAINE. Qu'est-ce que ça veut dire?

CADIO. Ça veut dire les grandes pierres, pas loin de la baie de Quiberon, au pays des anciens hommes qui dressaient sur tranche des pierres plus grosses que des tours.

HENRI. Qui t'a élevé?

CADIO. Personne et tout le monde.

HENRI. Mais qui t'a enseigné le français et le latin?

CADIO. Les moines du couvent. J'allais chez eux chanter au lutrin. J'aurais voulu savoir la musique. Ils ne la savaient pas et voulaient me faire moine. Ils m'avaient déjà coupé les cheveux, et, comme je m'en allais souvent seul dans la lande pour jouer d'un méchant pipeau que je m'étais fabriqué, ils ont prétendu que je me donnais au diable. Ce n'était pas vrai; mais, à force de me le dire, ils me l'ont mis dans la tête, et le diable s'est mis à me tourmenter; je m'en suis confessé. Alors, ils m'ont fait jeûner et souffrir dans le caveau des morts. C'est pourquoi je me suis sauvé du couvent et du pays.

LE CAPITAINE. Qu'es-tu devenu, alors?

CADIO. J'ai tâché de gagner ma vie en faisant danser le monde avec mon pipeau, et j'ai passé bien des journées sans manger, afin de pouvoir m'acheter un biniou!

HENRI. Qu'as-tu à pleurer?

CADIO. Vos soldats me l'ont pris.

LE CAPITAINE, (bas, à Henri.) Il ne paraît pas se douter qu'il puisse lui arriver pire. Continuez à le questionner.

HENRI. Pourquoi as-tu quitté la Bretagne?

CADIO. Je ne pouvais plus y rester. Comme j'avais la tête rasée, on courait après moi dans les villages en m'appelant renégat. Alors, j'ai été devant moi au hasard, et, un jour, les brigands m'ont pris--du côté d'ici. Ils m'ont mis dans la main une quenouille, et ils m'ont amené dans ce château où nous voilà, en me disant: «Donne ça au vieux seigneur qui est là, devant toi.»

HENRI. A M. de Sauvières, une quenouille?

CADIO. Oui. Ça l'a fâché! Moi, je ne savais pas pourquoi; on me l'a expliqué ensuite.

HENRI. Il y a de cela trois mois?

CADIO. A peu près quatre.

HENRI. Et, comme cette offense a décidé M. de Sauvières à suivre les brigands, tu les as suivis aussi?

CADIO. Ils m'y ont obligé.

HENRI. Malgré toi?

CADIO. Malgré moi d'abord. Et puis elle m'a dit: «On ne danse plus, Cadio. Tu vas mourir de faim, reste avec nous; tu sonneras ta cornemuse à l'élévation, quand nos bons prêtres nous diront la vraie messe dans les champs.»

HENRI. Qui t'a dit cela?

CADIO. Elle!

HENRI. La demoiselle de Sauvières? (Cadio fait signe que oui.) Tu la connais? Parle-moi d'elle! Où est-elle à présent? (Cadio secoue la tête.) Tu ne sais pas, ou tu ne veux pas dire?

CADIO. Je ne veux pas.

HENRI. Je suis son parent et son ami.

CADIO. Ça ne se peut pas.

HENRI. Tu peux me dire au moins si elle est en lieu sûr; c'est tout ce que je désire.

CADIO. Je ne dirai rien.

HENRI. Nous diras-tu depuis combien de temps tu l'as quittée?

CADIO. Non.

HENRI. Eh bien, ne le dis pas; mais apprends-moi si son amie, mademoiselle Hoche, est toujours auprès d'elle...

CADIO. Cela ne vous regarde pas.

HENRI. Que viens-tu faire ici?

CADIO. Je ne veux pas le dire.

HENRI. Avec qui es-tu venu de l'armée catholique?

CADIO. Je ne dirai plus rien.

HENRI. Alors, tu es un espion.

CADIO. Moi? Jamais!

LE CAPITAINE. Il faut pourtant nous expliquer votre présence, ou vous allez être fusillé dans cinq minutes.

CADIO, (tombant sur ses genoux.) Fusillé, moi? Ah! bon saint Cornéli, bon saint Maxire et bon saint Loup, sauvez-moi de la mort! Me fusiller! Un prêtre au moins, un prêtre! Laissez-moi racheter ma pauvre âme!

HENRI. Tu tiens donc bien à vive?

CADIO. Hélas! ma vie est bien mauvaise. Je suis un maudit, un rebut, une famine, une guenille, vous voyez! Dieu et les saints ne veulent plus de moi; mais je ferai pénitence. Laissez-moi vivre pour me repentir!

HENRI. Parle, et on te laissera vivre.

CADIO, (se relevant.) Tuez-moi, je ne parlerai pas.

LE CAPITAINE, (qui a été appeler Motus.) Prends-moi ce gaillard-là, et quinze balles dans la poitrine. (L'arrêtant et lui parlant bas.) N'y touche pas, c'est pour voir.

MOTUS, affectant un air terrible. On est prêt, mon Capitaine!

CADIO. Une grâce, messieurs les bleus! Laissez-moi jouer un air de biniou avant de mourir! C'est ma prière, à moi!

MOTUS. Ou ton signal pour appeler les autres brigands? Dis donc, blanc-bec, on n'est pas dupe comme ça dans les bleus!

CADIO. Vous me refusez ça? Allons! la volonté de Dieu soit faite! Bandez-moi les yeux que je ne voie pas les fusils! Oh! les fusils!... Bandez-moi les yeux!

LE CAPITAINE, (à Henri.) Singulier mélange de peur et de courage! (A Motus.) Bande-lui les yeux.

CADIO, les yeux bandés, à genoux. O mon bon Dieu du ciel, me ferez-vous grâce? Je n'ai ni trahi ni menti! Je n'ai pas voulu tuer, on me tue! Prenez ma vie en expiation de ma peur! Adieu, mon biniou et les beaux airs de ma musique! adieu, les grands bois et les grandes bruyères! adieu, les étoiles de la nuit, le bruit des ruisseaux et du vent dans les feuilles! Je ne verrai plus la belle plage et les grosses pierres de Carnac, où je cueillais des gentianes bleues comme la mer!

HENRI, (au capitaine.) Artiste et poëte!

LE CAPITAINE. Hélas! oui, mais fanatique et espion!

HENRI, (à part, triste.) Au service de mon oncle probablement!

LE CAPITAINE. Voyons, essayons encore. (A Motus un signe d'intelligence. Motus arme sa carabine. Cadio frissonne et tombe la face contre terre.)

HENRI, (s'approchant de lui.) Parleras-tu? Il est temps encore.

CADIO. Parler? Jamais! Tuez-moi... Dieu m'a pardonné, je sens ça dans mon coeur, me voilà en état de grâce. Tuez-moi vite!

LE CAPITAINE, (fait signe à Motus qui se retire, et il ôte le bandeau à Cadio.) Si on te pardonnait, parlerais-tu par reconnaissance?

CADIO. Non, je ne pourrais pas; j'aime mieux mourir!

LE CAPITAINE, (bas, à Henri.) C'est un croyant, c'est un homme sous les dehors d'un enfant poltron. Je suis fâché de l'avoir vu; mais le cas est grave, et la règle est impitoyable. Faire grâce à un espion, c'est trahir son devoir.

HENRI. Certes! mais si ce n'était pas un espion? Il refuse de parler, il n'essaye pas de mentir. S'il avait été chargé par mon oncle de quelque commission étrangère à la politique?... Il a un air de sincérité qui m'épouvante!

Cadio

Подняться наверх