Читать книгу Léo Burckart - Gérard de Nerval - Страница 5

ORIGINE ET PROGRÈS DES ASSOCIATIONS SECRÈTES JUSQU’EN 1814.

Оглавление

L’association la plus ancienne et la plus dangereuse est celle que l’on connaît généralement sous la dénomination d’illuminés, et dont la fondation remonte vers le milieu du siècle dernier.

La Bavière fut son berceau; l’on prétend qu’elle eut pour fondateurs quelques chefs de l’ordre des jésuites; mais cette opinion, peut-être hasardée, n’est fondée que sur des données incertaines. Quoi qu’il en soit, elle fit en peu de temps de rapides progrès, et le gouvernement bavarois se vit dans la nécessité d’employer contre elle des moyens de répression, et même de chasser quelques-uns des principaux sectaires.

Mais il ne put extirper le germe du mal; les illuminés, restés en Bavière, obligés de s’ensevelir dans l’ombre pour échapper à l’œil de l’autorité, n’en devinrent que plus redoutables. Les mesures de rigueur dont ils étaient l’objet, décorées du titre de persécution, leur gagnèrent de nouveaux prosélytes, tandis que les membres bannis allaient porter dans d’autres états les principes de l’association. C’est ainsi qu’en peu d’années l’illuminisme multiplia ses foyers dans tout le midi de l’Allemagne, et, par suite, en Saxe, en Prusse, en Suède et même en Russie.

L’on a confondu longtemps les rêveries des piétistes avec celles des illuminés. Cette erreur peut provenir de la dénomination même de la secte, qui révèle d’abord l’idée d’un fanatisme purement religieux, et des formes mystiques qu’elle fut obligée de prendre à sa naissance pour cacher ses principes et ses projets; mais l’association eut toujours une tendance politique. Si elle conserve encore quelques traits de mysticité, c’est pour s’aider au besoin de la puissance du fanatisme religieux, et l’on verra dans la suite le parti qu’elle en sait tirer.

La doctrine de l’illuminisme est subversive de toute espèce de monarchie: une liberté illimitée, un nivellement absolu, tel est le dogme fondamental de la secte: dissoudre les liens qui unissent au souverain les citoyens d’un état, voilà le but de tous leurs efforts.

Aussi les illuminés accueillirent-ils avec enthousiasme les idées qui prévalurent en France depuis 1789 jusqu’en 1804. Peut-être ne furent-ils pas étrangers aux intrigues qui préparèrent les explosions de 89 et des années suivantes; mais ils n’ont pas pris une part active à ces manœuvres; il est du moins hors de doute qu’ils ont ouvertement applaudi aux systèmes qui en ont été les résultats; que les armées républicaines, lorsqu’elles ont pénétré en Allemagne, ont trouvé dans ces sectaires des auxiliaires d’autant plus dangereux qu’ils n’inspiraient aucune défiance, et l’on peut dire avec assurance, que plus d’un général de la république dut une partie de ses succès à ses intelligences avec les illuminés.

Ce serait encore à tort que l’on confondrait l’illuminisme avec la maçonnerie. Ces deux associations, malgré les points de ressemblance qu’elles peuvent avoir, dans le mystère dont elles s’entourent, dans les épreuves qui précèdent l’initiation et dans d’autres objets de forme, sont absolument distinctes et n’ont entre elles aucune espèce de rapports. Les loges du rit écossais comptent, il est vrai, quelques illuminés parmi les maçons des grades supérieurs; mais ces adeptes se gardent bien de se faire connaître pour tels à leurs confrères en maçonnerie et de manifester des idées qui trahiraient leurs secrets.

Je ne suivrai pas la marche et les progrès de l’illuminisme depuis sa naissance jusqu’à l’époque où il devint une puissance redoutable, il faudrait trop souvent suppléer aux lumières positives par des documents incertains. La faiblesse des gouvernements et d’autres circonstances qu’il est inutile de détailler, hâtèrent plus ou moins ses développements. En Prusse, par exemple, où l’association comptait un assez grand nombre de partisans, dès le règne de Frédéric II, elle eut un grand appui dans Frédéric-Guillaume III, alors prince royal; elle monta avec lui sur le trône, et la faiblesse de ce prince hâta tellement ses progrès, qu’à l’avénement du roi régnant elle était répandue dans les états-majors de l’armée, dans les administrations, et gênait déjà les dépositaires de l’autorité .

Au reste, l’on conçoit aisément combien l’influence de la révolution française dut augmenter rapidement sa force, et combien la présence des armées républicaines favorisa ses empiétements. Je me bornerai à faire connaître le degré de puissance où elle était parvenue en 1804.

A cette époque elle avait étendu ses colonies dans tous les états qui formaient l’empire germanique, en Prusse, en Suède, en Russie; ses principaux foyers dans ces divers états sont connus. Quelques membres disséminés dans la Tauride formaient les derniers anneaux de cette chaîne, qui venait se rattacher à l’Allemagne par la Hongrie et les pays héréditaires.

Voici ce que j’ai recueilli de plus positif sur l’association des illuminés:

Je dois d’abord faire observer que par la dénomination de foyers je n’ai pas entendu désigner des points de réunion pour les adeptes, des lieux où ils tiennent des assemblées, mais seulement des localités où l’association compte un grand nombre de partisans, qui, tout en vivant isolés en apparence, se communiquent leurs idées, s’entendent et marchent de concert vers le même but.

L’association eut, il est vrai, à sa naissance des assemblées où se faisaient les réceptions, mais les dangers qui en résultèrent et qui compromirent son existence lui firent sentir la nécessité d’y renoncer. Il fut établi que chaque initié adepte aurait le droit d’initier, sans le secours de qui que ce fût, tous ceux qui lui en paraîtraient dignes, après les épreuves usitées.

Le catéchisme de la secte se compose d’un très-petit nombre d’articles qui pourraient même se réduire à cet unique précepte:

«Armer l’opinion des peuples contre les souverains, et

«travailler de tous ses moyens à la chute des gouvernements

«monarchiques, pour fonder à leur place des systèmes d’in-

«dépendance absolue.»

Tout ce qui peut tendre vers ce but est dans l’esprit de l’association: l’illuminé qui reçoit un adepte n’a donc pas de longues instructions à lui donner, et le récipiendaire pourrait, en sortant de l’initiation, faire lui-même de nouveaux prosélytes, comme celui qui aurait vieilli dans la société.

Les initiations ne sont pas accompagnées, comme dans la maçonnerie, d’épreuves fantasmagoriques, devenues un objet de dérision; mais elles sont précédées de longues épreuves morales qui garantissent de la manière la plus sûre la fidélité du catéchumène. Les serments, le mélange de ce que la religion a de plus sacré, les menaces et les imprécations contre les traîtres, rien de ce qui peut ébranler fortement l’imagination n’est épargné ; du reste le seul engagement que contracte le récipiendaire, c’est de propager les principes dont il a été imbu, de garder un secret inviolable sur tout ce qui tient à l’association, et de travailler de tous ses efforts à augmenter le nombre des prosélytes.

Il paraîtra sans doute étonnant qu’il puisse régner le moindre concert dans l’association, et que des hommes, qu’aucun lien physique ne réunit, et qui vivent à de grandes distances les uns des autres, puissent se communiquer leurs idées, concerter des plans de conduite et donner des craintes fondées aux gouvernements; mais il existe une chaîne invisible qui lie fortement tous les membres épars de l’association; en voici quelques anneaux:

Tous les adeptes qui résident dans une même ville se connaissent ordinairement, à moins que la population de la ville ou le nombre des adeptes ne soit trop considérable.

Dans ce dernier cas ils sont divisés en plusieurs groupes qui tous ont des rapports continuels par des membres de l’association, que des relations personnelles lient à deux ou à divers groupes à la fois.

Ce n’est point au surplus par des lettres confiées à la poste, ou à des intermédiaires équivoques, que les chefs de différents foyers entretiennent leurs communications. Des membres de la société, désignés sous le nom de voyageurs ou de visiteurs, vont souvent d’un foyer à l’autre pour connaître l’état des choses propager les écrits mis au jour, porter et recevoir en même temps les avis qui peuvent intéresser l’association.

Un adepte est-il forcé de changer de résidence, soit momentanément, soit pour toujours, et n’a-t-il aucun rapport personnel dans les lieux où il doit se rendre? Des recommandations particulières le mettent promptement à même d’avoir des relations avec le foyer dont il va se rapprocher.

Comme la principale force des illuminés gît dans la puissance de l’opinion, ils se sont attachés, dès le principe, à faire des prosélytes parmi les hommes qui, par état, exercent une influence plus directe sur les esprits, tels que les littérateurs, les savants, et surtout les professeurs. Ceux-ci dans leurs chaires, ceux-là dans leurs écrits, propagent les principes de la secte en déguisant sous mille formes différentes le poison qu’ils font circuler: ces germes, souvent imperceptibles aux yeux du vulgaire, sont ensuite développés par les adeptes dans les sociétés qu’ils fréquentent, et le texte le plus obscur est mis ainsi à la portée des moins clairvoyants.

C’est surtout dans les universités que l’illuminisme a toujours trouvé et trouvera encore de nombreuses recrues.

Ceux des professeurs qui font partie de l’association s’attachent d’abord à étudier le caractère de leurs élèves; un étudiant annonce-t-il une âme forte, une imagination ardente, aussitôt les sectaires s’emparent de lui; ils font résonner à ses oreilles les mots despotisme, tyrannie, droits des peuples, etc. avant même qu’il puisse attacher d’idées justes à ces mots; à mesure qu’il avance en âge, des lectures choisies, des entretiens adroitement ménagés, font éclore les germes déposés dans son jeune cerveau; bientôt son imagination fermente, l’histoire, les traditions des temps fabuleux, tout est mis en usage pour porter son exaltation au plus haut degré ; et avant qu’on lui ait parlé d’association secrète, contribuer à la chute d’un souverain est, à ses yeux, l’acte le plus noble et le plus méritoire. C’est alors que les épreuves de courage, de constance et de discrétion se multiplient chaque jour sans que l’étudiant puisse même se douter que l’on s’occupe de lui; enfin lorsque la séduction est complète, lorsque plusieurs années d’épreuves garantissent à l’association un secret inviolable et un dévouement absolu, on lui fait connaître que des milliers d’individus, répandus dans tous les états de l’Europe, partagent ses sentiments et ses vœux; qu’un lien secret unit fortement tous les membres épars de cette même famille, et que la réforme qu’il désire si ardemment doit tôt ou tard s’opérer.

Le régime des universités allemandes est très-propre à favoriser les progrès de l’association. En général, ces établissements sont tout à fait indépendants de l’autorité publique; quant à leur police intérieure, ils ont même sur les étudiants une juridiction qui s’étend au dehors, et c’est un comité de professeurs qui l’exerce et qui est chargé de surveiller tout ce qui tient à l’intérieur, à l’enseignement, etc., de manière que les magistrats n’ont aucun moyen d’éclaircir ni de réprimer les écarts des élèves ou des professeurs.

Parmi les prosélytes de cette dernière classe, il en est sans doute que les événements politiques, la faveur du prince, ou d’autres circonstances, détachent de l’association; mais le nombre de ces déserteurs est nécessairement très-borné, encore n’osent-ils se prononcer contre leurs anciens confrères, soit qu’ils redoutent les vengeances particulières, soit que, connaissant la puissance réelle de la secte, ils veuillent se ménager des voies de réconciliation; souvent même ils sont tellement enchaînés par les gages qu’ils ont donnés personnellement, qu’ils se trouvent dans la nécessité, non-seulement de ménager les intérêts de la secte, mais de la servir indirectement, quoique leur nouvelle situation exige le contraire; c’est ainsi qu’un des plus ardents sectateurs de l’illuminisme, porté par l’influence de la France à la direction des affaires, dans un des états de la confédération du Rhin, fut entraîné par la force des choses, et forcé de peupler les administrations, les établissements publics, d’illuminés bien connus, lorsqu’à sa connaissance, l’association avait tourné tous ses efforts contre les intérêts de la France, ainsi que je l’exposerai dans la seconde partie.

La marche des illuminés est plus prudente, plus ardente, et conséquemment plus adroite. Au lieu de révolter l’imagination par des idées do régicide, ils affectent les sentiments les plus généreux. Des déclamations sur l’état malheureux des peuples, sur l’égoïsme des courtisans, sur les mesures d’administration, sur tous les actes de l’autorité qui peuvent offrir un prétexte à la littérature, en opposition des tableaux séduisants de la félicité qui attend les nations, sous les systèmes qu’ils veulent établir. Telle est leur manière de procéder surtout dans l’intimité de leurs relations. Plus circonspects dans leurs écrits, ils déguisent ordinairement sous une métaphysique obscure, sous des allégories plus ou moins ingénieuses, le poison qu’ils n’osent pas présenter ouvertement. Souvent même les textes des livres saints servent d’enveloppes et de véhicules à ces funestes insinuations; mais, comme je l’ai déjà dit, les adeptes sont la pour expliquer les symboles séditieux; en un mot, donnant très-peu aux entreprises hasardeuses, persuadés que, tôt ou tard, le cours naturel des choses amènera une crise favorable à leurs desseins, ils se mettent en mesure d’en profiter en augmentant chaque jour le nombre de leurs prosélytes, et en affaiblissant de plus en plus le respect et l’amour des peuples pour leurs souverains.

Ce n’est pas qu’on ne doive redouter de leur part de grands attentats, si des circonstances, qu’il est impossible de prévoir, mettaient leur intérêt à cette épreuve. Les deux jeunes Saxons, dont j’ai parlé au commencement de ce mémoire, sont des exemples frappant des excès où les illuminés peuvent se porter dans une situation donnée; et, pour ne laisser aucun doute à cet égard, je crois devoir entrer dans quelques détails qui les concernent. Ces détails serviront d’ailleurs à prouver ce que j’ai avancé ci-dessus, savoir: que l’association, quoiqu’elle ait une tendance exclusivement politique, ne dédaigne pas de recourir dans l’occasion au fanatisme religieux, et qu’elle sait le porter au plus haut degré d’exaltation.

L’un, natif de Hambourg, âgé de dix-sept ans et demi, fils d’un ministre luthérien, était apprenti dans une manufacture de draps à Erfuld. Telle était l’exaltation de son cerveau, qu’il s’imagina que Dieu avait daigné se manifester à lui et lui avait ordonné d’aller tuer Napoléon pour le salut des peuples allemands.

En sortant de cette extase, il jure d’exécuter l’ordre qu’il croit avoir reçu du Ciel, et il demande la damnation éternelle s’il cesse de travailler jusqu’à son dernier soupir à l’accomplissement du serment qu’il vient de faire.

Quelques traits d’une lettre qu’il adresse à sa famille, au moment de partir, le peindront mieux que je ne pourrais le faire en vingt pages. «Mes chers parents,» écrivait-il à son père et à sa mère,

«Je pars pour exécuter ce que le Ciel m’ordonne, pour

«sauver des milliers d’hommes et pour périr moi-même. Que

«vais-je faire et par quel moyen atteindrai-je mon but? C’est

«ce que je n’ose vous découvrir.

«Il y a quelques semaines que ce dessein a été conçu, mais

«voyant des obstacles de toutes parts j’hésitais encore. Dans

«cette situation j’implorai l’assistance de Dieu; c’est alors

«que sa lumière est venue me frapper: j’ai cru voir Dieu dans

«toute sa majesté, et entendu retentir ces paroles comme la

«foudre: Pars, et fais ce que je t’ai ordonné ; je serai ton

«guide et ton appui; tu arriveras au but et tu perdras la

«vie, mais tu seras heureux avec moi.»

Il écrivait en même temps à des jeunes gens avec lesquels il était intimement lié :

«Si vous venez me chercher, vous me trouverez parmi les

«morts ou parmi les vainqueurs, sur le champ de bataille;

«je ne puis rester plus longtemps ici, et je vous fais mes

«adieux.»

Le second, gentilhomme lusacien, était âgé de dix-neuf ans et n’avait point encore quitté l’université.

Le fanatisme religieux agit beaucoup moins sur lui que sur le précédent; cependant on ne saurait mettre en doute qu’il n’en ait un peu senti l’influence, car il avoua que l’excommunication fulminée contre Bonaparte avait contribué à le fortifier dans le dessein d’attenter à ses jours.

Tous deux ils furent arrêtés avant d’avoir pu exécuter leur projet. Ils montrèrent l’un et l’autre le même courage et la même impassibilité.

Le premier, c’est-à-dire l’apprenti fabricant, fut conduit après son arrestation devant Bonaparte qui l’interrogea pendant plus d’une demi-heure. Ce jeune homme avoua avec ingénuité son dessein et ses motifs, ajoutant qu’en lui ôtant la vie il croyait rendre service à l’Allemagne et à l’Europe entière. Il parut dans cette longue séance ferme et tranquille; il répondait à tout sans la moindre nuance d’exagération et de faiblesse. Le docteur Corvisart, qui l’observait attentivement et lui tâtait de temps en temps le pouls, ne trouva chez lui aucune altération et surtout pas le moindre dérangement au cerveau.

Bonaparte ayant laissé tomber quelques mots de pardon, le jeune homme le détourna lui-même de cette idée, «car, dit-

«il froidement, si les circonstances qui m’ont porté à cette

«entreprise subsistaient encore, ou se présentaient de nou-

«veau, je me croirais obligé et je ne pourrais me dispenser

«de recommencer.»

Comme lui, le gentilhomme lusacien avoua qu’il était venu pour tuer Bonaparte. Il lui ressemble encore par un trait bien caractéristique. On lui demanda ce qu’il ferait si Bonaparte, en considération de sa jeunesse, lui pardonnait son égarement et le renvoyait chez lui. Il répondit que ses principes l’obligeraient de suivre son entreprise comme avant son arrestation.

Ces deux exemples que j’ai cru devoir rapporter pour montrer jusqu’où peut aller la fureur de l’illuminisme, ne contredisent point ce que j’ai avancé sur la doctrine de l’association. L’assassinat des souverains n’est pas, je le repète, le point fondamental du catéchisme des illuminés; mais l’imagination des adeptes est travaillée de manière à la rendre susceptible de concevoir les projets les plus hardis, de s’y attacher fortement et de les suivre avec une persévérance et une abnégation de soi-même que l’on trouverait difficilement hors de l’association; en un mot, que si l’illuminisme ne fait pas un usage habituel de ces moyens, il peut y recourir lorsqu’il croit avoir un grand intérêt à le faire.

Il serait possible que l’on crût pouvoir attribuer le parti extrême auquel se sont portés ces deux jeunes gens, à un mouvement spontané produit par l’état d’oppression où se trouvait alors l’Allemagne, ou bien à une haine contre Napoléon tout à fait indépendante de l’illuminisme.

Mais quelques rapprochements suffiront pour faire apercevoir la connexion qui existe entre la secte et les deux jeunes fanatiques, si l’on veut bien observer d’ailleurs (ce qui sera prouvé dans la deuxième partie) qu’à l’époque dont il s’agit l’illuminisme avait tourné tous ses efforts contre la France et la personne de Napoléon.

L’on ne saurait se refuser d’admettre que ces deux jeunes gens avaient été imbus des mêmes principes, étaient enfin sortis de la même école.

Or, suivant ses aveux, le gentilhomme lusacien s’était livré avec beaucoup d’application à la lecture des ouvrages de Jean Muller, et les œuvres de ce littérateur allemand sont en grande vénération chez les illuminés à cause des maximes et des déclamations contre le despotisme que l’on y trouve très-fréquemment. Il était lié depuis plusieurs années avec des hommes bien connus pour faire partie de l’association. Enfin on trouva parmi ses papiers, saisis en Saxe, une dissertation tendant à établir «que tout empereur, roi ou prince, qui attente à la liberté du peuple, peut être déposé et même tué par le peuple.»

Cette question ne pouvait avoir d’application particulière à Napoléon de la part des peuples allemands; c’est ici où l’on ne saurait le nier; une thèse générale dans laquelle on considère, non pas les rapports d’un peuple vaincu avec le souverain étranger qui l’opprime, mais bien les rapports des sujets avec leurs légitimes souverains.

Il est impossible de ne pas reconnaître, dans cette dissertation, la doctrine et surtout la marche de l’illuminisme: car une fois le principe admis on peut en faire l’application à chaque instant. Il ne sera pas difficile de trouver dans les actes de l’autorité, quelque sages, quelque justes qu’ils puissent être, des motifs plus ou moins plausibles de déposition ou d’assassinat.

Voilà, à peu de choses près, tout ce qui a été recueilli de plus certain sur les illuminés proprement dits. Je vais parler maintenant de quelques autres associations qui, sans avoir de connexion bien intime avec eux, marchent cependant vers le même but, mais par des voies plus obliques.

La plus redoutable après l’illuminisme, et par le nombre et par l’influence de ses membres, est uniquement composée de littérateurs, d’érudits de toutes les classes désignés sous le nom d’idéalistes; dénomination fondée sur des systèmes de perfectibilité dans les institutions politiques dont ils se font les apôtres.

Ces novateurs n’attaquent pas de front, comme les illuminés, les gouvernements qu’ils veulent renverser, mais ils ne laissent échapper aucune occasion de leur porter des coups détournés, de faire la censure des institutions existantes, et d’insinuer, quoique timidement, que les peuples ne peuvent être heureux sous les systèmes de la monarchie. Traités de morale et de métaphysique, voyages, romans, pièces dramatiques, etc., etc.; tous les ouvrages qu’ils mettent au jour sont infectés de ces idées démagogiques.

Comme les principes des idéalistes sont au fond les mêmes que ceux des illuminés, ces deux sectes ont réciproquement profité de leurs travaux séparés; mais comme ces deux associations marchent vers le même but, elles finiront par se fondre l’une dans l’autre. Déjà même plusieurs coryphées de l’idéalisme sont entrés dans la secte des illuminés; d’autres ont des rapports intimes avec eux. Ce qui déterminera sans doute, et peut-être avant peu, une réunion complète, c’est que les idéalistes n’étant pas organisés en corps comme les illuminés, leur nombre étant d’ailleurs très-borné eu égard à ceux-ci, ils sentiront l’impossibilité de profiter exclusivement des révolutions qu’ils préparent.

Parmi les autres auxiliaires de l’illuminisme l’on compte plusieurs sectes religieuses que des manies, plus ou moins prononcées, semblent séparer, mais dont la doctrine est néanmoins fondée sur les mêmes principes.

On en connaît trois dans l’Allemagne méridionale. En général elles s’accordent à voir, dans le texte de récriture sainte, le gage d’une régénération universelle, d’un nivellement absolu, et c’est dans cet esprit que les sectaires interprètent les livres sacrés.

La plus nombreuse est celle qui eut pour fondateur un certain Bœhm. Elle a étendu ses colonies sur toute la rive droite du Rhin jusqu’en Hollande; et parmi ses apôtres les plus zélés elle comptait, il y a peu de temps, un célèbre oculiste attaché à une cour allemande.

Au reste, ces sectes religieuses ne peuvent rien encore par elles-mêmes, mais leurs efforts tournent au profit des illuminés, et ces derniers comptent tellement sur l’appui de ces mystiques démagogues, qu’ils évitent de faire des prosélytes parmi eux, persuadés que le fanatisme religieux agira plus puissamment sur l’imagination que le fanatisme politique.

Telle était la situation de l’Allemagne et du nord de l’Europe sous le rapport des associations secrètes, lorsque Bonaparte fut porté au gouvernement de la France. L’illuminisme y comptait de nombreux partisans; il était en majorité dans tous les établissements d’éducation, dans toutes les administrations publiques, dans les états-majors des armées; il s’était même introduit dans les cabinets de plusieurs souverains.

Aidé par les idéalistes et par les sectes religieuses dont je viens de parler, encouragé par l’exemple de la France et par l’espoir d’en être protégé, jamais il n’a menacé plus éminemment le repos de l’Allemagne, et il n’a tenu qu’au gouvernement français d’allumer dans ce pays un vaste incendie qui aurait fini par se communiquer à tous les états du Nord.

Il suffisait pour cela d’abandonner les esprits à l’impulsion qu’ils avaient reçue, et ne pas leur montrer l’envie de s’opposer aux innovations projetées.

Mais le gouvernement français fit au contraire tout ce qu’il fallait pour arrêter l’explosion, et l’on peut dire avec assurance que le système politique de Bonaparte a sauvé l’Allemagne d’un embrasement général.

Léo Burckart

Подняться наверх