Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 68
Prologues théâtraux ou monologues « facétieux » ? Catégories et hiérarchies
ОглавлениеLe terme de « facétie » peut être utilisé pour désigner un ensemble varié d’écrits plaisants (monologues ou dialogues, nouvelles, chansons, etc.), produits en masse à la fin du XVIᵉ et au début du XVIIᵉ siècle grâce à l’expansion de l’imprimé1. Ces ouvrages, qu’il paraît impossible de circonscrire avec précision et efficacité, sont essentiellement identifiables par leur aspect matériel. La plupart des « facéties », selon Alain Mercier, sont des in-8° de moins de 24 pages, alors que les recueils de Bruscambille font souvent plus d’une centaine de pages et ne cadrent pas avec cette littérature éphémère2. Sans doute en partie en raison de leur épaisseur, les recueils de Bruscambille peuvent disposer d’un frontispice. Les pages de titres illustrées, on l’a vu, sont peu communes pour le théâtre mais elles sont encore plus inhabituelles dans le champ des facéties imprimées. Il s’agit donc d’un élément distinctif et d’une marque de dignité accordée à ces écrits, même si cela entre sans doute d’abord dans une logique commerciale3. Nous observons ainsi que Jean Millot, premier éditeur des prologues de Bruscambille, investit en quelque sorte sur le farceur en prenant la décision d’illustrer ses recueils à deux reprises4. Ces frontispices représentent, non pas le contenu des prologues, mais leur prétendu cadre de création à savoir les planches du théâtre. Bien souvent, le farceur y déambule, débitant ses prologues devant une foule compacte de spectateurs5. Qu’ils aient effectivement été interprétés sur scène ou non, les frontispices accolés aux éditions du farceur dessinent un cadre de production scénique et programment aussi, de fait, un cadre de réception théâtral. Ces illustrations assurent ainsi conjointement la promotion de l’ouvrage et la vedettisation d’un acteur-auteur. En plaçant l’énonciateur des discours en tête d’affiche, ces recueils de prologues participent au regain des performances farcesques dans les années 1620-1630 et annoncent le succès de livres construits sur le même modèle, également attribués à des célébrités de tréteaux, tels que les recueils de Tabarin ou de Gaultier Garguille6.
Comme pour le théâtre imprimé, la catégorie de « facétie » s’avère trop vague pour désigner les recueils de Bruscambille qui paraissent sous la forme de petits livres, que les éditeurs prennent la peine d’habiller d’un frontispice et que les lecteurs achètent plus cher que des minces plaquettes « facétieuses ». La porosité des frontières génériques, la polygraphie des auteurs et le rassemblement des textes de différentes natures sont autant de critères qui laissent ouverte une large fenêtre éditoriale pour ces textes indéterminés. Le farceur et/ou ses éditeurs mobilisent à la fois les propriétés du théâtre et celles des « facéties » pour faire de ces recueils de prologues des objets hybrides qui s’apparentent volontiers à l’un et l’autre. En cela, le succès de librairie de ces prologues recueillis peut être considéré comme un signe de l’intérêt croissant des contemporains pour l’art dramatique : il contribue à la diffusion de cet art alors même que son expansion ne se limitera bientôt plus à la scène mais gagnera aussi progressivement l’univers du papier7.
Plusieurs déplacements s’opèrent si nous envisageons les livres de Bruscambille, et donc leur succès éditorial, comme des éléments, même marginaux, du théâtre imprimé. Cela implique un élargissement du lectorat potentiel du farceur mais surtout, cela modifie l’échiquier des genres et bouscule les hiérarchies structurant les écrits dramatiques. Nous retrouverions ainsi dans le champ de l’imprimé le rôle essentiel que jouent les courtes pièces et les discours de transition sur scène qu’il s’agisse des prologues, des épilogues, des intermèdes musicaux ou encore des chansons. Ces morceaux plus ou moins spectaculaires, loin d’être uniquement des contrepoints plaisants, occupaient une place clé dans l’articulation des séances théâtrales et dans le champ de ce nous pourrions nommer plus largement le spectacle imprimé. Par la prise en compte de ces écrits, nous éviterions une forme de « discrimination générique » qui infléchit souvent l’historiographie et nous disposerions d’une cartographie bien différente du théâtre imprimé, sans doute plus proche de l’état de ce qui se jouait au cours de cette période8. Apparentés à la scène et pris comme phénomène éditorial, les recueils de Bruscambille viennent grossir les rangs du théâtre imprimé dans le premier tiers du XVIIᵉ siècle, agissent dans la dynamique croissante de ce genre et modifient la physionomie de son domaine imprimé, notamment en contrebalançant l’importance accordée à la tragédie.