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Les stratégies éditoriales du père Garasse

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Julie MÉNAND

IHRIM-Lyon 2 (UMR 5317)

Le père Garasse (1585-1631) est un écrivain jésuite spécialisé dans l’écriture de combat. Le contexte dans lequel il prend la plume est en effet propice à la polémique. Les difficultés que rencontre la Compagnie de Jésus depuis son rétablissement en France (1604), l’arrière-plan des dernières guerres de religion ou encore la montée de l’incroyance dénoncée par les apologistes constituent autant de lignes de front. Le père Garasse s’engage donc en s’inscrivant dans une dynamique propre à son Ordre. Son œuvre est ainsi marquée par le foisonnement polémique qui caractérise le début du siècle.

La critique s’est essentiellement intéressée à ses écrits de combat, ce qui tend à occulter le fait qu’il est l’auteur d’une œuvre protéiforme. Entre 1611 et 1620, il rédige des vers latins de circonstance liés à des enjeux nationaux, comme la mort d’Henri IV et le sacre de Louis XIII1, ou régionaux, comme l’édification à Bordeaux de la Chartreuse Notre-Dame de Miséricorde2. Le père Garasse rédige également des textes français en prose, à l’instar du Rapport d’un Parlement au Ciel et d’un premier Président au Soleil3, adressé au président du parlement de Bordeaux André de Nesmond, ou en prose et vers mêlés, comme La Royalle Reception4, qui rend compte des festivités dans la ville de Bordeaux lors du mariage de Louis XIII. Il est enfin l’auteur de l’oraison funèbre d’André de Nesmond5, publiée en 1617.

Progressivement, le père Garasse laisse de côté le genre épidictique pour aborder ses premiers combats. Là encore, sa pratique est diversifiée. Il commence par de courtes satires latines en prose et vers mêlés (1614-1616)6 et poursuit avec une brève satire française en prose et vers mêlés également (1617)7, visant des adversaires gallicans et protestants. Suivent deux ouvrages plus volumineux parus entre 1619 et 1622, qui tiennent tout à la fois de l’ouvrage de réfutation et du libelle8. La Doctrine curieuse (1623)9, pamphlet satirique destiné à combattre les libertins et plus spécifiquement le poète Théophile de Viau, trouve un pendant doctrinal en la Somme théologique (1625)10, genre religieux que le père Garasse tente de faire entrer dans le champ des belles-lettres. Dans le but de se défendre, il rédige enfin, entre autres, une Apologie11, un Mémoire justificatif12, et des mémoires non publiés de son vivant couvrant l’histoire des jésuites parisiens entre 1624 et 162613.

L’œuvre du père Garasse, sous ses formes multiples, est tout entière consacrée à l’illustration et à la défense de son Ordre, et à la lutte pour la Réforme catholique. Le jésuite, pragmatique, adapte ses stratégies de publication à l’adversaire, au destinataire et au contexte. L’objectif de cette étude sera d’examiner ses différentes stratégies de publication, stratégies qui aident à percevoir la diversité de son œuvre et de ses enjeux.

Au début de sa carrière (1611-1620), le père Garasse produit des écrits de célébration, tantôt liés à la ville de Bordeaux, où il a résidé pendant sa formation, tantôt liés à des enjeux nationaux. Ces écrits peuvent être rédigés en vers ou en prose, en français ou en latin. Ils sont publiés de façon régulière et, pour la plupart, sous son nom et titre de jésuite. En 1611 paraissent ainsi des élégies latines adressées à Louis XIII à la mort de son père et d’autres élégies consacrées au sacre du jeune roi : sur leurs pages de titre figurent la mention du nom de l’auteur, de sa ville d’origine, Angoulême, et de sa qualité de jésuite : Franciscus Garassus Engolimensis, ex Societate Iesu14. Dans le cas du recueil collectif de vers latins relatifs à la consécration de la Chartreuse Notre-Dame de Miséricorde (1617), ou des vers latins célébrant la statue d’Henri IV érigée sur le Pont‑Neuf15, le nom de l’auteur et son statut n’apparaissent pas dès la page de titre. En revanche, l’auteur signe les pièces liminaires adressées à des destinataires prestigieux, respectivement le cardinal de Sourdis et le Premier président du parlement de Paris Nicolas de Verdun, « Franciscus Garassus S.I.T.16 ».

L’identification de l’auteur en début d’ouvrage n’est pas systématique pour les écrits de célébration en langue française. Le Rapport d’un Parlement au Ciel, et d’un premier President au Soleil, adressé pour ses étrennes à André de Nesmond, ne donne pas le nom de l’auteur. Son identité est donnée en fin d’ouvrage, sous forme de signature : « Vostre tres-humble & obeissant serviteur, François Garassus de la Compagnie de Jesus17 ». Peut-être s’agit-il d’un choix tendant à afficher une posture de modestie dans le cadre d’une publication qui n’est pas collective ou n’émane pas de l’Ordre – même si les bonnes relations entre André de Nesmond et la Compagnie sont soulignées par le jésuite18.

La page de titre peut comporter, comme c’est le cas pour les élégies célébrant le sacre de Louis XIII, la formule « nomine collegii Pictavensis Societatis Iesu » avant la mention du nom de l’auteur : il s’agit de montrer que la publication se fait au nom de l’Ordre et prend place aux côtés des autres productions jésuites visant à célébrer la dynastie royale française. De même, dans La Royalle reception (1615), celui qui prend en charge le discours s’efface : la publication se fait sous le signe de la collectivité, comme en témoigne l’adresse finale au roi, qui le prie d’accepter cet ouvrage au nom de ses « tres-humbles & tres-fidelles sujets & serviteurs, les Peres de la Compagnie de Jesus, du College de Bordeaux19 ». Seul un poème liminaire des ChampsElyziens, signé Sammartinus, cite l’auteur, mais seulement par ses initiales20.

Les écrits de célébration paraissent en outre avec une adresse typographique réelle, conformément aux lois qui régissent l’imprimerie. Certains d’entre eux possèdent un privilège, comme la Royalle reception. À l’exception du Colossus Henrico Magno in Ponte Novo positus, publié en 1617 chez le libraire-imprimeur parisien Sébastien Chappelet, tous les textes du père Garasse relevant du genre épidictique sont publiés soit chez Simon Millanges à Bordeaux, soit chez Antoine Mesnier à Poitiers. Le choix de ces lieux s’explique par les déplacements du père Garasse, liés à l’évolution de sa carrière. Il s’explique aussi par les sujets traités – les vers latins du jésuite célébrant l’édification de la Chartreuse Notre-Dame de Miséricorde paraissent en 1620 à Bordeaux, en même temps que d’autres textes similaires. L’adresse de ces deux imprimeurs ordinaires du roi, qui figure sur chacune des pages de titre, confère à ces publications un statut régulier.

Ces écrits sont donc assumés par le père Garasse, qui contribue ainsi à la vie de son Ordre, tout en se forgeant une identité d’auteur. Ces textes, essentiellement produits en début de carrière et témoignant de ses talents, peuvent également être utilisés à des fins personnelles afin de construire sa carrière au sein de la Compagnie. Dans le cadre de polémiques ultérieures autour de la Doctrine curieuse (1623), le jésuite revendique en outre ces écrits pour mettre en valeur ses qualités d’écrivain, qui lui sont niées, et pour se défendre d’avoir l’esprit porté à la satire21.

Écrits épidictiques et satiriques sont liés. Tout comme les seconds, les premiers participent du combat pour le rétablissement des positions jésuites en France. Il ne s’agit pas que de contribuer au prestige de l’Ordre par le biais de poèmes virtuoses en latin. Il s’agit également de donner des gages de loyauté au pouvoir royal dans un contexte troublé, en produisant des textes patriotiques. Les écrits du père Garasse s’inscrivent donc dans l’ensemble des publications jésuites du temps, et reflètent l’état des relations entre la royauté et la Compagnie suite à la mort d’Henri IV. Ils tendent à réaffirmer la fidélité des jésuites au souverain alors qu’ils sont mis en cause. Les écrits épidictiques sont donc le pendant d’un autre type de productions jésuites, qui combattent les accusations portées contre la Compagnie.

Dans le cadre de sa production satirique (1614-1620), le père Garasse publie soit sous l’anonymat, soit sous pseudonyme. Quant aux adresses, lorsqu’il y en a, elles sont souvent fictives. Ses écrits satiriques n’émanent pas officiellement de la Compagnie, même s’ils sont souvent en lien avec d’autres textes jésuites de facture plus sérieuse, parus dans le même temps et portant sur un même sujet. On peut noter par exemple que Le Banquet des sages est publié en 1617, parallèlement à la réédition d’un texte du jésuite Louis Richeome prenant également pour cible les plaidoyers de Louis Servin22. Si le texte du père Richeome paraît avec privilège et approbation, et porte sur la page de titre le nom de son auteur, la satire du père Garasse demeure quant à elle anonyme. L’Ordre ne peut en effet revendiquer des textes de cette nature. Le Parlement exige, suite à la mort d’Henri IV, « qu’aucun escrit ne sorte des Jesuites qui puisse troubler la paix ou justement offenser le prochain23 ». En s’attaquant à de hautes figures gallicanes ou protestantes, et en le faisant sur un mode satirique qui lui fait encourir des accusations de diffamation ou de médisance, le père Garasse adopte donc par prudence une stratégie de publication différente, tendant à masquer son identité.

Les satires latines qui paraissent entre 1614 et 1616, l’Horoscopus anticotonis, l’Elixir calvinisticum et l’Horoscopus anticotonis auctior et pene novus sont publiées sous le même pseudonyme d’Andrea [Schioppius], Gasparis [frater], soit « André Schoppe, frère de Kaspar ». La revendication d’une telle parenté fonctionne pour le lecteur comme un marqueur de genre et de contenu.

Le père Garasse endosse en effet une identité fictive qui l’inscrit dans une filiation précise. Kaspar Schoppe est né en Allemagne en 1576 ou 1577 et il meurt en 164924. Il s’agit donc d’un contemporain du jésuite. Il a abjuré le protestantisme en 1599. Il est l’auteur de nombreux libelles et s’est distingué par la violence de ses écrits contre les protestants. On a souvent souligné le caractère étrange de cette filiation25. D’une part, Schoppe est l’auteur de pamphlets contre les jésuites (mais écrits après 1630, alors que le père Garasse a renoncé à sa carrière littéraire). D’autre part, la sincérité de sa conversion a d’emblée été mise en doute. Il semble néanmoins constituer pour Garasse un modèle et une référence. Le jésuite le cite de façon récurrente dans ses ouvrages ultérieurs et le présente comme « bon catholique, & homme connu en toute l’Europe pour ses bonnes mœurs & son excellent esprit », ou encore comme « homme riche & facond en tres-bonnes reparties26 ». On peut en outre noter qu’en 1615-1616, Schoppe séjourne à Ingolstadt – adresse sous laquelle paraît, en 1616, l’édition augmentée de l’Horoscopus Anticotonis. Entre 1611 et 1612, Schoppe fait publier plusieurs pamphlets dirigés contre Jacques Ier d’Angleterre, acteur important dans les débats théologico-politiques qui se tiennent en Europe ; en 1615, sous pseudonyme, il compose encore un violent libelle contre Isaac Casaubon (parti en Angleterre à la mort d’Henri IV) et le souverain britannique. Le choix du pseudonyme ancre donc l’écrit du père Garasse dans une actualité et un combat communs. Il indique au lecteur qu’il a affaire à un libelle catholique, dirigé contre les protestants, et à travers lui le jésuite reprend à son compte une esthétique satirique marquée par la violence. Le Banquet des sages (1617), satire en français, est pour sa part publié sans adresse mais sous le pseudonyme de « Charles de L’Espinœil ». On entend dans ce nom l’œil acéré, la pointe cinglante. Là encore, le choix du pseudonyme fonctionne comme un marqueur de genre.

Les adresses de ces satires sont significatives. L’Horoscopus anticotonis porte celle, réelle, de Jérôme Verdussen à Anvers, haut lieu de publication de la Réforme catholique27. L’Elixir calvinisticum, satire contre les protestants, paraît « In Ponte Charentonio, Apud Ioannem Molitorem », soit « A Charenton-le-Pont, chez Jean Meunier ». L’adresse de Charenton est caractéristique des ouvrages réformés28. La satire, dirigée contre de grandes figures protestantes, paraît ainsi sous une fausse adresse qui renvoie ironiquement à une pratique éditoriale connue du lecteur. L’imprimeur est « Jean Meunier », renvoi ludique au nom de Pierre Du Moulin, pasteur et cible récurrente de Garasse. L’Horoscopus auctioret pene novus paraît pour sa part en 1616, sous l’adresse d’Ingolstadt, en lien avec les publications de Schoppe.

Une même stratégie est appliquée aux deux écrits ultérieurs du père Garasse que sont le Rabelais réformé (1619) et les Recherches des Recherches (1621). Ces textes aux ambitions plus vastes, puisqu’ils constituent dans les deux cas la réfutation d’un ouvrage précis – respectivement La Vocation des Pasteurs de Pierre du Moulin et Les Recherches de la France d’Étienne Pasquier – sans pour autant se départir d’une dimension satirique, sont également publiés sous l’anonymat.

Le Rabelais réformé paraît sans nom d’auteur, sans privilège ni approbation et sous fausse adresse : Christophle [sic] Girard à Bruxelles, et Firmin Ruffin à Doué-la-Fontaine. D’autres libraires-imprimeurs réels, comme Simon Martel à Toul, et Simon Rigaud à Lyon, proposent également des éditions du texte en 1620. Le choix de l’anonymat et du recours à des imprimeurs fictifs ou peu connus et situés dans des régions différentes est à interroger – s’il s’agit bien d’un choix et non de copies diffusées sans le consentement de l’auteur. Du Moulin avait signé son traité et l’avait fait paraître à Sedan. Pourquoi une telle stratégie de la part du père Garasse ? L’anonymat peut se justifier par le fait que le texte du jésuite, qui traite de matières religieuses, ne comporte aucun privilège ni approbation. En outre, son contenu peut être perçu comme diffamatoire.

Le choix de la dispersion et du recours aux fausses adresses s’explique peut-être par la crainte de la censure ou par la volonté d’assurer une diffusion large. Gerrit Harm Wagenvoort suggère qu’il s’agit peut-être d’une stratégie pour atteindre un public protestant29. Bruxelles et Toul sont proches des Provinces-Unies et de Sedan, et Doué-La-Fontaine de Saumur. Lyon est le lieu de résidence de nombreux protestants. Cette hypothèse peut sembler pertinente, dans la mesure où le père Garasse, écrivant en tant que catholique, s’adresse dans une épître liminaire « Aux ministres des Eglises pretendues de France30 ». En les interpellant ainsi, il reprend le geste de son adversaire qui s’adressait à eux dans son épître dédicatoire. La stratégie éditoriale, à supposer que c’en soit une, cherche donc, peut-être, à appuyer le choix du destinataire.

Les Recherches des Recherches paraissent chez Sébastien Chappelet à Paris. Il s’agit du fils de Claude Chappelet, l’un des imprimeurs officiels de la Compagnie31. Le père Garasse se conforme donc aux pratiques de son Ordre. La parution n’est toutefois pas prise en charge par Claude lui-même, signe peut-être du statut singulier du texte. On peut noter que c’est la première fois que l’un des textes de combat du jésuite paraît muni d’un privilège, avec une adresse non fictive. On peut s’interroger sur les raisons d’un tel changement, qui marque peut-être un désir d’entrer dans une forme plus sérieuse de polémique. Les Recherches des Recherches, par la stratégie éditoriale employée, apparaît comme un pamphlet plus ambitieux et possède un statut intermédiaire entre les premiers écrits satiriques et les deux derniers textes assumés du père Garasse, la Doctrine curieuse et la Somme théologique.

Le père Garasse ne revendique donc pas ses publications satiriques et se défend même d’en être l’auteur dans le cadre de la polémique autour de la Doctrine curieuse. Ses adversaires lui reprochent ainsi d’être à l’origine du Banquet des Sages, du Rabelais réformé ou encore des Recherches des Recherches. Toutefois, sa défense reste ambivalente. Ainsi, lorsque Ogier, notant une proximité de style entre LeBanquet et ses autres ouvrages, l’accuse d’en être l’auteur32, le jésuite répond qu’« il est faux […qu’il ait] jamais fait des satyres contre [les magistrats]33, et que s’“il y a des hommes qui se glorifient[de l’avoir] faict”, lui “ne [s’en venta] jamais”34 ». Littéralement, ainsi que l’analyse Charles Nisard35, le jésuite ne ment pas : le Banquet n’est pas une satire contre les magistrats, mais contre un magistrat. Nisard suggère qu’il ne s’agit pas là d’une manœuvre vouée à déguiser la vérité36, et que le père Garasse voulant s’amuser, propose une énigme transparente au lecteur. On peut noter qu’Antoine Rémy, le défenseur des enfants Pasquier, interprète lui aussi ces propos de la sorte37. Le verbe « se vanter » peut en effet signifier soit que le père Garasse n’a jamais revendiqué cet écrit, n’en étant pas l’auteur, soit qu’il s’est toujours montré discret quant à sa responsabilité. Rémy, pour des raisons polémiques, privilégie le deuxième sens.

Le jésuite récusera de même l’accusation d’être l’auteur des Recherches des Recherches dans son Mémoire adressé au Procureur Général Molé en 1623. Évoquant les adversaires qui s’en prennent à lui, il écrit :

[Les enfants de Pasquier], lesquels ayant succédé […] à l’animosité inveterée qu’il a porté dans le tombeau contre tout le corps de nostre Compagnie, se sont pris et attaqués à moy nommément sur je ne sçay quelle présomption, bien fondée à leur avis, car voyant que leur père est decrédité parmy tous les François comm’un escrivain de très foible esprit et plein de ravauderies, ils s’en prenent à moy privativement à tout autre, et me font plus d’honneur que je ne demande d’eux, imprimant dans les espritz par leur pleintes journalières, l’opinion que je suis autheur des Recherches tant luës et recherchées par toute la France.38

Il ne s’agit pas là d’une négation de paternité, dans la mesure où le père Garasse se borne à faire un simple constat : les fils d’Étienne Pasquier le mettent en cause sans preuve. C’est l’occasion d’égratigner à nouveau l’image de l’avocat gallican en faisant de « tous les François », qui le mépriseraient, les auteurs potentiels de cet écrit. Il loue même le texte en fin d’extrait, risquant un jeu de mot sur le titre.

L’anonymat n’est donc pas complet. À notre connaissance, nulle mention n’est faite, en revanche, des satires latines. S’agit-il là d’un indice de la réception de ces textes ? On ne peut douter que, s’ils en avaient eu connaissance, ses adversaires les auraient utilisés contre lui. Il semble donc que pour ses contemporains, les textes satiriques de langue française fondent pour l’essentiel son profil d’auteur.

La Doctrine curieuse et la Somme théologique (1623-1625) constituent des cas particuliers dans la production satirique du père Garasse. Ces deux ouvrages, conçus comme complémentaires, sont les deux premiers textes du père Garasse relevant du registre polémique à paraître sous son nom et son titre. Le jésuite abandonne la lutte clandestine pour combattre cette fois à visage découvert les athées et les libertins. Diffusant, surtout dans la deuxième partie de son œuvre, un savoir théologique, il met en avant son appartenance à son Ordre pour donner une caution théologique, philosophique et morale à son discours.

La Doctrine curieuse comme la Somme théologique paraissent avec approbations et privilèges, conformément aux lois qui régissent l’imprimerie en ce qui concerne les écrits abordant des matières religieuses. On peut toutefois noter que la Doctrine ne comporte pas d’approbation émanant de l’un des supérieurs du père Garasse, ce qui est plutôt surprenant. Cela reflète le fait que ce texte suscite des tensions au sein de l’Ordre même, et paraît de façon précipitée39.

Ces deux ouvrages revêtent pour le jésuite une importance toute particulière, comme en témoigne la stratégie de publication mise en œuvre : choix du français, pages de titre soignées, organisation maîtrisée, dédicataires et cautions prestigieux pour la Somme40, entre autres. L’imprimeur qui se charge de ces parutions – et qui se chargera de la plupart des publications du père Garasse relatives aux querelles que ces textes susciteront, est encore Sébastien Chappelet. On assiste donc, au cours de la carrière du jésuite, à une évolution des stratégies, évolution qui s’adapte aux ambitions de ses productions, comme à leur genre.

Pour terminer cette étude, nous montrerons que le père Garasse instrumentalise privilèges et approbations dans le cadre de ses combats, que ce soit pour légitimer son texte ou discréditer un adversaire. Deux exemples sont, à cet égard, frappants.

Les Recherches des Recherches est le premier texte polémique du père Garasse à bénéficier d’un privilège. Le jésuite le place en tête d’ouvrage, après l’épître dédicatoire adressée à Pasquier, « l’Avis au Lecteur » et la table des matières, et juste avant le début du premier chapitre : le privilège est donc valorisé par sa place. Sans rechercher l’économie, le père Garasse le reproduit dans son intégralité et le fait suivre de l’« Extraict des Registres des Requestes ordinaires de l’Hostel du Roy », texte qui confirme qu’il a bien été enregistré. Jusqu’en 1701, la législation précise que le privilège peut être donné en entier ou en extrait. Le choix que fait le jésuite suggère donc une volonté d’attirer l’attention du lecteur. Son privilège est encore valorisé typographiquement par l’usage d’une lettre ornée. Cela n’est pas rare au XVIIe siècle, mais, comme le souligne Claire Lévy-Lelouch, la lettre ornée est normalement réservée aux épîtres dédicatoires, préfaces et éloges, soit au péritexte, tandis que la lettre de deux points est dévolue aux sommaires ou aux avertissements41. Ce privilège est instrumentalisé par le père Garasse. Outil de communication pour le roi, témoignant de sa toute-puissance et de la suprématie économique et idéologique de l’État, le privilège comporte une finalité économique et politique, mais aussi un enjeu éditorial : il atteste la valeur du livre, le légitime, et constitue une garantie pour l’auteur et son œuvre. Il est important pour le jésuite de l’exhiber, alors qu’il attaque anonymement un haut membre de la magistrature.

Le privilège des RecherchesdesRecherches est « donné à Picquocos42 », une commune de Tarn-et-Garonne. Cette mention de lieu, inhabituelle, peut être mise en lien avec la stratégie éditoriale élaborée par le père Garasse. Dans l’« Epistre au lecteur », le jésuite – qui dissimule son statut et se présente sous les traits d’un lecteur a priori bienveillant et de bonne foi – met l’accent sur le fait que son livre ne relève pas de l’attaque personnelle. Selon lui, son adversaire s’est rendu coupable envers le Roi et l’Église, l’obligeant à prendre la plume :

Je recognus à la lecture [du livre de Pasquier], que Dieu ne m’a point tant donné de patience, que de pouvoir dissimuler un si grand nombre d’indignités, contre les Papes, les Roys, les Chanceliers & Cardinaux : & proteste neantmoins, que ce que j’entreprens maintenant n’est par aucune hayne particuliere que j’aye contre feu Maistre Estienne Pasquier ny aucun de sa famille, mais seulement & purement pour satisfaire à l’obligation de ma conscience […].43

L’exhibition du privilège, qui vient compléter la mise en scène de la parole indignée, semble alors destinée à montrer que l’auteur a le soutien du pouvoir pour lequel il prétend écrire. Le fait que le privilège soit donné à « Picquocos » en septembre 1621 a son importance. Piquecos se situe près de Montauban. À cette date, Louis XIII fait le siège de la ville, haut lieu du protestantisme, et est logé au château de Piquecos, d’où le lieu d’émission. Le privilège évoque donc un contexte de guerre, auquel renvoie également le début de l’« Epistre au lecteur ». Il appuie ainsi la démarche de l’auteur : non seulement le père Garasse est soutenu par le roi, mais tous deux mènent un combat commun contre l’hérétique – le jésuite affirmant de son adversaire dans son « Epistre au lecteur » qu’il a la « liberté d’Huguenot44 ». Le privilège constitue donc un instrument de légitimation dans le cadre de la polémique et justifie ici la démarche comme le contenu.

Un autre exemple montre que le jésuite instrumentalise les circonstances de la publication. La première attaque menée contre la Doctrinecurieuse est le fait du prieur François Ogier, qui fait paraître anonymement un ouvrage intitulé Jugement et censure du livre de laDoctrinecurieuse. Le 14 novembre 1623, le père Garasse fait parvenir au Procureur général au parlement de Paris, Molé, un Mémoireapologétique dans lequel il réfute les accusations portées contre lui par différents adversaires, dont Ogier. Le 28 novembre, une saisie a lieu chez l’imprimeur Leblanc, sur ordonnance du Lieutenant civil. Cet imprimeur participait, avec d’autres, à une réimpression du Jugement et Censure. Ses formes sont brisées, et deux cent cinquante feuilles imprimées lui sont confisquées. Officiellement, cette saisie a été réalisée à la demande de l’auteur, Ogier. La raison avancée est que l’édition de Leblanc serait une contrefaçon. Pourtant, la version de l’imprimeur diffère. Il affirme avoir été chargé d’une partie de l’impression avec le consentement de l’auteur. Pour Antoine Adam45, la raison véritable de la saisie serait une intervention de Molé, qui aurait demandé à Ogier de mettre fin à sa querelle avec le père Garasse ; le prieur aurait obtempéré en arrêtant cette seconde édition.

Le jésuite utilise les circonstances troubles qui entourent la parution de cette seconde édition pour tenter de discréditer le livre et son auteur, jusque-là anonyme : dans les pièces liminaires de son Apologie, il fait en effet figurer, juste avant de présenter son propre privilège et ses approbations, une « Copie de l’extraict des Registres de la Chambre Civile du Chastellet de Paris, du Mercredy 29. Novembre, mil six cens vingt-trois ». Ce document juridique retrace l’affaire, depuis la saisie faite à la demande d’Ogier chez Leblanc jusqu’à l’interdiction faite aux imprimeurs d’imprimer son ouvrage sans le consentement et la permission de l’auteur, sous peine d’amende. Il est également interdit « audit Ogier [d’] exposer [son livre] ny [le] faire exposer en vente sans [la] permission » du Lieutenant civil. Dans le cadre de la polémique, le père Garasse se sert donc de ce document juridique, élevé au rang de pièce liminaire, et instrumentalise le statut légal de son propre texte en exhibant ses approbations et son privilège, pour renvoyer l’écrit anonyme de son adversaire au rang de libelle diffamatoire.

Ces différents exemples, ainsi que les nombreuses variations de stratégies au fil de sa carrière, montrent bien que le père Garasse connaît les pratiques éditoriales de son temps. Il les utilise en fonction des enjeux de ses textes, en joue parfois avec humour et sait les instrumentaliser dans un cadre polémique. Il adapte ainsi de façon pragmatique ses façons de publier, de manière à préserver son Ordre tout en œuvrant pour lui.



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