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CHAPITRE III

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Table des matières

L’ÉGYPTE ARCHAÏQUE

Les grands travaux exécutés dans la vallée du Nil au cours du siècle dernier avaient amené la découverte d’un tel nombre de monuments datant des époques historiques, édifices, sculptures, peintures, objets d’art, inscriptions, instruments de toute sorte, que l’attention des égyptologues devait nécessairement se concentrer sur ces restes pharaoniques et ne pas aller chercher plus loin des documents dont, malgré leur abondance considérable, on connaissait à peine l’existence et dont surtout on ne pouvait encore soupçonner la valeur. On se contentait de relever les grands monuments apparents, temples ou tombeaux, de fouiller des nécropoles riches et le plus souvent bien connues, on ne se livrait pas encore à une exploration méthodique du pays et l’on n’accordait aucune attention à des objets sans grande apparence, les silex taillés, que dans d’autres contrées on recueille avec tant de soin et qu’ici on ne se donnait même pas la peine de ramasser. Il est vrai cependant que des archéologues, comme Arcelin et le Dr Hamy, au cours d’un voyage dans la vallée du Nil, en avaient réuni un certain nombre et avaient cru pouvoir parler du préhistorique égyptien et d’un âge de la pierre, d’après ces documents qui étaient du reste trop insuffisants pour qu’on pût en tirer des conclusions sérieuses; les égyptologues n’eurent donc pas de peine à leur prouver de la façon la plus péremptoire que ces instruments n’avaient rien de préhistorique: n’avait-on pas, en effet, trouvé des silex taillés dans des tombes de la XIIme dynastie?

La question semblait donc jugée et, si invraisemblable que cela paraisse maintenant, on croyait qu’il n’existait en Egypte aucun monument, aucun objet datant d’une époque antérieure à celle du fabuleux Ménès: les deux premières dynasties humaines n’ayant laissé aucune trace autrement que dans la tradition, à plus forte raison la période qui les précédait devait-elle rester à jamais inconnue. On devait cependant admettre que dans un pays où tout se conserve, comme l’Egypte, il eût été naturel qu’on retrouvât quelque chose au moins des débuts d’une civilisation aussi originale, et on en était venu, pour expliquer en une certaine mesure cette lacune apparente, à émettre l’hypothèse que les ancêtres directs des Egyptiens avaient pu se développer ailleurs, dans le Bahr-bela-mà, par exemple, le fleuve sans eau, une vallée du désert libyque, ou bien dans le pays des Somâlis ou plus loin encore. Par conséquent, et malgré les affirmations catégoriques des Egyptiens d’époque historique, la civilisation égyptienne ne pouvait être autochtone: une lacune insondable devait précéder l’histoire, il ne pouvait être question de paléolithique ni de néolithique, l’Egypte n’avait jamais connu l’âge de la pierre, et tout au plus pouvait-on considérer les premières dynasties comme appartenant à la période du bronze.

On en était là quand, vers 1896, cette théorie simpliste reçut de plusieurs côtés à la fois un choc qui devait non seulement l’ébranler, mais l’enterrer à tout jamais. A ce moment, des fouilles entreprises dans des endroits encore inexplorés vinrent révéler à MM. Petrie et Amélineau l’existence de civilisations très différentes de celles qu’on connaissait, tandis que les recherches plus méthodiques de M. de Morgan l’amenaient à la certitude qu’il s’agissait là d’une révélation inattendue, celle du préhistorique égyptien auquel personne ne voulait croire. Du même coup l’on voyait réapparaître les premiers habitants du pays avec leurs armes de silex, leur céramique très particulière, leurs tombeaux et même leurs villages, et les rois des deux dynasties encore inconnues, avec le métal et les premiers monuments de l’écriture hiéroglyphique. Les preuves étaient si évidentes qu’en peu de temps tous les égyptologues se rallièrent aux nouvelles théories établies par M. de Morgan, les confirmèrent et les complétèrent par d’autres recherches, si bien que maintenant on peut se rendre compte de façon à peu près certaine de ce qu’étaient les plus anciens occupants de la vallée du Nil.

L’époque préhistorique ne se présente pas en Egypte, comme dans nos pays européens, avec des divisions nettement marquées qui sont caractérisées par les procédés employés dans la fabrication des armes et des outils et par la forme même de ces derniers. A peine peut-on faire un groupe distinct pour les instruments les plus anciens et les plus rudimentaires, qui correspondent à peu près comme type et comme taille à notre Chelléen, mais à partir de cette époque très reculée, tous les silex présentent à peu de chose près le même caractère: si nous les comparons aux silex européens, ils pourraient se ranger aussi bien dans les séries paléolithiques que dans le néolithique. Les noms de Moustérien, Solutréen, Magdalénien, qui s’appliquent chez nous à des périodes bien définies, très différentes les unes des autres, ne correspondent à rien en Egypte, et leur emploi n’aurait aucune raison d’être pour tout ce qui concerne les origines de ce pays.

Si donc nous mettons à part une première période, celle du paléolithique proprement dit, une civilisation qui a dû être interrompue brusquement par un cataclysme quelconque, nous trouvons ensuite des séries de monuments préhistoriques qui, malgré leur grande variété, présentent une parfaite homogénéité. Les seules différences que nous pouvons remarquer dans la fabrication des outils de pierre sont de nature purement locale, ainsi les silex du Fayoum ne sont pas les mêmes que ceux de Negadah, pas plus que ceux d’Hélouan ne ressemblent à ceux d’Abydos ou d’autres endroits, mais il n’y a pas lieu de tirer de ce fait des conclusions au point de vue chronologique, car rien ne peut faire croire que les uns soient antérieurs aux autres. Les ateliers employaient des procédés légèrement différents, et surtout des modèles qui variaient d’un endroit à l’autre; les uns, dans les lieux où les habitants se livraient principalement à la chasse ou à la pêche, faisaient surtout des armes, couteaux, pointes de lances, de javelots ou de flèches, tandis que les autres, dans les centres agricoles, fabriquaient plutôt des outils, mais ces différences sont de nature géographique et non historique, et on ne peut en tenir compte pour scinder la période quaternaire en un plus ou moins grand nombre d’époques distinctes.

L’évolution de la céramique, chez les peuples primitifs, suit toujours une marche parallèle à celle des instruments de pierre, et l’on peut, par ce moyen, contrôler les conclusions fournies au point de vue historique par l’étude de la forme et des procédés de fabrication des silex. Il en est de même en Egypte, c’est-à-dire que dans le domaine de la céramique archaïque, on remarque bien un développement, un progrès, mais cette transformation est lente, graduelle, sans secousses. Les anciens modèles cèdent la place à de nouveaux, mais pas de façon brusque; ils coexistent pendant longtemps et se retrouvent les uns à côté des autres dans les mêmes tombes. On peut arriver à constater que tel type est plus ancien que tel autre, on ne peut dire qu’il caractérise une époque ou une phase de la civilisation préhistorique. La céramique égyptienne est du reste tout à fait spéciale et très différente de toutes celles qu’on rencontre en Europe aux époques primitives, aussi n’y retrouve-t-on aucun des caractères spécifiques qui permettent aux préhistoriens de classer ces dernières: les potiers égyptiens avaient poussé cet art à un haut degré de perfection dès les plus anciens temps, et nous leur devons des séries très variées, tant au point de vue de la technique que de la forme et de la décoration.

La céramique, qui est un des éléments les plus importants pour la classification des restes préhistoriques, ne donne donc lieu ici à aucun rapprochement, et nous devons nous en tenir aux données que nous fournissent les armes et les outils de pierre; or nous avons vu que tous ces objets sont en pierre taillée et qu’ils se rattachent, pour les formes comme pour les procédés de taille à nos instruments paléolithiques et néolithiques en silex, tout spécialement aux types du Solutréen et du Moustérien. Ce qui caractérise chez nous la période néolithique, l’âge de la pierre polie, manque absolument en Egypte: on a récolté dans ce pays, pendant ces dernières années, des centaines de mille et peut-être des millions de silex, et dans cette masse énorme on aurait peine à trouver cent haches polies, ou autres outils pouvant rentrer dans la même catégorie. Nous ne constatons cependant aucune solution de continuité entre la période dite préhistorique et celle des débuts de l’histoire, aussi pouvons-nous dire avec certitude que non seulement il n’y a pas de divisions spéciales à établir dans l’époque paléolithique, mais qu’il n’y a même pas lieu de distinguer celle-ci de l’âge néolithique. Si donc nous devions conserver ces deux noms qui ont une certaine valeur pratique pour la classification, il faudrait leur donner, pour tout ce qui concerne l’Egypte, un sens un peu différent de celui qu’ils ont pour l’Europe, réserver le mot paléolithique aux objets les plus anciens, à ceux qui pour la forme et la facture se rapprochent du chelléen, et ranger tout le reste dans l’âge néolithique ou même plutôt énéolithique qui précède immédiatement l’âge historique.

Dans nos pays septentrionaux, où le développement des peuples suivit une marche toute différente, on range encore dans le préhistorique la période des métaux et l’on fait succéder l’âge du cuivre, l’âge du bronze, puis l’âge du fer, à celui de la pierre. Ici il n’y a aucune distinction semblable à établir puisque les dynasties thinites suivent immédiatement l’âge de la pierre, sans aucune transition apparente: les Egyptiens prédynastiques sont déjà en possession des métaux, ou tout au moins du cuivre qu’ils emploient presque sans alliage et qu’ils arrivent peu à peu à travailler avec la plus grande habileté, en même temps qu’ils poussent l’industrie du silex à un degré de perfection qui ne fut atteint en aucun endroit du monde. C’est donc au cours de l’époque précédant immédiatement l’histoire que les Egyptiens apprirent à connaître le cuivre, dont l’usage ne remplaça que très lentement celui de la pierre taillée; c’est aussi tout à fait graduellement que les métallurgistes arrivèrent à doser les alliages grâce auxquels ils devaient obtenir le bronze, très supérieur au cuivre pur. Quant au fer, nous n’avons aucun document qui nous permette de fixer l’époque à laquelle il fut introduit dans la vallée du Nil. Il n’y a donc en Egypte ni âge du cuivre, ni âge du bronze, ni âge du fer, à proprement parler: la première de ces trois divisions se confond avec la période prédynastique, et les deux autres, qui ne sont pas nettement caractérisées, appartiennent à l’époque historique.

Ménès, le fondateur de la monarchie pharaonique, symbolise pour nous le début d’une civilisation nouvelle, l’organisation définitive du pays, et les premiers documents écrits qui paraissent à ce moment-là, montrent bien qu’une ère nouvelle commence. La transformation ne s’opéra cependant pas d’une façon subite dans tous les domaines, elle se fit graduellement, lentement, comme dans les périodes précédentes, car l’Egypte a toujours été et sera sans doute toujours le pays le moins révolutionnaire qu’il y ait au monde. Dans la vie civile surtout, que nous connaissons fort bien, puisque une grande quantité d’objets de toute sorte nous sont parvenus, le progrès est presque insensible, la céramique est à peu près la même qu’auparavant, à peine un peu détrônée par l’usage toujours plus répandu des vases de pierre, et l’on devait continuer pendant de longs siècles encore à fabriquer des armes et des outils en silex, bien qu’on connût déjà fort bien les instruments de métal, dont la supériorité était évidente. Enfin, si les rois et les grands personnages commencent à se faire construire des tombeaux monumentaux et adoptent des coutumes funéraires plus compliquées, les populations rurales continuent à creuser à la limite des sables du désert de petites fosses pour leurs morts, qu’ils ensevelissent accroupis et couchés sur le côté, ou démembrés complètement, avec le même mobilier funéraire que par le passé.

J’ai employé jusqu’ici, pour désigner les âges primitifs de l’Egypte, le mot de préhistorique, mais, en ce qui concerne ce pays, ce mot a une signification trop précise et indique une scission trop nette avec le temps où commence l’histoire proprement dite; or, comme nous l’avons vu, cette scission n’existe pas en Egypte. Le terme d’âge de pierre ne convient pas non plus, puisque l’emploi des instruments de silex est encore constant sous les premières dynasties et se perpétue jusqu’au Moyen Empire. J’adopterai donc dorénavant un terme plus élastique et dont le sens est néanmoins très clair, celui de période archaïque, qu’on emploie maintenant de préférence, et je diviserai cette période en deux groupes comprenant, l’un, les âges les plus anciens, l’éolithique et le paléolithique, l’autre, l’époque beaucoup plus connue, précédant immédiatement les dynasties, et qu’on peut appeler prédynastique.

Histoire de la civilisation égyptienne des origines à la conquête d'Alexandre

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