Читать книгу Tous les Contes et Nouvelles de Maupassant (plus de 320 Contes) - Guy de Maupassant - Страница 18
ОглавлениеXIV - Comment Héraclius fut sur le point de manger une brochette de belles dames du temps passé
Comme l’heure du déjeuner était arrivée, le docteur entra dans sa salle à manger, s’assit devant sa table, introduisit sa serviette dans sa redingote, ouvrit à son côté le précieux manuscrit, et il allait porter à sa bouche un petit aileron de caille bien gras et bien parfumé, lorsque, jetant les yeux sur le livre saint, les quelques lignes sur lesquelles tomba son regard étincelèrent plus terriblement devant lui que les trois mots fameux écrits tout à coup par une main inconnue sur la muraille de la salle de festin d’un roi célèbre appelé Balthazar!
Voici ce que le docteur avait aperçu:
«… Abstiens-toi donc de toute nourriture ayant eu vie, car manger de la bête, c’est manger son semblable, et j’estime aussi coupable celui qui, pénétré de la grande vérité métempsycosiste, tue et dévore des animaux, qui ne sont autre chose que des hommes sous leurs formes inférieures, que l’anthropophage féroce qui se repaît de son ennemi vaincu.»
Et sur la table, côte à côte, retenues par une petite aiguille d’argent, une demi-douzaine de cailles, fraîches et dodues, exhalaient dans l’air leur appétissante odeur.
Le combat fut terrible entre l’esprit et le ventre, mais, disons-le à la gloire d’Héraclius, il fut court. Le pauvre homme, anéanti, craignant de ne pouvoir résister longtemps à cette épouvantable tentation, sonna sa bonne et, d’une voix brisée, lui enjoignit d’avoir à enlever immédiatement ce mets abominable, et de ne lui servir désormais que des oeufs, du lait et des légumes. Honorine faillit tomber à la renverse en entendant ces surprenantes paroles, elle voulut protester, mais devant l’air inflexible de son maître elle se sauva avec les volatiles condamnés, se consolant néanmoins par l’agréable pensée que, généralement, ce qui est perdu pour un n’est pas perdu pour tous.
«Des cailles! Des cailles! Que pouvaient bien avoir été les cailles dans une autre vie?» se demandait le misérable Héraclius en mangeant tristement un superbe chou-fleur à la crème qui lui parut, ce jour-là, désastreusement mauvais; – quel être humain avait pu être assez élégant, délicat et fin pour passer dans le corps de ces exquises petites bêtes si coquettes et si jolies? – ah, certainement ce ne pouvaient être que les adorables petites maîtresses des siècles derniers… et le docteur pâlit encore en songeant que depuis plus de trente ans il avait dévoré chaque jour à son déjeuner une demi-douzaine de belles dames du temps passé.