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L’ÉCOLE DE BOTTLE FLAT

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Table des matières

C’était bien dur, personne n’osera le nier. C’était même intolérable pour des Californiens habitués à n’admettre d’autre loi que leur propre volonté. Peut-on se vanter d’être libre dans un pays où les fondateurs d’une ville ne sont pas maîtres chez eux? Et les quarante anciens de Bottle Flat n’avaient-ils pas créé la ville en acquérant les premiers lots de terrain? N’avaient-ils pas, sous prétexte de fournir des moyens d’existence à un mineur qu’un accident laissait manchot, souscrit trois onces d’or chacun pour installer la victime derrière le comptoir de cette buvette dont Bottle Flat se montrait si fier, et qui assurait pour ainsi dire la stabilité du camp? N’avaient-ils pas tué ou mis en fuite tout Chinois assez audacieux pour montrer dans les environs son museau céleste? N’avaient-ils pas tracé un sentier jusqu’à Placerville, de façon à pouvoir se procurer des distractions quand Bottle Flat devenait trop tranquille? Lorsqu’un lâche aventurier osait ouvrir un débit de boisson à quelques milles de distance, au risque de disperser le camp, hésitaient-ils à incendier sa maison et à lui indiquer avec un revolver la meilleure route à suivre?

Oui, ils avaient fait, ils faisaient tout cela, mus par le sentiment du devoir, sans rechercher d’autre profit que la satisfaction qui accompagne l’exercice d’un patriotisme éclairé. Et aujourd’hui–ô ingratitude des républiques!–en dépit des plaintes réitérées des plus vieux citoyens, on veut les obliger à envoyer leurs enfants à l’école.

Les citoyens–surtout ceux dont la liberté ne se trouvait nullement menacée, vu qu’ils n’avaient pas d’enfants–protestaient depuis plusieurs mois, c’est-à-dire depuis que l’école était construite. Néanmoins, l’agitation causée par cet abus d’autorité ne provoqua aucune rixe. Il est vrai que les gens mariés, les seuls intéressés, évitaient de paraître à la buvette aux heures où la question soulevait des débats animés, et comme les nombreux orateurs qui s’y réunissaient le soir se montraient du même avis, les motifs de querelle n’abondaient pas. Mais l’après-midi où s’ouvre ce récit, les travaux de la crique furent suspendus plus tôt que de coutume. La diligence qui s’arrêtait trois fois par semaine à Bottle Flat devait amener le maître d’école. Quoique toute résistance leur semblât inutile désormais, les mineurs voulaient voir le malencontreux pédagogue qu’ils exécraient sans le connaître. Donc, vers quatre heures, ils envahirent si subitement la grande salle du Lingot, que certains pères de famille, alors en train de déguster leur liqueur favorite, eurent à peine le temps de s’échapper par les croisées du fond. Ces derniers représentaient la majorité; aussi reculaient-ils, avec cette bravoure qui distingue les majorités, devant une minorité turbulente.

Les nouveaux venus eurent soin de vider à plusieurs reprises leur verre avant de s’installer sur leur siège ou dans leur coin habituel; mais l’hôte manchot affirma le lendemain qu’aucun d’eux ne demanda du sucre. Ils soumettaient leur dépit à un régime homéopathique en avalant dans toute sa pureté le liquide le plus capable d’irriter le gosier humain.

Ces préliminaires terminés, ils se mirent, selon la mode américaine, à déchiqueter un bout de bois, à fumer ou à cracher d’un air dolent. Un étranger les aurait pris pour des criminels condamnés à la déportation et qui attendent le navire chargé de les emmener.

Le silence fut enfin interrompu par un personnage à chevelure rouge, dont le couteau avait laissé plus d’une entaille sur le dormant de la porte, et qui parlait comme s’il eût voulu mordre en deux chacune des syllabes qu’il débitait.

–Je propose de lui souhaiter la bienvenue en mettant le feu à son école, dit-il. On finira alors par comprendre quelles sont nos idées sur l’éducation.

–Ça ne servirait à rien, Moss, répliqua le juge Barber, à qui l’on décernait ce titre honorifique parce qu’il avait passé une dizaine d’années dans un établissement pénitentiaire: on n’a pas le droit de nous imposer une dépense inutile, c’est vrai; mais les commissaires ont du nerf, sans quoi ils auraient renoncé à bâtir l’école le jour où nous nous sommes donné la peine de porter l’entrepreneur jusqu’à Placerville, attaché à une des planches de la toiture. S’ils se fâchaient, qui sait si l’idée ne leur viendrait pas de construire une prison?

–Est-ce qu’il ne serait pas facile, en nous cotisant, d’acheter tous les pères de famille de Bottle Flat? demanda un gaillard dont l’accent et les formes anguleuses annonçaient un indigène de l’Illinois. Il ne faudrait pas beaucoup d’onces d’or pour les engager à partir. Ce sont un tas de pauvres diables.

–Les pères, c’est possible, répondit le juge en hochant la tête. Mais vous oubliez la veuve Ginney. Elle garnirait à elle seule une école avec ses huit enfants, et il n’y a pas assez d’or dans toute la Californie pour la décider à s’éloigner, tant que le cercueil de Tom Ginney n’aura pas changé de place.

–Eh bien! répliqua Moss, que l’un de nous épouse la veuve et emmène les petits.

–Sans la moindre intention d’insulter l’honorable société, dit le juge d’un ton affable, après avoir invité ses amis à désigner leur boisson préférée, je déclare qu’il n’y a pas ici un chenapan que la veuve Ginney n’enverrait pas promener. Non, je veux être pendu s’il y en a un, ajouta-t-il avec la même affabilité en passant en revue les buveurs. Il s’agit pourtant d’aviser, car la malle-poste ne tardera guère à arriver. Voici mon idée, à moi. Tirons au sort, et celui que la chance favorisera se posera de façon à obliger cet infernal intrus à lui marcher sur le pied en descendant. Ce sera une piteuse affaire, après tout. Les maîtres d’école, ça n’a guère plus de courage qu’un coyote, et il y a dix à parier contre un que le nôtre n’aura pas de pistolet, de sorte qu’il faudra se mesurer à coups de poing.

–Approuvé! s’écria Moss. Buvons au succès de l’entreprise. Distribuez les cartes, juge. Celui qui aura le premier valet sera notre champion, et honte à qui recule… Pluie et tonnerre!

–Honte à qui recule! répéta le juge en ricanant, car le premier valet était échu à Moss. Alerte, mon brave; l’ennemi approche.

La malle-poste venait en effet de s’arrêter en face du Lingot. Les voyageurs de l’intérieur et de l’impériale s’empressèrent d’entrer dans la salle commune afin de se rafraîchir; mais aucun d’eux n’avait l’air d’un maître d’école et Moss put se dispenser d’allonger le pied. Les conspirateurs se demandaient s’ils devaient se réjouir ou manifester leur dépit par un juron énergique, lorsqu’une exclamation de Moss ramena leur attention vers la voiture. Sur la première marche s’appuyait un petit soulier surmonté d’un bas plus blanc et mieux tiré que ceux qui se montrent dans le voisinage des mines; un soulier semblable effleura la seconde marche, puis l’on vit apparaître l’extrémité d’une robe et un waterproof, une paire de mains gantées, un fichu rose, un visage agréable couronné de cheveux bruns et un chapeau d’une forme inconnue à Bottle Flat. Dès que le propriétaire de cette coiffure eut posé les deux pieds sur le sol, on entendit une voix claire et joyeuse qui disait:

–Je suis la maîtresse d’école, messieurs. Quelqu’un d’entre vous veut-il bien m’indiquer ma demeure?

L’infortuné Moss pâlit affreusement. Un mineur cligna de l’œil et un autre murmura:

–Honte à qui recule!

Sur ce, le défenseur des libertés de Bottle Flat tourna sur ses talons et s’enfuit par le sentier de Placerville.

Le vieux juge, qui, à une époque déjà lointaine, avait été père de famille, s’empressa de répondre:

–Je vous y conduirai, madame, lorsque vous m’aurez désigné vos bagages.

–Merci, répliqua la voyageuse; je n’ai que cette valise qui se trouve sous la banquette.

Le juge tira à lui une petite valise marquée «Huldah Brown», offrit le bras à la maîtresse d’école, et tous deux disparurent aux yeux de la foule ébahie. A la désinvolture avec laquelle le cavalier escortait sa protégée, on aurait pu croire que l’apparition dans ces parages d’une jeune fille au maintien modeste était la chose la plus ordinaire du monde.

La malle-poste se remplit de nouveau et s’éloigna avant que les spectateurs, muets de surprise, eussent échangé une parole. Le juge ne tarda pas à les rejoindre.

–Eh bien, garçons, dit-il, il vous faudra maintenant épouser deux femmes, pour peu que vous teniez à empêcher l’école de s’ouvrir, et j’ai idée que miss Brown sera encore plus difficile que la veuve Ginney. Mon opinion, c’est que l’école marchera en dépit des imbéciles qui tenteront de jeter des bâtons dans les roues. Si quelqu’un se croit offensé par ma remarque, je suis prêt à lui rendre raison.

–Personne ne veut jeter des bâtons dans les roues, vieux porc-épic, riposta Tolédo, jeune célibataire qui avait emprunté son nom à sa ville natale et qui, dès l’origine, s’était montré un des adversaires les plus acharnés de l’éducation obligatoire. Je propose de nommer trois délégués…

–Pour quoi faire? demanda le juge.

–Pour s’informer de ce qui manque à l’école. On ouvrira ensuite une souscription afin d’acheter le nécessaire et les délégués tomberont sur quiconque ne se dépêchera pas de mettre la main à la poche.

Les ci-devant membres du parti antiscolastique accueillirent cette proposition par un hourra sympathique. Le juge, qui, en raison de son âge, était le maître des cérémonies et l’arbitre du camp, nomma sans retard une députation, composée de Tolédo et de deux autres mineurs dont la tenue lui semblait la plus convenable. Leur mission consistait à se présenter chez l’institutrice, à s’enquérir de ses besoins et à lui promettre l’appui cordial des mineurs.

Le lendemain, les trois élus se rendirent de bonne heure à l’école, à laquelle attenaient deux petites chambres qui représentaient le logement de la maîtresse. Ils trouvèrent celle-ci en train de mettre sa demeure en ordre. Les jupes relevées jusqu’à la cheville, les manches roulées jusqu’au coude, le cou caché par un foulard, les cheveux flottant «à tous les diables»–pour employer l’expression dont Tolédo se servit plus tard–elle cherchait s’il ne restait pas quelques grains de poussière à chasser de son domaine. Grâce au travail auquel elle se livrait depuis deux ou trois heures, grâce à l’air salubre des collines de Bottle Flat et à l’espèce d’agitation causée par la nouveauté de tout ce qui l’entourait, l’agréable visage de miss Brown semblait presque joli.

–Bonjour, madame, dit Tolédo, soulevant un affreux chapeau mou, tandis que ses collègues se cachaient derrière lui.

–Bonjour, messieurs, répliqua miss Brown avec un gai sourire. Prenez un siège, je vous prie. Vous venez sans doute me parler de vos enfants?

Tolédo, qui n’avait guère plus de vingt-trois ans, se sentit rougir et les deux autres délégués éprouvèrent des inquiétudes dans les jambes, comme si leurs bottes eussent été semelées avec un cataplasme de moutarde. Enfin Tolédo répliqua:

–Pas précisément, madame, vu que nous n’avons pas d’enfants. Moi et ces messieurs, nous sommes les délégués des garçons du camp.

–Des garçons? répéta miss Brown.

On lui avait débité tant de choses merveilleuses à propos des Etats où l’on récolte l’or, qu’elle se demandait si, à Bottle Flat, des hommes ayant barbe au menton se qualifiaient de garçons et allaient à l’école.

–Je parle des laveurs d’or de la crique, reprit Tolédo; ils désirent savoir ce qu’ils peuvent faire pour vous.

–Je leur suis très reconnaissante, répliqua miss Brown; mais je pense que les autorités locales…

–Ne comptez pas sur ces gens-là, madame, interrompit Tolédo; ils demeurent à dix lieues d’ici. Pas un seul d’entre eux ne se montre au Lingot, excepté le docteur, qui ne se dérange pas à moins qu’on n’ait besoin de lui après une dispute. Quant au pasteur, j’ignore s’il gagnerait à être connu et, en tout cas, nous ne le voyons jamais. Mais les garçons sont là–ils ont de la poudre d’or et du bon vouloir. Un de nous viendra souvent demander en quoi on peut vous être utile. Bonjour, madame.

Tolédo souleva de nouveau son chapeau, qu’il s’était dispensé d’ôter, et ses compagnons prirent congé en adressant de profonds saluts à toutes les croisées et à tous les sièges, laissant miss Brown fort surprise.

–Eh bien? demanda-t-on aux délégués, lorsqu’ils eurent rejoint les travailleurs déjà à l’œuvre dans la crique.

–Eh bien, répliqua Tolédo, cette petite-là est un lingot de cent trente livres, tout bonnement. Pas vrai, vous autres? ajouta-t-il en s’adressant à ses deux collègues d’ambassade.

–De deux cents! riposta l’aîné de ces messieurs.

–De trois cents! répondit le moins âgé.

–Bon! dit le juge; mais de quoi a-t-elle besoin?

Tolédo demeura tout décontenancé.

–Tête de linotte! s’écria-t-il. Nous sommes partis sans lui donner le temps de nous l’apprendre

Le juge contempla le délégué d’un œil scrutateur et se mit à rire.

Il paraît que miss Brown, malgré sa jeunesse, savait son métier, car il ne lui fallut que quelques jours pour rendre dociles la plupart des petits sauvages de Bottle Flat. Elle commença par se faire aimer, et c’est là, je crois, qu’il faut chercher la cause de son rapide succès. Mais je ne veux pas entrer dans des détails sur les difficultés qu’elle eut à vaincre et qui ne la découragèrent pas. Je me contente de dire qu’un beau matin il y eut un grand émoi parmi les mineurs lorsque l’on apprit à l’improviste que la maîtresse d’école se dirigeait vers la crique. Tolédo, averti un des premiers, se montra à la hauteur des circonstances. Grimpant sur un rocher, il cria:

–Que ceux qui sont en costume de boulanger filent! Que ceux qui ont retiré leurs chaussures fourrent leurs pattes dans leurs bottes! Que ceux dont les mollets prennent l’air déroulent leur pantalon! Que tout le monde soir en tenue quand la dame se montreraa!

Les travailleurs dont la toilette rappelait le plus celle d’un mitron gagnèrent les buissons voisins; les autres abattirent leurs manches de chemise, et quelques-uns poussèrent le respect des convenances jusqu’à renouer leur cravate.

Tandis que ce changement à vue s’opérait, miss Brown s’était approchée.

–Il n’est rien arrivé de fâcheux à l’école? lui demanda Tolédo.

–Au contraire, je me flatte d’avoir encore apprivoisé trois ou quatre de mes élèves, répondit-elle. La curiosité seule m’amène ici. J’ai toujours désiré savoir comment on obtient l’or. il me semble qu’il doit être très facile de manier ces bassines. Pensez-vous qu’un des mineurs me prêterait la sienne, afin que j’essaye?

–Mais ils se mettraient en quatre rien que pour avoir la chance de vous obliger! s’écria Tolédo. Holà! qui a la sébile la plus propre? Miss Brown va nous donner une leçon.

Les mineurs les moins éloignés lavèrent à la hâte leurs bassines et accoururent. Tolédo, après s’être livré à un examen minutieux, accorda la préférence à un vase presque neuf que l’on remplit aux trois quarts d’une boue épaisse et qu’il présenta à la maîtresse d’école.

–Voilà votre affaire, miss, dit-il. Seulement, j’ai peur pour votre robe, gare les taches!

–Je suis moins maladroite que vous ne le croyez, répliqua miss Brown avec un petit éclat de rire qui charma un des auditeurs au point de lui faire exécuter une cabriole.

Miss Brown n’eut pas besoin d’un long apprentissage pour acquérir le tour de main des mineurs. Une pluie sale s’envola avec une rapidité merveilleuse des bords de la sébile, à la grande joie des experts rangés autour de la débutante. Tolédo délaya à plusieurs reprises le résidu boueux en y versant de l’eau; enfin, retirant quelques cailloux et des morceaux de terre durcie, il montra du doigt les paillettes qui brillaient au fond du vase.

–Bravo! dit-il laconiquement.

–Et c’est vraiment là de la poudre d’or?

–Pas autre chose, répondit Tolédo. Je vais la serrer pour que vous l’emportiez.

–Non, non, répliqua miss Brown; elle n’est pas à moi.

–Vous avez lavé cet or, et, d’après les lois du camp, il vous appartient.

Toute la probité traditionnelle de l’Amérique puritaine illumina le visage de la pauvre maîtresse d’école. Bien qu’elle appréciât en véritable Yankee la valeur de la poudre; quoiqu’elle songeât avec un soupir combien il faudrait de temps pour gagner la même quantité d’or en infiltrant des idées dans un tas de jeunes têtes plus ou moins dures, elle refusa avec fermeté d’user de son droit et s’éloigna après avoir adressé à la foule un adieu souriant.

–Avez-vous vu ses petits doigts empoigner ma bassine; les avez-vous vus? demanda avec exaltation l’heureux possesseur de l’ustensile dont miss Brown venait de se servir.

–Oui, et elle a fait danser la boue comme si elle était plus habituée à laver de l’or qu’à taper sur des mioches.

–Taper? répéta un vieux mineur. Je donnerais dix ans de ma vie passée pour redevenir assez jeune pour être tapé par ces mains de poupée.

–Et admirez-moi ça! ajouta un autre avec non moins d’enthousiasme, en soumettant à l’inspection de ses camarades une énorme chaussure couverte de boue. C’est elle qui a arrosé mes bottes; aussi, elles ne sont pas à vendre, je vous le garantis.

–Bah! garde-les, tes bottes! Je te conseille d’en parler! s’écria Tolédo d’un ton dédaigneux. Les miennes, à la bonne heure! Elle m’a marché sur le pied en partant.

Chacun contempla d’un œil jaloux le dernier orateur. Un mécontent l’accusa même d’avoir obtenu par fraude la faveur dont il se vantait, et opina que chacun des citoyens du camp devait lui demander raison. Par bonheur, le juge ne fut pas de cet avis; il déclara, au contraire, que tout mineur qui ne profiterait pas d’une pareille occasion, soit par fraude, soit autrement, mériterait d’être chassé de la crique.

Yankee Sam, le plus petit homme du camp, qui s’était retiré sans prendre part à la discussion, se promenait d’un air rêveur devant le Lingot. Dix minutes plus tard, l’unique maison de confection de la localité lui appartenait; il avait doublé le prix de divers objets de toilette et sextuplé au moins celui des chemises.

Le lendemain le soleil se leva sur Bottle Flat avec son impassibilité habituelle. Pour peu que le blond Phœbus eût respecté les convenances dramatiques, il aurait dû se montrer avec un visage surpris et les bras levés. En effet, jamais on n’a vu une communauté subir en vingt-quatre heures une transformation aussi complète.

L’oncle Hans, le seul Allemand de Bottle Flat, avait consacré l’après-midi de la veille à l’étude d’une de ces combinaisons peu dangereuses qui séduisent l’esprit germanique. Aussi le soleil levant éclairait-il de ses rayons une enseigne qui annonçait, en lettres tracées à la craie, que ledit Hans se chargeait de coiffer et de raser ses semblables. O pouvoir de l’annonce! Ce matin-là, les gens qui se rendaient à la crique étaient presque méconnaissables, grâce à l’aspect peu ébouriffé de leur barbe et de leur chevelure.

En outre, bien des mineurs qui n’avaient point paru au Lingot durant la soirée précédente, regagnèrent un à un leurs pénates sur des mules harassées et avec des costumes flambant neuf.

Carondelet Joe se montra vêtu d’un pantalon où de maigres serpents jaunes s’enroulaient autour d’une série de bâtons noirs; d’un habit vert, d’une chemise à raies bleues et d’une cravate qui resplendissait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Flush, qui passait pour le plus habile joueur de cartes de Bottle Flat, revint le dernier. Peut-être avait-il exercé son talent aux dépens de ses amis de Placerville, car il rapportait une lourde chaîne de montre en or, et à chacun de ses doigts brillait au moins une bague.

Pour la première fois, un chapeau rond fit son apparition dans le camp, et le bruit courut qu’un mineur cachait une paire de gants au fond d’une de ses poches.

Yankee Sam n’avait plus rien à vendre. Il se félicitait même d’avoir empêché l’effusion de sang que menaçaitde provoquer son dernier pot de pommade en le mettant en loterie–quarante billets, à une once d’or le billet. Les dix chemises qu’il avait eues en magasin étalaient maintenant leurs plastrons sur des poitrines viriless; ses peignes et ses brosses se trouvaient en d’autres mains; les aiguilles, les boutons et le fil étaient en hausse. La plupart des mineurs fumaient dans des pipes neuves, et quelques-uns d’entre eux, espérant une répétition de la visite de la veille, avaient eu la prévoyance de récurer leurs sébiles.

Quant à la cause innocente de cette commotion, elle ne se sentait pas non plus très calme. Jusqu’au jour où elle s’était mise en route pour la Californie, elle n’avait pas quitté la petite ville de Middle Bethany. Tout dans ce voyage lui avait paru étrange, et l’endroit où elle s’était arrêtée, les gens qui l’entouraient lui semblaient plus étranges que le reste. Comme les moyens de faire fortune n’abondaient pas à Middle Bethany, la population s’y composait presque entièrement de vieillards et d’enfants. Mais à Bottle Flat, il y avait une foule d’hommes d’un âge raisonnable, et si drôles! Ils l’étonnaient tellement, qu’elle désirait les mieux connaître. Pourtant sa curiosité ne l’emportait pas sur sa prudence. Elle s’inquiétait en se rappelant la façon peu respectueuse dont Tolédo avait parlé du pasteur qui faisait partie du comité des écoles; elle craignit pieusement que ce jeune homme et ses amis ne fussent au bord même de l’abîme sans fond. Les entretiens qu’elle avait eus avec la veuve Ginney ne– contribuaient pas non plus à la rassurer. Néanmoins, elle était bien forcée de reconnaître que les mineurs se montraient très obligeants. Quelle joie ce serait pour elle si elle arrivait à exercer sur eux une influence salutaire! Mais comment s’y prendre? quel moyen employer?

Tout à coup elle se souvint du grand centre social de Middle Bethany–l’orphéon. Il ne fallait pas encore songer à fonder une institution de ce genre à Bottle Flat; mais le camp comptait divers amateurs. Ne pourrait-elle pas, sans trop d’hypocrisie, déclarer que les enfants ont besoin d’être dirigés afin d’apprendre à chanter en mesure? Ne pourrait-elle pas inviter ceux qui se sentaient des dispositions musicales à l’aider dans sa tâche? Qui sait si elle ne parviendrait pas ainsi à dissiper les préjugés dont on lui avait parlé?

Elle consulta Tolédo sur cette importante question, et, le lendemain, ce fidèle fonctionnaire amenait à l’école du soir presque tous les mineurs du camp. Le juge apporta son violon, l’oncle Hans sa chère flûte, et Sam son cornet à piston.

On fut d’abord un peu embarrassé lorsque l’orchestre déclara ignorer les deux airs que miss Brown désigna comme des plus faciles pour les débutants. Mais tout embarras disparut lorsque l’on découvrit que ces morceaux, sauf les paroles, étaient les mêmes que Sciez-moi la jambe et Trois Corbeaux noirs. Les mélodieux hurlements de l’assemblée produisirent assez d’effet pour attirer les rares buveurs réunis devant le comptoir du Lingot, et qui, conduits par leur hôte manchot, vinrent assister au premier concert.

Quelle est la nature exacte des rapports qui existent entre la musique et l’adoration? Ce problème n’a jamais été résolu, je crois, bien que les rapports se manifestent alors même que l’adoration s’adresse à un objet terrestre. Toujours est-il qu’à l’école de Bottle Flat les choristes restaient les yeux fixés sur le professeur, qui admira les efforts qu’ils faisaient pour chanter en mesure. Dès la seconde leçon ils mirent un empressement absurde à devancer l’heure du cours, afin de s’assurer une place au premier rang, et lancèrent exprès des notes fausses, parce qu’ils désiraient s’entendre interpeller par leur chef d’orchestre.

Miss Brown, jeune personne fort instruite, fort candide, aussi modeste que perspicace, vit tout cela et s’en amusa. Naturellement les choses ne pouvaient aller plus loin; car si l’aristocratie de l’argent était inconnue à Middle Bethany, nulle famille respectable de cette petite ville n’eût songé à s’allier à des gens qui s’enivraient, juraient et jouaient– sans compter la terrible accusation de meurtre qui, au dire de la veuve Ginney, pesait sur certains d’entre eux.

Cependant les citoyens de Bottle Flat, vu le profond mépris qu’ils avaient manifesté pour quiconque se chargeait de répandre l’instruction, firent preuve d’une charité vraiment chrétienne. Ils rivalisèrent de zèle afin de plaire à la nouvelle venue, et, si les moyens qu’ils employaient n’étaient pas toujours des mieux choisis, on ne pouvait douter de leurs bonnes intentions.

Peu à peu, sans qu’aucun conseiller officieux se fût donné la peine de les avertir, la plupart des artistes improvisés, après avoir espéré en silence, acquirent la certitude que miss Brown n’accepterait pas leurs hommages; ceux-là renoncèrent tristement à la lutte, et, afin de se consoler, ils se mirent à parier contre les coureurs qui tenaient la corde, ainsi que le disait un ex-jockey.

Pas un seul des prétendants déçus ne se plaignit. On ne qualifia pas miss Brown de «belle inhumaine»; car non seulement elle n’avait encouragé personne, mais personne n’avait eu le courage de lui proposer de changer de nom.

Les candidats se trouvèrent bientôt réduits au nombre de six, parmi lesquels Yankee Sam semblait réunir le plus de chances aux yeux de la galerie. C’est que Sam avait eu une idée lumineuse: il était revenu un beau jour de Placerville avec un cheval et un cabriolet. Le dimanche suivant, il avait triomphalement conduit miss Brown à l’église la plus voisine. On offrit de parier dix contre un pour Sam, lorsqu’on remarqua l’air grave et satisfait de miss Brown à son retour. Par malheur, le propriétaire du cabriolet vida tant de bouteilles en l’honneur de son succès, qu’il se perdit à tout jamais dans l’estime de celle dont il se flattait d’avoir gagné le cœur.

Alors Carondelet Joe, dont le merveilleux pantalon devait produire un effet irrésistible, devint le favori des parieurs. Mais, un soir qu’il s’était arrangé de manière à se placer sur la première ligne des chanteurs, juste en face de miss Brown, celle-ci détourna la tête à plusieurs reprises, en proie à un malaise visible. Sur ce, il vint tout à coup à l’esprit de Carondelet qu’il est des parfums que les dames préfèrent à ceux que donne à l’haleine d’un buveur un mélange de liqueurs alcooliques. Il quitta brusquement l’école, et le lendemain le camp comptait un mineur de moins.

Flush, qui était à la fois l’orgueil et la terreur de Bottle Flat, se permit de déclarer qu’il n’aurait qu’à se présenter pour obtenir la main de miss Brown. Une impudence que l’on admirait lorsqu’elle servait à intimider un joueur soupçonneux, sembla fort déplacée lorsqu’il s’agissait de l’institutrice. Le juge donna au vantard un démenti brutal, les revolvers sortirent des poches, et une heure après Flush reposait au fond de sa dernière demeure terrestre, dans un cercueil fabriqué à la hâte par un ébéniste amateur.

Une proposition inattendue, faite par un jeune Mexicain, proposition suivie d’un prompt refus, ne laissa plus que deux concurrents: Tolédo et un Français nommé Lecomte. L’offre de mariage qu’elle venait de repousser effraya un peu miss Brown, car jusqu’alors rien ne lui avait donné à supposer que l’on voudrait l’obliger à faire un choix parmi ses admirateurs. Peut-être un autre s’aviserait-il de demander sa main. La pauvre petite institutrice, désolée d’avoir causé de la peine à l’un d’entre eux, résolut de se montrer plus réservée que jamais et renonça à sa classe du soir.

Grâce à un sentiment de patriotisme assez naturel, les parieurs se prononçaient en faveur de Tolédo, tout en admettant que le Français était un adversaire assez redoutable. Il se distinguait par cette politesse, cette bonne humeur qui semblent inhérentes au sang gaulois, et il possédait en outre une certaine instruction. Bien que Tolédo soutint bravement la– lutte et ne parût guère disposé à se retirer, ses partisans virent avec regret qu’au lieu de venir boire comme autrefois avec eux, il passait des heures entières à se promener autour de l’école. Enfin, le jour où l’on apprit qu’il avait jeté sa vieille pipe en jurant qu’il ne fumerait plus, ceux qui avaient parié pour lui commencèrent à regretter leur imprudence.

–C’est là un très mauvais signe, je lui croyais plus de résolution, dit un de ses plus chauds partisans. D’ailleurs, le Français bavarde comme une pie, ce qui plaît aux femmes, tandis que Tolédo garde sa langue dans sa poche.

Mais, si Tolédo parlait peu, il avait des yeux qui parlaient pour lui. Or, le langage des yeux est souvent plus intelligible et parfois plus grammatical que certaines autres façons de s’exprimer. Miss Brown fut tentée, à une ou deux reprises, de répondre à ce que lui disait Tolédo. Un soir elle s’adressait même des reproches à ce sujet, lorsqu’un coup frappé à sa porte la tira de ses réflexions.

Elle s’empressa d’ouvrir et vit apparaître le nez cramoisi du juge.

–Je viens causer avec vous d’une petite affaire qui me tracasse depuis quelque temps, dit le visiteur. Vous m’excuserez si je n’y vais pas par quatre chemins?

–Certainement, répliqua miss Brown.

–Merci, continua le juge en s’installant sur le siège qu’on lui offrait. Ça me met à mon aise. Voyez-vous, j’ai… je ne sais pas trop où, je dois l’avouer… deux filles qui doivent être aussi grandes que vous, et je veux vous parler comme je leur parlerais à elles.

Puis, après avoir hésité un instant, il ajouta d’un ton confidentiel:

–Nous n’avons guère ici que des vauriens, que je vous engage à congédier comme vous avez congédié le Mexicain. Ils n’auront pas de peine à se consoler. Mais cet animal de Tolédo s’y est laissé prendre plus sérieusement que les autres. Depuis votre arrivée il a cessé de boire, de fumer et de jurer. Il ne touche plus à une carte. Vous trouverez sans doute fort simple qu’un mineur renonce ainsi à tous les bonheurs de la vie; moi, je vous garantis que ce n’est pas facile. Il mérite donc d’être ménagé– d’autant plus que, pour peu que le désespoir s’en mêle, il deviendra peut-être pire que ceux dont la veuve Ginney n’aura pas manqué de vous faire l’éloge. Eh bien, si celui-là se présente, traitez-le doucement, par amitié pour moi. C’est tout ce que j’avais à vous demander. Encore un mot: plus tôt vous lui direz qu’il n’a rien à espérer, mieux cela vaudra. Traitez-le doucement!

Le vieux pilier de prison, après avoir donné ce conseil patriarcal, se leva et disparut sans ajouter une parole, laissant son hôtesse presque prête à pleurer. Mais, avant qu’elle fût tout à fait prête à fondre en larmes, on frappa de nouveau, et cette fois la porte livra passage à Tolédo.

–Bonsoir, miss, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme. Je viens vous faire ma dernière visite officielle, attendu que je pars demain. Y a-t-il quelque chose que je puisse vous envoyer de Francisco pour l’école?

–Vous partez? s’écria miss Brown, qui ne prêta aucune attention à la dernière phrase.

–Oui, je pars pour de bon. Le fait est que je veux me régénérer, comme dit le juge, et pour cela j’ai besoin de fréquenter une autre société que celle que je rencontre ici. Peut-être, lorsque j’aurai appris à me rendre utile aux autres. En attendant, il faut que je parte. Il n’y a personne ici qui tienne à me faciliter ma tâche–personne!

Un des ancêtres des Brown de Middle Bethany se trouvait à Lexington dans la mémorable matinée de1775, et ce fut avec un courage digne de son aïeul que la petite institutrice murmura:

–Vous vous trompez, il y a quelqu’un.

–Qui donc? demanda Tolédo sans lever les yeux.

Mais, bien que la question demeurât sans réponse, il ne la répéta pas. A peine eut-il regardé miss Brown, qu’il ne crut pas nécessaire de l’interroger de nouveau. Du reste, on ne lui en laissa pas le temps. Il contemplait encore le visage de celle qui rougissait d’un innocent aveu lorsqu’un coup frappé à la porte annonça une autre visite.

Tolédo se laissa tomber sur une chaise; miss Brown cria:–Entrez! et ne put s’empêcher de rire en voyant le juge.

–J’avais oublié de vous rappeler… dit maître Barber.

Soudain il aperçut Tolédo, jeta un regard rapide sur miss Brown, et ce simple coup d’œil le mit au courant de la situation.

–Ah, ah! elle l’a traité plus doucement que je ne l’espérais, s’écria-t-il. Nous aurons un maître d’école, après tout.

Puis il repartit au pas de course, tant il avait hâte d’annoncer la nouvelle aux habitués du Lingot.

Un mois plus tard, le pasteur que l’on se plaignait de ne pas voir assez souvent se rendit à Bottle Flat afin de célébrer un mariage. Lecomte, avec une abnégation chevaleresque, voulut remplir le rôle de garçon d’honneur, et le juge remplaça pour la circonstance le père de la future. Vers la fin du repas de noce, préparé par la veuve Ginney et servi au Lingot, le doyen du camp prononça un discours qui aurait certes été imprimé tout au long s’il se fût trouvé là un reporter. L’éloge qu’il fit de Mme Tolédo n’était au fond qu’un hommage indirect rendu à la puissance civilisatrice de la femme en général.

–Depuis que Bottle Flat existe, dit-il en terminant, jamais nous n’avons assisté à une réunion pareille. Voilà au moins une heure que nous sommes à table, et pas un coup de pistolet, pas un juron, pas même un coup de poing! Pas un d’entre nous n’est assez ivre pour ne pas se lever afin de boire à la santé que je propose! A qui devons-nous cela?

–A notre vieux doyen! au juge Barber! s’écria une voix enrouée.

–Non, mes amis. Sans fausse modestie, je dois déclarer que l’honorable interrupteur est un imbécile. Je vous ai toujours prodigué les bons conseils, si je n’ai pas toujours prêché d’exemple, soit. A quoi cela a-t-il servi? A rien. Mais il a suffi de la présence d’une jeune personne douce et modeste pour. Allons, je la vois qui rougit, et je m’arrête… Je me tais d’autant plus volontiers que je ne suis pas habitué à parler aussi longtemps sans m’humecter le gosier. A la santé de celle qui est en train de tout transformer ici!

Les verres furent vidés en l’honneur de ce toast et de bien d’autres. Cependant, à la grande surprise de la veuve Ginney, on se dispersa sans que la moindre dispute eût troublé la fête. Le speech du juge l’avait tellement frappée, qu’elle lui déclara en confidence qu’ayant encore deux sœurs en âge de se marier, elle allait les inviter à la rejoindre, afin de poursuivre l’œuvre de réforme si bien commencée. Maître Barber, par pure galanterie, approuva hautement ce projet; mais il hocha la tête en s’éloignant et murmura:

–Hum! j’aimerais mieux les sœurs de la petite maîtresse d’école, si elle en avait.

J’allais oublier un détail. L’alliance que Tolédo avait passée au doigt de la mariée portait ces mots gravés à l’intérieur: «Faite avec de la poudre d’or lavée par Huldah Brown le17juin18…»

Récits d'un humoriste

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