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II
ОглавлениеKnoud fut placé comme apprenti chez un cordonnier. Il était trop grand pour qu’on le laissât courir les champs à ne rien faire. C’est alors qu’il fut confirmé. Combien il eût souhaité, en ce jour de fête, d’être à Copenhague auprès de la petite Jeanne! Hélas! il ne sortit pas de Kjoegé. Il n’avait jamais vu la capitale, bien qu’elle ne soit qu’à cinq milles de distance de la petite ville. Quand le temps était clair, Knoud apercevait, au delà du golfe, les hautes tours de Copenhague, et, le jour de la confirmation, il vit même reluire distinctement au soleil la croix dorée de l’église Notre-Dame. Comme ses pensées volaient auprès de Jeanne!
Pensait-elle encore à lui? Oui; vers Noël arriva une lettre de son père annonçant qu’ils prospéraient très-bien à Copenhague, et que Jeanne notamment pouvait, à cause de sa belle voix, s’attendre à beaucoup de bonheur. Elle avait déjà un emploi à la comédie, à celle où l’on chante; elle y gagnait un peu d’argent, et c’était elle qui envoyait aux chers voisins de Kjoegé un écu pour s’amuser le soir de Noël. Elle les priait de boire à sa santé ; c’était ce qu’elle avait ajouté de sa main dans un post-scriptum à la lettre, et il y avait encore:
«Bien des amitiés à Knoud.»
Toute la famille pleura à la lecture de cette lettre. C’étaient là pourtant de bonnes nouvelles; aussi pleuraient-ils de joie. Tous les jours Jeanne avait occupé la pensée de Knoud; et maintenant il voyait qu’elle pensait aussi à lui. Plus le temps approchait où il aurait fini son apprentissage, plus il lui paraissait évident qu’elle devait être sa femme. A cette idée, un gai sourire se jouait sur ses lèvres, et il tirait son fil deux fois plus vite; il lui arriva même, en appuyant de toutes ses forces contre le tire-pied, de s’enfoncer profondément l’alêne dans le doigt; mais cela lui était bien égal. Il se disait que certainement il ne jouerait pas le rôle d’un muet, comme avaient fait les deux jeunes gens de pain d’épice, et que leur histoire lui servirait de leçon.
Le voilà passé compagnon. Il a le sac serré sur le dos. Pour la première fois il se rend à Copenhague, où il est déjà engagé chez un maître. Combien Jeanne sera surprise et joyeuse! Elle compte à présent dix-sept ans et lui dix-neuf.
Il voulait acheter à Kjoegé un anneau pour elle; mais il réfléchit qu’il en trouverait de bien plus beaux à Copenhague. Il dit adieu à ses parents, et par un jour d’automne pluvieux, il quitta à pied sa ville natale. Les feuilles tombaient des arbres. Il arriva tout trempé dans la capitale et se rendit chez son nouveau maître.
Dès que vint le premier dimanche, il s’apprêta pour rendre visite au père de Jeanne. Il tira dehors ses habits neufs et un beau chapeau, acheté à Kjoegé, qui lui allait fort bien. Jusqu’ici Knoud n’avait porté que la casquette.
Il trouva la maison qu’il cherchait et monta bien des escaliers. Il lui semblait qu’il allait avoir le vertige. Il considérait, non sans effroi, comment les gens sont juchés les uns au-dessus des autres dans cette terrible capitale.
Dans la chambre, tout avait un air d’aisance. Le père de Jeanne le reçut très-amicalement. Sa nouvelle femme ne connaissait pas Knoud; elle lui offrit cependant une poignée de main et une bonne tasse de café.
«Cela va bien faire plaisir à Jeanne de te revoir, dit le père; tu es vraiment devenu un fort gentil garçon. Tu vas la voir. Oh! c’est une fille qui me donne bien de la joie, et qui, avec l’aide de Dieu, m’en donnera plus encore. Elle a là une chambre pour elle toute seule, et c’est elle-même qui en paye le loyer.»
Le brave homme frappa discrètement à la porte, comme s’il était un étranger, et ils entrèrent. Comme tout était charmant dans cette chambrette! On n’aurait rien trouvé de plus beau chez la reine, pensa Knoud, c’était impossible: il y avait là des tapis, des rideaux qui descendaient jusqu’à terre, une chaise recouverte de velours; partout des fleurs, des tableaux et une glace où l’on risquait de mettre le pied, tant elle était grande: elle était grande comme une porte.
Knoud vit toutes ces merveilles d’un seul coup d’œil; il n’avait cependant d’yeux que pour Jeanne, qui était devant lui. C’était une demoiselle; elle était tout autre que Knoud ne se l’imaginait, mais bien plus belle. Dans tout Kjoegé il n’y avait pas une seule jeune fille comme elle; elle avait l’air si distingué qu’elle en était presque imposante. Elle regarda Knoud d’un air étonné, mais un instant seulement; puis elle se précipita vers lui comme si elle allait l’embrasser; elle ne le fit pas, mais en fut bien près.
Oui, elle se réjouissait de tout son cœur de revoir son ami d’enfance. N’avait-elle pas des larmes dans les yeux? Que de questions elle se mit à lui adresser! Elle demanda des nouvelles de tout le monde, des parents de Knoud, du père Saule et de la mère Sureau, ainsi qu’ils appelaient autrefois leurs chers arbres, comme si c’étaient des êtres vivants. «Après cela, pourquoi n’auraient-ils pas été doués de vie, dit Jeanne, puisque les pains d’épice eux-mêmes en ce temps-là s’animaient dans un conte qui me revient à la mémoire?» Jeanne se rappelait les bonshommes du marchand de la foire, leur amour muet, le long séjour qu’ils avaient fait l’un près de l’autre à l’étalage, jusqu’à ce que l’un d’eux se brisât en deux morceaux. Elle rit au souvenir de cette histoire; quant à Knoud, le sang lui était monté aux joues et son cœur battait deux fois plus vite que d’ordinaire, «Non, se dit-il, Dieu soit loué ! elle n’est pas du tout devenue fière.»
Ce fut encore elle, il le remarqua bien, qui le fit inviter par ses parents à rester toute la soirée. Plus tard, elle prit un livre et fit une lecture à haute voix. Il semblait à Knoud que ce qu’elle lisait avait rapport à son amour, tant les pensées de l’auteur étaient en harmonie avec les siennes. Puis elle chanta une chanson toute simple, mais pour Knoud, ces quelques vers étaient tout un poëme où, s’imaginait-il, débordait le cœur de la jeune fille. Certainement elle aimait Knoud, il n’y avait pas à en douter. Les larmes coulèrent sur les joues du jeune homme à cette pensée; il ne put les retenir. Il ne savait plus proférer une parole. Il lui semblait qu’il devenait entièrement bête; et cependant elle lui pressa la main et dit: «Tu as un bon cœur, Knoud, reste toujours tel que tu es.»
Ce fut là une soirée sans pareille; dormir ensuite, il n’y fallait pas songer, et Knoud, en effet, ne ferma pas l’œil du reste de la nuit.
Lorsqu’il avait pris congé, le père de Jeanne lui avait dit: «Eh bien, maintenant tu ne nous oublieras pas tout à fait; tu ne laisseras point passer l’hiver entier sans revenir nous voir?»
Il lui était d’avis que, sur ces paroles, il pouvait très-bien y retourner le dimanche suivant et il en avait l’intention, ce qui ne l’empêchait pas, le soir, après le travail (et l’on travaillait à la lumière), de se promener à travers la ville et de passer toujours par la rue où Jeanne habitait. Il regardait les fenêtres de sa chambre, qui étaient presque toujours éclairées. Une fois il aperçut distinctement l’ombre de la jeune fille sur le rideau. Quelle belle soirée ce fut pour lui! Madame la maîtresse n’aimait pas du tout ces continuelles sorties du soir; elle secouait la tête en signe de mauvais présage. Le maître souriait et disait: «C’est un jeune homme; il faut bien que jeunesse se passe.»
«Dimanche, nous nous verrons, pensait Knoud, et je lui dirai qu’elle possède toute mon âme, et qu’elle doit devenir ma femme. Je ne suis qu’un pauvre apprenti cordonnier, mais bientôt je serai maître; je travaillerai, je peinerai autant qu’il le faudra. Oui, je m’expliquerai franchement. L’amour muet ne mène à rien. L’histoire des pains d’épice me l’a dès longtemps prouvé.»
Le dimanche arriva, et Knoud se présenta; mais quel malheur! ils étaient tous invités à une soirée en ville. Knoud ne partant pas, il fallut le lui dire: Jeanne lui pressa la main et lui demanda: «As-tu déjà été au théâtre? Il faut pourtant que tu y ailles une fois. Je chante mercredi, et si ce jour-là tu es libre, je t’enverrai un billet. Mon père sait où demeure ton maître.»
Comme c’était affectueux de sa part! Le mercredi, à midi, il reçut, en effet, une enveloppe cachetée, sans un mot d’écrit dedans, mais le billet y était. Le soir, Knoud alla pour la première fois au théâtre. Il y vit Jeanne: qu’elle était belle et gracieuse! Il est vrai qu’on la mariait à un étranger, mais ce n’était que de la comédie, qu’une feinte. Knoud le savait. Sans cela, elle n’aurait pas eu certainement le cœur de lui envoyer un billet pour qu’il vît de ses yeux une pareille chose. Tout le monde frappait des mains et s’extasiait tout haut, et Knoud criait: Hourra!
Oui, le roi lui-même souriait à Jeanne, montrant combien il avait de plaisir à l’entendre! Que Knoud se sentait peu de chose! «Mais je l’aime tant, se disait-il, et elle m’aime bien aussi; cela égalise tout. Cependant l’homme doit prononcer le premier mot; c’est ce que pensait la demoiselle de pain d’épice. Son histoire renferme plus d’une leçon.»
Dès que vint le dimanche, il retourna chez ses amis. Il était aussi ému que le jour de sa confirmation. Jeanne était seule et le reçut; cela ne pouvait pas mieux se rencontrer.
«C’est bien d’être venu, dit-elle; je pensais t’envoyer mon père; mais j’avais le pressentiment que tu viendrais ce soir. Car j’ai à te dire que vendredi je pars pour la France; il le faut pour que je parvienne à quelque chose de sortable.»
Il sembla à Knoud que tout dans la chambre tournait sens dessus dessous. Il sentait son cœur prêt à se briser en mille pièces. Pas une larme ne lui vint aux yeux, mais on voyait bien quel était son chagrin.
«Brave et fidèle garçon!» dit-elle. Cela dénoua la langue de Knoud. Il lui dit avec quelle ardeur il l’aimait et qu’elle devait devenir sa femme. Mais dès qu’il eut prononcé ces mots, il vit Jeanne changer de couleur et pâlir. Elle laissa aller sa main et répondit d’un ton sérieux et affligé : «Ne te rends pas malheureux, Knoud, et ne me rends pas malheureuse aussi. Je serai toujours pour toi une bonne sœur, en laquelle tu peux avoir confiance; mais jamais plus.» Et elle passait sa douce main sur le front brûlant de Knoud: «Dieu nous donne la force, dit-elle encore, de venir à bout des choses difficiles, pourvu que nous ayons de la volonté et du courage.»
En ce moment sa belle-mère entra dans la chambre.
«Knoud est hors de lui parce que je pars en voyage, dit Jeanne. Sois donc un homme!» En parlant ainsi, elle mettait sa main sur l’épaule du jeune Knoud, faisant semblant qu’il n’eût été question entre eux que de voyage et pas d’autre chose. «Tu es un enfant, continua-t-elle; il faut qu’à présent tu sois bon et raisonnable, comme autrefois sous le saule, quand nous étions petits.»
Le monde paraissait à Knoud être sorti de ses gonds; ses pensées étaient comme un fil détaché qui voltige çà et là, poussé par le vent. Il restait là, il ne savait pas si on l’avait prié de rester; mais Jeanne et la belle-mère étaient amicales et compatissantes. Jeanne lui versa du thé, et chanta. Sa voix ne résonnait pas comme autrefois, mais elle était incomparablement belle. Le cœur du jeune homme se dilatait à l’entendre. Puis ils se séparèrent. Knoud ne tendait pas la main à Jeanne. Elle le comprit et dit: «Tu donneras pourtant la main à ta sœur en la quittant, mon vieux camarade d’enfance! » Et elle souriait à travers les larmes qui coulaient sur ses joues, et elle répéta le nom de frère. Oui, c’était là une belle consolation. Ainsi se firent leurs adieux.