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II

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Débarrassé de tout souci d'affaires et ayant pleine confiance dans son fidèle Fourcy, M. Charlemont ne passait guère qu'une heure par jour dans ses bureaux, et encore restait-il quelquefois des séries de jours, même des semaines, sans s'y montrer, occupé qu'il était ailleurs.

L'âge en effet avait glissé sur lui sans modifier en rien ses habitudes, et à soixante ans il était aussi jeune qu'à vingt, à vrai dire même plus jeune, plus brillant encore, plus gai d'humeur, plus fringant d'allure, plus coquet de tenue, plus insouciant de caractère, plus tendre de complexion, plus passionné de tempérament.

La rareté de ses visites faisait qu'elles étaient toujours une sorte de petit événement pour beaucoup de ses employés et que, lorsqu'on entendait son phaéton entrer dans la cour de l'hôtel du faubourg Saint-Honoré au trot rapide des deux chevaux superbes qu'il conduisait lui-même avec autant d'élégance que de correction, plus d'une tête curieuse se levait pour le suivre des yeux et plus d'une réflexion s'engageait, car il y avait toujours quelque histoire à raconter sur son compte à propos de ses chevaux de course qu'il faisait courir avec le plus parfait mépris du public, de façon à dérouter bien souvent le ring, ou à le ruiner quelquefois, ou bien à propos de ses maîtresses, ou bien à propos de ses gains et de ses pertes au jeu.

Et pendant ce temps, il montait le bel escalier de pierre qui du rez-de-chaussée conduisait à son cabinet, marchant allègrement, le chapeau légèrement incliné, la tête haute relevée par une large cravate en satin, les épaules effacées, la poitrine bombée, ne s'arrêtant point, ne ralentissant point le pas pour respirer, laissant flotter derrière lui les pans de sa longue redingote serrée à la taille, se balançant légèrement tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre, en faisant résonner les marches de ses bottes vernies prises dans un pantalon à sous-pied;—en tout pour le costume, aussi bien que pour la tenue, la reproduction vivante d'un fashionnable de Gavarni qui aurait vieilli de trente ans, mais bravement, sans artifices, sans cosmétiques, sans bricoles, sans teintures, en homme convaincu qu'un vieillard vaut, un jeune homme, s'il ne vaut pas mieux; ne le savait-il pas bien, ne le lui disait-on pas tous les jours, et des lèvres roses charmantes qu'il ne pouvait pas ne pas croire?

Ce cabinet était celui que son père avait occupé pendant si longtemps et où se trouvait la fameuse copie du Van der Helst, mais bien que rien n'y eût été changé et que l'ameublement fût resté le même, il ne ressemblait guère sous le fils à ce qu'il avait été sous le père; plus d'entassement, plus d'encombrement de pièces, de livres, de plans sur les tables, les fauteuils et le tapis; au contraire un ordre parfait qui dans sa froide nudité faisait paraître immense cette vaste pièce; on sentait que chaque matin le plumeau d'un domestique soigneux pouvait se promener partout sans craindre de rien déranger, puisqu'il n'y avait rien.

Jamais M. Charlemont ne s'asseyait devant son bureau: «C'est l'instrument qui me fait la plus grande peur avec la guillotine», disait-il; mais après avoir tiré un cordon de sonnette, il prenait place devant le feu pendant l'hiver, et en été devant une fenêtre ouverte sur le jardin, dans un fauteuil, tout simplement en visiteur; et au garçon qui répondait vivement à cet appel, il commandait qu'on allât prévenir M. Fourcy qu'il était arrivé.

Celui-ci paraissait aussitôt portant des papiers sur ses bras et suivi d'un commis, son secrétaire, chargé d'autres liasses.

—Bonjour, Jacques, disait M. Charlemont eu lui tendant la main, mais sans se lever, comment vas-tu?

—Très bien, monsieur, je vous remercie, et vous?

—Tu vois.

Et il levait la tête d'un air superbe pour bien se montrer, sachant qu'il n'avait rien à craindre d'un examen en plein jour.

—Assieds-toi donc, disait-il de nouveau.

Et Fourcy s'asseyait, mais non pas dans un fauteuil devant la cheminée ou la fenêtre; pendant qu'ils se serraient la main en échangeant ces quelques mots de politesse affectueuse, le secrétaire avait déposé sur le bureau la charge qu'il portait sur ses bras, et c'était à ce bureau,—celui du vieux, du grand Charlemont,—que Fourcy prenait place, le monceau de papiers, de livres, de portefeuilles devant lui et à portée de la main.

Alors lentement, méthodiquement, en quelques mots clairs et précis, il expliquait ce qu'il y avait de nouveau.

C'était un curieux contraste que celui qu'offraient alors ces deux hommes.

L'un adossé commodément dans son fauteuil, une jambe jetée par-dessus l'autre, la tête inclinée sur l'épaule, tournant ses pouces en écoutant d'un air indifférent comme s'il s'agissait d'affaires qui ne le touchaient pas, ou en tous cas de peu d'importance.

L'autre, penché sur les papiers qu'il feuilletait d'une main attentive, tout à sa besogne corps et âme, comme si sa fortune personnelle était en jeu et qu'une seconde de distraction dût le compromettre.

Au reste, ces différences dans les attitudes se retrouvaient dans les natures et les caractères des deux personnages.

Au lieu d'être grand, élancé, dégagé comme son patron, Fourcy était de taille moyenne, trapu et carré, ce qu'on appelle un homme solide, rien de brillant ni d'élégant en lui, mais une charpente à supporter le travail si pénible, si dur, si prolongé qu'il fût, et un tempérament à défier toute fatigue, celle du corps et celle de l'esprit; avec cela réservé et jusqu'à un certain point timide dans ses mouvements, comme s'il se défiait de lui-même, de ses manières et de son éducation. Au lieu de parler légèrement, rapidement avec un sourire railleur qui se moquait toujours de quelque chose ou de quelqu'un, il s'exprimait posément, en pesant ses mots, d'un accent convaincu, en homme qui ne parle que pour dire ce qui est utile.

Mais ce qui, plus que tout encore, les rendait si différents l'un de l'autre, c'était la physionomie; tandis que celle de M. Charlemont respirait un parfait contentement de soi-même et une complète indifférence pour tout ce qui ne devait pas s'appliquer immédiatement ou tout au moins dans un temps rapproché à son intérêt ou à son plaisir, sur celle de Fourcy, au contraire, se montraient tous les bons sentiments; lorsqu'on le connaissait et qu'on parlait de lui, on manquait rarement de dire: «C'est un honnête homme»; mais lorsque, sans le connaître, on se trouvait en face de lui, on ne pouvait pas ne pas penser que c'était un brave homme.

Et de fait, il était l'un et l'autre, honnête homme et brave homme.

Sa probité, sa droiture, il les prouvait chaque jour dans les affaires, et c'était parce que M. Charlemont avait eu les oreilles rebattues d'un mot qu'on lui avait répété sur tous les tons: «Je vous envie un honnête homme comme Fourcy», qu'il s'était décidé à faire de son commis le chef de sa maison, pour cela bien plus que pour les autres mérites de ce commis; en effet, il était commode pour sa paresse de mettre à sa place quelqu'un en qui il pouvait avoir pleine confiance et qu'il n'avait pas besoin de surveiller ni de contrôler.

Sa bonté et son dévouement, il les affirmait à chaque instant dans sa famille composée d'une femme qu'il adorait et de deux enfants, un fils et une fille, pour lesquels il était le meilleur des pères, le plus tendre, mais cependant sans mauvaise sensiblerie et sans faiblesse égoïste, pensant toujours à eux avant de penser à sa propre satisfaction paternelle; pour lui, toute la joie en ce monde était dans le bonheur des siens, et il répétait ce mot si souvent que M. Charlemont, qui trouvait dans tout matière à raillerie, l'appelait parfois: «M. le bonheur des siens»; puis il ajoutait en riant: «Sais-tu que si tu avais une histoire, mon brave Jacques, cela lui ferait un titre excellent: «Le bonheur des siens»; cela vous a quelque chose de vague et de mystérieux qui plaît à l'imagination; il est vrai qu'il y aurait peut-être des gens qui diraient: «Le bonheur des chiens»; mais ceux-là seraient d'infâmes blagueurs qui ne respectent rien.»

D'histoire, Fourcy en avait une cependant: celle de son mariage.

Cette femme qu'il adorait après vingt ans de ménage exactement comme s'il était encore en pleine lune de miel (et de fait pour lui il y était toujours),—cette femme, d'une beauté et d'une intelligence remarquables, était sa cousine. A dix ans elle s'était trouvée orpheline de père et de mère sans autres parents que son oncle le père Fourcy, le garçon de recettes de la maison Charlemont, et son cousin Jacques Fourcy, qui, sans que rien en lui pût faire prévoir ce qu'il deviendrait plus tard, était déjà mieux qu'un simple garçon de recettes. Le père Fourcy qui n'était pas tendre, n'avait aucune envie de se charger de l'orpheline, mais Jacques n'avait pas voulut abandonner la petite Geneviève et il l'avait placée à ses frais dans une petite pension des environs de Paris, à Gonesse, où les prix étaient modérés et en rapport avec l'exiguïté de ses ressources. C'était par bonté, par devoir, qu'il s'était imposé cette charge, car alors il la connaissait à peine, n'ayant jamais eu de relations avec les parents de la petite, qui étaient d'assez mauvaises gens. Mais il avait été la voir quelquefois à son pensionnat, dans le commencement, toujours par devoir, pour qu'elle ne fût par trop malheureuse de son isolement, et peu à peu il s'était attaché à elle à mesure qu'elle avait grandi, qu'elle avait embelli et qu'il l'avait mieux connue, si bien que ses visites, plus fréquentes, n'avaient plus été inspirées par le simple devoir; mais par le plaisir, puis enfin par l'amour, et que, quand elle avait eu seize ans, il lui avait demandé si elle voulait devenir sa femme: il avait, lui trente-six ans, mais il venait d'être nommé caissier en chef de la maison Charlemont. Elle avait accepté.

Une femme d'argent

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