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II

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C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, là où l'on s'en tient aux apparences et où l'on répète consciencieusement les phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles valent; il y avait cent cinquante ans que cette fortune était monnaie courante de la conversation à Elbeuf, on continuait à s'en servir.

Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette croyance à une fortune, solide et inébranlable, commençait à être amoindrie.

A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé deux fils: Constant, l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de s'associer avec son frère, avait fondé à Paris une importante maison de laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente au Havre et à Roubaix, d'achat à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à Saratoff. Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, c'était un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnée dans le commerce petit à petit lui paraissait misérable, il lui fallait celle que donne en quelques coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait laissé de grosses, de très grosses affaires engagées qui s'étaient liquidées par la ruine complète—la sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'était la faillite. Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur avait été sauf. Pour acquitter ce lourd passif, la femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses valeurs mobilières, s'était encore fait rembourser par son fils aîné la part qui lui revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la demande de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner que la moitié de cette part; il l'avait donnée entière, autant par respect pour la volonté de sa mère que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au tableau des faillites.

Un commerçant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer cette saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de sa maison; s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques bonnes années combleraient ce trou; il n'avait qu'à travailler.

Mais justement à cette époque avait commencé une crise commerciale qui dure encore, et un changement radical dans la mode qui, à la nouveauté en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une supériorité reconnue, a fait préférer le tissu fortement serré en chaîne et en trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;—au lieu des bonnes années attendues, les mauvaises s'étaient enchaînées; au lieu de travailler pour combler le trou creusé, il avait fallu travailler pour qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y avait-on pas réussi. Car, pour la nouveauté beaucoup plus que pour les autres industries, les crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs, elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni, noir, vert, bleu, reste en magasin sans autre inconvénient pour le fabricant que la perte d'intérêt de l'argent avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de nouveauté ne peut pas y rester, le mot même le dit. Lorsque tout a été disposé par le fabricant pour faire une étoffe neuve: mélange de la matière, laine de telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces laines et de cette soie; filature selon l'effet cherché; tissage d'après certaines combinaisons déterminées pour le dessin, la force, la façon; apprêt spécial aussi varié dans ses combinaisons que celles de la teinture, de la filature et du tissage—il faut que cette étoffe soit vendue à son heure précise et pour la saison en vue de laquelle elle a été créée, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se présentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilité des crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui qui souffle ou écarte les maladies, les fléaux et les guerres.

Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses journées au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf n'est qu'à deux heures et demie de Paris; tous les samedis, après la séance, il prenait le train, et à neuf heures et demie il arrivait chez lui, où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là, le dîner retardé était un souper; et tout le monde, même la vieille madame Adeline, âgée de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysée des jambes, qu'on appelait «la Maman», même la jeune Léonie Adeline, fille de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mère demeurait chez son oncle, ne se mettait à table qu'après que le chef de la famille s'était assis à sa place, vide pendant toute la semaine; les visages étaient épanouis, et, malgré le retard qui avait dit aiguiser les appétits, on causait plus qu'on ne mangeait.

—Comment vas-tu, la Maman?

—Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du tapage à la Chambre cette semaine, tu as dû te brûler les sangs, c'est vraiment trop arkanser.

La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé, sans se donner la peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la toilette que pour le langage et le parler: en été ses robes étaient en indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir garnis de dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à laquelle elle eût fait des concessions; et avec un accent traînant elle lâchait les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles elle avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements de ses petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient adroitement que les chaircuitiers s'appelaient maintenant des charcutiers, que les castoroles sont devenues des casseroles, et que «ne rien faire de bon» vaut mieux qu'arkanser, qu'on doit traduire pour ceux qui n'entendent pas le normand.

Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait arkansé, car la Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait l'Officiel d'un bout à l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun détail, plus au courant de ce qui se passait à la Chambre que bien des députés. Quand son fils avait parlé, elle discutait les raisons que ses contradicteurs lui avaient opposées et les pulvérisait, s'indignant que tout le monde n'eût pas voté comme lui. Sur un seul point, elle le blâmait—c'était sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel chagrin pour elle que dans ces questions il ne votât point comme elle aurait voulu! il était si soumis, si pieux, quand il était petit!

Respectueusement il se défendait, mais le plus souvent il cherchait à changer la conversation en faisant signe à sa femme ou à sa fille de venir à son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'était point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il avait hâte d'arriver chez lui. C'était pour se retrouver avec les siens dans cette maison toute pleine de souvenirs, où il avait été enfant, où il avait grandi, où son père était mort, où il s'était marié, où sa fille était née, où il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui parlât au coeur et ne le reposât de la vie parisienne vide et fatigante qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pièces un peu noires d'aspect, comme ces vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus, ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze doré à sujets mythologiques, ces fleurs en papier conservées sous des cylindres depuis la jeunesse de sa mère, lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier du petit appartement de garçon qu'il occupait dans une maison meublée de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait l'appétit dès qu'il poussait sa porte le disposait mieux à se mettre à table que les bouffées chaudes qui le frappaient au visage quand il entrait dans les restaurants parisiens où il mangeait seul! A mesure qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se refermaient. Le Parisien restait à Paris, à Elbeuf il n'y avait plus que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le commerçant remplaçait le député; il n'était plus que mari et père de famille.

Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui déplaisait de retrouver à Elbeuf: c'était de paroles affectueuses, de regards tendres qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimité, de sorte que bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses approbations ou ses réprimandes, il oubliait de lui répondre ou ne le faisait qu'en quelques mots distraits: «Oui, maman; non, maman; tu as raison, certainement, sans aucun doute.»

C'était assez indifféremment qu'à son retour d'Allemagne il s'était laissé marier par son père avec une jeune fille née dans une condition inférieure à la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans il vivait dans une étroite communion de sentiment et de pensée avec sa femme, car il s'était trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la grâce de sa jeunesse était une femme douée de qualités réelles que chaque jour révélait: l'intelligence, la fermeté de la raison, la droiture du caractère, la bonté indulgente, et, ce qui pour lui était inappréciable depuis son entrée dans la vie politique—le flair et le génie du commerce qui faisaient d'elle une associée à laquelle il pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication que pour la vente. Pendant qu'à Paris il s'occupait des affaires de la France, à Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'était pas rare d'en rencontrer autrefois derrière les rideaux verts d'un comptoir, mais comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la comptabilité, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-même.

Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était cependant pas d'affaires qu'il avait hâte de s'entretenir en arrivant chez lui—ces affaires, il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui écrivait tous les soirs; c'était sa femme même, c'était sa fille qui occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en répondant avec plus ou moins d'à-propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une à l'autre. S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-là, et il n'était pas rare que tout à coup il s'interrompît pour se pencher vers elle et l'embrasser en la prenant dans ses bras:

—Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa?

Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa beauté qui lui semblait incomparable; où trouver une fille de dix-huit ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne voyait chez aucune autre, une fraîcheur de carnation, une profondeur, une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne de coeur, si facile, si aimable de caractère!

Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots affectueux pour la petite Léonie, sa nièce, âgée de douze ans, dont il était le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible de santé pour être envoyée à Rouen au couvent des Dames de la Visitation où toutes les filles des Adeline avaient été élevées.

Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure était avancée; alors il roulait lui-même sa mère jusqu'à la chambre qu'elle occupait au rez-de-chaussée, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle était paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe et Léonie, qui montaient à leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors commençait entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui, plus d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.

Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance, les carrés d'échantillons, ils pouvaient discuter sérieusement et se mettre d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire; à son tour, il racontait ses démarches à Paris dans l'intérêt de leur maison, il disait quels commissionnaires, quels commerçants il avait vus, et, tirant de ses poches les échantillons qu'il avait pu se procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les comparaient à ceux qui avaient été essayés chez eux.

Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté ces divers points, leur tâche était faite pour la soirée: la semaine finie était réglée, celle qui allait commencer était décidée; mais des temps durs avaient commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées avec cette facilité: la consommation se ralentissant, il fallait être plus accommodant pour la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants seuls, forcés de courir des aventures, avaient consenti à traiter jusqu'à ce jour; de grosses faillites avaient été le résultat de ce nouveau système; elles s'étaient répétées, enchaînées, et il était arrivé un moment où la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de la peine à combiner ses échéances.

Baccara

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