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V

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L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail; elle n'avait plus la tête aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait marché.

On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mère dans la salle à manger, et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas moins la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt pour servir quand le maître arriverait, puis elle revint dans la salle à manger attendre.

—Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas?

—Non, grand'mère, répondit Berthe, il va comme Saint-Étienne.

—Comment ton père n'est-il pas arrivé? aurait-il manqué le train?

Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquiétude évidente, en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience extraordinaire.

Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas pressés dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule.

Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à manger, tenant dans sa main celle de sa fille; tout de suite il alla à sa mère, qu'il embrassa, puis, après avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa de son pardessus, qu'il donna à Berthe, et de son chapeau, que lui prit Léonie.

Alors il s'approcha de la cheminée où, sur des vieux landiers en fer ouvragé, brûlaient de belles bûches de charme avec une longue flamme blanche.

—Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement ouvertes devant la flamme.

Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale anxiété, tâchant de lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement; ce visage épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment.

Tout à coup, il se redressa vivement; déboutonnant sa jaquette, il fouilla dans sa poche de côté et en tira cinq liasses de billets de banque qu'il tendit à sa femme:

—Serre donc cela, dit-il.

La Maman laissa échapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit rien, mais à l'empressement avec lequel elle prit les billets et à la façon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner son émotion et son sentiment de délivrance.

Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle à manger; on se mit à table.

Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles passèrent avant la politique, et la Maman fut la première à mettre la conversation sur les frères Bouteillier:

—Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en arriver à cette catastrophe?

—L'ancienneté et l'honorabilité ne sauvent pas une maison, répondit Adeline, c'est même quelquefois le contraire qu'elles produisent.

Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement il était d'une extrême bienveillance, prenant les choses, même les mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui, ayant toujours été heureux, ne se fâche pas pour un pli de rose, convaincu que celui qui le gêne aujourd'hui sera effacé demain.

Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hâta même d'atténuer ce mot qui lui avait échappé: la catastrophe qui frappait les Bouteillier n'était pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'était une suspension de payement, non une banqueroute avec insolvabilité complète; il paraissait même certain que les payements reprendraient bientôt et qu'on perdrait peu de chose avec eux.

Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva ce que les cinq liasses de billets de banque avaient commencé; la conversation, d'abord tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel.

—Quoi de nouveau ici? demanda Adeline.

—Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, répondit madame Adeline.

—Et qu'est-ce qu'il voulait, le père Eck? dit Adeline d'un ton indifférent en se versant à boire.

Cette question fit relever la tête à la Maman, qui maintenant qu'elle était débarrassée de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait ce que signifiaient cette visite et ce tête-à-tête avec sa bru. Pourquoi le père Eck n'avait-il pas parlé devant elle? A son âge, ce juif n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse?

—Je te conterai cela après dîner, dit madame Adeline.

—Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman avec une dignité blessée.

—Oh! Maman! s'écria Adeline.

—Vous savez bien que vous n'êtes jamais de trop, dit madame Adeline sans s'émouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre chambre après le dîner, vous assistiez au récit de cette visite.

Il n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorité, fît des algarades de ce genre à sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait pas être juge entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par une diversion plus ou moins adroite; il recourut à ce moyen:

—Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à toi; comme tu me l'avais recommandé, j'ai été me promener dans l'allée des Acacias mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les redingotes seront longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et j'en ai vu qui s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu peux donc faire la tienne comme tu voudras.

—Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une moyenne et une courte?

—C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle à la vérité, que j'ai vu peu de foulé: ce qui est fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi.

Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était acquitté de deux commissions dont elle l'avait chargé: il avait acheté l'Atlas qu'elle désirait et commandé une boîte de pastels telle que la voulait papa Nourry.

—Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite à dessiner ses oiseaux.

—Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil!

Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire; le dessert à peine servi, Berthe se leva de table et fit signe à Léonie de se lever aussi. Ce n'était pas la présence de la Maman qui empêchait de parler de la visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris et ne voulait pas retarder le moment des explications.

—Viens, dit-elle à sa cousine.

Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil de sa mère dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte.

—Eh bien? demanda-t-elle.

—Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son neveu Michel.

—Le père Eck! s'écria Adeline.

—Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses mains que l'indignation rendait tremblantes.

Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman reprit:

—Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand!

—Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus Français que nous, puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a payé cet honneur d'une partie de sa fortune.

—Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt à être Prussien, il ne le serait pas?

—Enfin, il ne l'est pas.

—Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif!

—Assurément non.

—Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure!

—Je suis au moins aussi surpris que vous.

—Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui me soulève de ce fauteuil où depuis quatre ans je reste inerte.

—Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure?

—Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en existe pas moins.

—Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous demandant la main de notre fille.

—Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi?

—Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est là un préjugé d'un autre âge. Le temps n'est plus où le juif était un paria, il s'en faut de tout; il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie.

Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la violence passionnée que sa mère y mettait, il prit un ton enjoué:

—Si les choses marchent du même pas, il est facile de prévoir qu'avant peu ce sera le chrétien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu des premières représentations: en tête des personnes citées, ce sont des juifs que tu trouveras.

Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra.

—Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée, je n'ai plus d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je n'ai plus la fortune qui la fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta mère et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant, la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes habitués à discuter le pour et le contre et à trouver qu'il y a autant de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce qu'ils sont eux-mêmes, un incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolérance; il n'y a pas de tolérance pour le mal, il doit être écrasé.

Baccara

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