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I

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Je suis né en1768à Landeghem, un village entre Gand et Bruges.

Quand je n’avais pas encore deux ans, une servante, qui m’apprenait à marcher, me laissa tomber près d’un chaudron plein d’eau bouillante, où se plongea mon bras gauche. Je perdis ainsi deux doigts, et les trois autres, réunis en une sorte de moignon, restèrent pliés en dedans, et tout à fait inertes. A part cela j’étais, au dire de chacun, un joli et agréable enfant.

Mon accident me rendait incapable de travail. partageais volontiers mes richesses avec mes camarades de classe. On avait du respect, pour moi, et la plupart se disputaient, l’honneur d’être mes favoris. Mais les envieux, lorsqu’ils parlaient de moi en mon absence, m’appelaient «la petite patte de Kobe le tisserand, et même me poursuivaient du sobriquet de «l’estropié.»

Cela blessait vivement mon amour-propre et m’affligeait profondément; aussi, dès lors grandit dans mou cœur un sentiment de honte de mon infirmité, qui exerça une irrésistible influence sur ma façon d’être et d’agir.

Mon père expliquait avec une sorte de vanité, à tous ceux qui voulaient écouter ses vanteries, le secret de notre bien-être apparent.

Il avait un frère ainé, nommé Jean, qui demeurait quelque part sur les frontières de France, et qui, à ce que prétendait mon père, était aussi riche que la mer était profonde. Ce frère– l’oncle Jean–avait été soldat dans sa jeunesse, et il avait fait la guerre en Allemagne contre les Prussiens et les Français. Il avait assisté à maintes batailles, reçu cinq blessures et accompli des exploits incroyables. Selon mon père, il n’y avait pas au monde un homme plus fort, plus adroit que l’oncle Jean; et la preuve qu’il ne manquait pas non plus d’industrie, c’est que, depuis qu’il avait quitté le service, il avait gagné tant d’argent dans le commerce qu’il aurait pu acheter la moitié de notre village s’il en avait eu envie. C’était l’oncle Jean qui accordait à mes parents un petit revenu annuel qui leur permettait de ne plus travailler, et de subvenir à mon entretien et à mon éducation.

Ce riche oncle Jean était mon parrain La seule fois qu’on l’avait vu à Landeghem, c’était lorsqu’il y était arrivé dans une belle voiture à deux chevaux pour me tenir sur les fonts baptismaux Les gens qui se souvenaient encore de lui affirmaient que c’était un homme de grande taille et d’un extérieur imposant.

Mon père et. ma mère étaient si fiers de leur Jean, que du matin, au soir ils avaient son nom à la banche. Ils ne parlaient d’eux mêmes qu’avec humilité; mais l’oncle Jean était pour eux l’homme le plus étonnant, le plus intelligent et le plus fort du monde. Parlait-on d’une chose qui paraissait difficile ou impossible, leur premier mot était:

–Oh! cela n’arrêterait pas l’onde Jean une minute.

Ma mère m’avait bercé avec ce nom-là. Pour mon imagination d’enfant, l’oncle Jean était une sorte de génie protecteur à côté de mon ange gardien. Plus tard il était devenu pour moi saint Nicolas, car la veille de la fête de ce grand saint, je plaçais mon petit panier sous le manteau de la cheminée, et le lendemain matin je le trouvais plein de friandises et de jouets. Alors mes parents me disaient que c’était un cadeau de l’oncle Jean, et cependant je croyais que saint Nicolas l’avait apporté. C’est ainsi que, dans mes premières années, les deux images se confondaient en une seule dans mon esprit.

Lorsque j’eus huit ans et que j’allai à l’école, un changement complet se fit dans mes idées touchant la personnalité de l’oncle Jean. Tous les jours on m’encourageait à bien étudier, pour faire plaisir à l’oncle Jean; si j’étais paresseux ou méchant, on me menaçait de le faire savoir à l’oncle Jean. Et comme on me donnait des bonbons et des jouets en proportion de mon application, l’idée de punition ou de récompense finit par devenir, dans mon esprit, inséparable de l’oncle Jean. Je devais l’aimer plus que mes parents eux-mêmes, me disait-on, car si je continuais à mériter sa protection par ma bonne conduite, il me ferait un jour riche et heureux. A la longue, cette intervention constante de l’invisible oncle Jean, qui, à ce que me disait ma mère savait tout ce que je faisais, et me punissait ou me récompensait, fit sur mon esprit une impression si profonde, que je n’étais pas loin de confondre ce protecteur mystérieux avec la– divine Providence elle-même. Et ce qui y contribuait encore, c’est que tous les soirs on me faisait ajouter à mes prières ordinaires, une prière spéciale pour l’oncle Jean.

Je. me souviens encore qu’un jour je vis le fils du bailli monté, devant la maison de son père, sur un beau cheval à bascule ayant du poil véritable, avec une crinière et une queue, une selle et une bride, comme un cheval vivant. Le désir d’en posséder un semblable me poursuivit pendant plusieurs jours. Mes parents avaient ri de mon désir insensé, le cheval à bascule coûtant pas mal de couronnes, mais moi, plein de confiance dans la bonté et dans l’omniscience de l’oncle Jean. je me rendis à l’église, où je m’agenouillai dans un coin, et je priai pendant une demi-heure avec autant de recueillement que de ferveur. Mais ce n’était pas au ciel que j’adressais mes prières; c’était à l’oncle Jean, et je ne doutais nullement qu’il ne les exauçât. Après une longue attente, no voyant point apparaître le cheval à bascule, j’attribuai cette déception à moi-même et à mon peu d’application à l’étude; aussi je me mis à travailler avec ardeur, et je fis réellement de rapides progrès.

Je n’étais pas seul à me faire une si grande idée de l’oncle Jean; j’avais inspiré la même pensée à mes camarades d’école.

Comme je ne pouvais pas me battre contre les autres petits garçons à cause de mon infirmité, j’étais naturellement très pacifique, et je tâchais, par ma douceur et ma patience, de gagner l’amitié de tout le monde. Mais il y avait des écoliers envieux et grossiers qui parfois me menaçaient et voulaient même me battre. Alors je me dressais sur mes ergots et je leur criais:

–Attendez, méchants gamins, que mon oncle Jean vienne au village. S’il le veut, d’un seul revers de main il vous jettera par-dessus le moulin du père Sanders.

Mais le nom de l’oncle Jean suffisait pour me protéger et me défendre. Car à peine l’avais-je prononcé que mes ennemis reculaient épouvantés.

Oui, lorsque pendant les récréations, nous nous amusions à regarder des images, entr’autres l’histoire d’Ourson et Valentin, nous nous demandions si, comme Ourson, l’oncle Jean ne saurait pas lever une meule de moulin, et déraciner un chêne questions que nous résolvions affirmativement, sans hésiter. Tout ce qu’un être humain avait jamais accompli, l’oncle Jean le pouvait naturellement encore mieux.

Je passais de préférence mes heures de loisir dans la maison du père Sanders, le meunier, qui avait quatre enfants d’un caractère très doux, j’étais intime surtout avec Rosette, une fillette de huit ans, à qui je donnais plus de joujoux et de bonbons qu’aux autres.

Il y avait une certaine analogie d’humeur entre ce ménage et le nôtre. Si nous nous vantions sans cesse du puissant oncle Jean, eux, de leur côté, vantaient leur oncle Charles comme l’homme le plus savant et le plus saint de la terre. Cet oncle Charles, le frère cadet de leur père, avait été primus à l’Université de Louvain, et était maintenant curé au pays wallon.

J’avais atteint l’âge de dix ans, et mon esprit commençait à s’ouvrir. Je m’étonnais quelquefois que moi, qui entendais parler de l’oncle Jean à chaque heure du jour, et qui pensais sans cesse à lui, je n’eusse jamais eu le bonheur de le voir. Un désir ardent de le contempler au moins une fois grandit dans ma cervelle; mais mes parents,–j’ignorais alors pourquoi,–combattaient ce souhait comme une chose défendue.

Tout à coup il arriva une lettre de l’oncle Jean. Mes parents, troublés, et ne sachant pas lire l’écriture, me la firent lire tout haut. Elle ne contenait que ces mots:

«Frère,

Je suis gravement malade. Venez me voir, mais venez seul.

Votre frère

JEAN ROOBECK.»

Comme je pensais que l’oncle Jean n’avait voulu qu’épargner à ma mère un pénible voyage, j’exprimai le désir d’accompagner mon père. Je voulais saisir cette occasion de voir au moins une fois mon parrain, et de le remercier de tous les cadeaux qu’il n’avait pas cessé de m’envoyer.

Mais mon père refusa, et comme j’insistai et me pris à pleurer, il se fâcha. Et ce soir-là, pour expier ma méchanceté, je dus me coucher sans souper.

Le lendemain, aussitôt le soleil levé, toute la maison fut en l’air pour les apprêts du départ de mon père, car à cette époque-là c’était une affaire importante, effrayante même, d’entreprendre un pareil voyage de vingt lieues.

Nous nous rendîmes ensemble, de très bonne heure, à l’auberge des Sept Étoiles, sur la chaussée pour attendre la diligence de Gand.

Je pleurais tout bas de ne pouvoir accompagner mon père. Je me figurais que le séjour habité par l’oncle Jean devait être quelque chose comme le paradis terrestre. Mais, malgré mon chagrin, je n’osais plus rien dire, seulement, au départ de la malle-poste, quand je vis ma mère, les larmes aux yeux, serrer mon père dans ses bras, lorsqu’il me pressa à mon tour sur son cœur, comme s’il nous disait un dernier adieu, le courage me manqua; et je me mis à pleurer et à hurler si fort, qu’on eût dit que j’allais mourir de chagrin.

Mon père était parti, et, toujours sanglotant et pleurant, je me laissai traîner par ma mère jusqu’à la maison. Là elle essaya de me faire comprendre que l’oncle Jean avait défendu à mon père d’amener quelqu’un avec lui, et que je devais respecter cette volonté avec patience et résignation, comme un sage enfant, jusqu’à ce que je devinsse un grand garçon. Alors mon oncle viendrait me chercher dans sa voiture, et me prendrait chez lui comme son propre fils.

Mon père revint au bout de trois jours, avec la bonne nouvelle que l’oncle Jean était sur pied, et presque guéri. Il avait commis l’imprudence de manger un lièvre entier à lui tout seul, ce qui lui avait donné une si violente indigestion que pendant trois jours on avait craint pour sa vie; mais à présent le mal était passé.

L’oncle Jean envoyait de nouveaux jouets et de beaux livres à images pour moi. Il était très satisfait de mon application et de mes progrès. Mais il y avait en moi quelque chose qui ne lui plaisait pas: j’étais beaucoup trop doux, à son avis; mes parents m’élevaient comme un enfant gâté, comme une petite fille timide. Il avait appris que je ne me défendais pas contre mes petits camarades qui me tourmentaient. Cela lui déplaisait, je devais, avait-il dit, montrer plus de courage, courir sus à mes ennemis, et taper dessus avec la main qui me restait.

Quelque mal que je me donnasse, à partir de ce jour-là, pour me comporter selon le vœu de l’oncle Jean, cela ne me réussit pas. Après avoir gagné à cette lutte inégale un œil bleu, un nez en sang et une veste déchirée, j’y renonçai, et revins forcément à mon naturel pacifique.

En novembre1780arriva dans notre village la triste nouvelle de la mort de l’impératrice Marie-Thérèse. On célébra en son honneur, dans l’église, des funérailles solennelles où tous les villageois et tous les écoliers assistèrent. La tristesse publique était si générale, et l’on versa tant de larmes que nous, gamins, nous nous mîmes à pleurer aussi, et à gémir sans trop savoir pourquoi.;

Peu de jours après ma mère fut atteinte d’une maladie dont elle ne devait plus se relever. Je l’entends encore me dire, en me tenant étroitement serré sur sa poitrine, que je devais aimer l’oncle Jean de toutes les forces de mon âme; car si elle s’en allait au ciel tranquille et rassurée, c’est quelle avait la certitude que son enfant ne manquirait jamais de rine ici-bas, et que le bon oncle Jean veillerait sur moi.

Elle mourut en paix au bout de quelques mois.

Cette mort fut un coup fatal pour mon père. Il commença à décliner, et à la fin de la même année il s’endormit du dernier sommeil.

On m’avait conduit au bout du village, chez notre femme de peine. Pendant deux jours je ne fis que pleurer, je n’avais pas encore douze ans, et je restais seul au monde! Qu’allais-je devenir?

Un rayon de lumière pénétra à travers mes larmes. L’oncle Jean, mon parrain, ne m’abandonnerait pas.

On lui avait annoncé par lettre la mort de mon père, et l’on avait écrit sur l’enveloppe: vite, vite, vite » comme pour le presser davantage. Viendra-t-il ?

Nous étions déjà au matin du troisième jour. les cloches secouaient leur glas lugubre sur le village, pour annoncer l’enterrement de mon père. Le moindre bruit dans la rue me faisait tressaillir, et je me tenais prêt à sauter au cou de mon bon et seul protecteur. Mais, hélas! il ne vint pas.

Une couple d’heures plus tard, un monsieur de haute taille entra dans la chambre où j’étais affaissé sur une chaise, tout en larmes. Son visage était sévère, très hâlé, et zébré de rides profondes. Ses yeux, quoique cachés à demi sous d’épais sourcils en broussaille, étincelaient comme des charbons ardents. Il portait un habit de soie bleu foncé, un long gilet à fleurs, une perruque blanche, des bas de soie noire, et des souliers à boucles d’argent.

Je le regardai avec appréhension. Cet homme dont le regard dur et froid me glaçait, pourrait-il être mon oncle Jean?

C’était lui, cependant; car il me dit d’une voix creuse, presque sans me regarder:

–Mon garçon, je suis ton parrain Jean. Tu ne peux pas rester ici, et je viens pour t’emmener.

Ma frayeur disparut en partie, et je me levai, tendant les bras pour l’embrasser, en m’écriant:

–Mon oncle Jean! Mon oncle Jean! mon bon parrain!

Il m’écarta doucement, en disant:

–Bon, bon, c’est bien, je le sais. Tiens-toi tranquille, mon garçon, et prépare toi à m’accompagner. Dans une demi heure je viendrai te chercher.

Et il ajouta à part lui, mais pas assez bas pour que la femme de peine et moi ne pussions l’entendre:

–Heureusement que je suis là! sans cela, qu’adviendrait-il de ce pauvre manchot? Mon frère ne laisse rien. Les frais de maladie et de funérailles .l’ont tellement endetté que son misérable mobilier ne vaut pas encore la moitié de ce qu’il faut pour tout, payer. J’y pourvoirai.

Femme, ajouta t-il, je cours chez le notaire. Conduisez ce garçon dans la maison mortuaire; mettez-lui ses plus beaux habits, et enveloppez un peu de linge dans un mouchoir. Je viendrai le prendre avec ma voiture… Et toi, Félix, sois fort et tranquille; tu ne manqueras de rien. Mais pleurer et gémir en ma présence, non, non, de par le diable, non, entends-tu?

La dessus il sortit sans m’avoir adressé un sourire, sans même m’avoir bien regardé une seule fois.

J’en conservai une pénible impression. Si la femme de peine, en me ramenant à la maison, ne s’était pas mise à m’entretenir avec exaltation du sort enviable qui m’attendait, j’aurais certainement fondu en larmes, malgré la défense de l’oncle Jean. Que mon parrain m’eût parlé si haut et de si étrange façon, il n’y avait pas là, disait-elle, de quoi m’affliger ni m’effrayer. Il ne l’avait fait que pour rire, car il paraissait en réalité avoir le meilleur cœur du monde.J’allais rouler en voiture, habiter un château, être riche comme un prince, recevoir par charretées des jouets et des friandises,

Cette brillante esquisse de mon bonheur futur fit sur mon jeune esprit une impression favorable, et j’attendis, à demi consolé, le retour de l’oncle Jean.

L'oncle Jean

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