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III
ОглавлениеAh ! que la liberté est pour l’homme un bien précieux! Je m’étais figure qu’il ne pouvait pas y avoir de plus grand bonheur que de passer sa vie en paix et sans soucis, entre des amis et des protecteurs, comme j’avais passé huit ans au collège Saint-Paul; mais à présent je riais de ma simplicité. Je n’avais été en somme qu’un oiseau prisonnier dane une cage dorée et toujours fournie de graines.
Ole vaste monde, la belle nature sans limites où je pouvais maintenant courir en pleine liberté!
Nous étions en avril, et le premier soleil du printemps versait sur les champs sa féconde lumière. Les arbres n’avaient pas encore de feuilles, mais les grains sortaient de terre et étendaient partout leur immense tapis vert. Quelques buissons se paraient de leur première verdure, et les marguerites étoilaient de leurs coroles d’argent le vert des prairies, mêlées à l’or des dents-de-loup. Le ciel était bleu, la lumière douce et dorée.
Nous traversions la belle vallée de l’Escaut, bordée à droite de hautes collines au-dessus desquelles le mont Saint-Aubert et la montagne de l’Ermite m’apparaissaient comme deux géants.
Je ne pouvais rassasier mes yeux. N’étais-je pas devenu un homme? Une partie de cette émouvante et belle nature ne m’appartenait-elle pas légitimement?
J’étais tellement absorbé dans cette contemplation et dans ces réflexions, que je ne faisais aucune attention à ce qui se disait autour de moi dans cette étroite malle-poste, quoiqu’on y fit un bruit assourdissant.
Nous étions six dans la profonde: mes compagnons de voyage étaient deux femmes, un enfaut, et deux volontaires patriotes, l’un de mon âge, l’autre d’une quarantaine d’années. Tous deux étaient porteurs d’un fusil. Leurs vêtements me paraissaient riches, Ils portaient un chapeau retroussé avec un panache et une grande cocarde, une tunique ornée de galons en biais, une culotte courte, de grandes guêtres de cuir, de larges buffleteries croisées sur la poitrine, et un sabre au côté. Tout cela était rouge, jaune, vert, bleu, et de nuances si vives que l’œil en était ébloui.
C’étaient ces deux patriotes qui faisaient tant de bruit. Avaient-ils bu un verre de trop avec des amis, où était-ce par enthousiasme national qu’ils se vantaient si haut des exploits qu’ils allaient accomplir? A les en croire, les soldats autrichiens n’étaient que les lâches mercenaires d’un tyran. Au premier aspect de l’armée belge ils allaient fuir comme des lièvres. Notre jeune volontaire en avait, à l’entendre, enfilé une dizaine à la pointe de sa baïonnette, et son vieux compagnon, ne voulant pas rester en arrière, en avait assommé une douzaine avec la crosse de son fusil.
Les femmes riaient. Elles ne paraissaient pas douter que la guerre qui allait commencer,– puisque l’armée autrichienne approchait de nos frontières,–ne se terminât de la façon que les patriotes prédisaient avec une conviction si profonde. De temps en temps on me demandait mon sentiment là-dessus; et n’en sachant pas plus, je leur donnais raison. J’essayai même de leur démontrer que tout se passerait comme à Turnhout, où les patriotes avaient, en si peu de temps, vaincu et mis les Autrichiens en déroute.
Comme je flattais l’amour-propre de mes compagnons, ils trouvaient que j’étais plein d’esprit et d’éloquence, et leurs louanges exagérées gonflaient mon cœur de plaisir. J’étais bien positivement un homme. Personne ne semblait remarquer mon extrême jeunesse. On ne m’adressait pas la parole sans m’appeler «monsieur. » Je cachais mon moignon, et n’avais pas à rougir de mon infirmité. J’étais donc de fort bonne humeur, et je causais poliment, mais sans embarras, avec mes compagnons de voyage.
Dans tous les villages que nous traversions, nous entendions battre le tambour ou sonner le clairon. Partout, le long de la chaussée, nous rencontrions de petites bandes de volontaires, en costumes bariolés, se dirigeant vers Courtrai ou Tournai, et même des compagnies entières avec l’étendard de Brabant, précédées de fifres et de tambours. On eût dit que tout le pays s’était levé pour courir aux frontières; et je pris pitié de ces pauvres soldats autrichiens que j’entendais éventrer, fusiller et massacrer par milliers non seulement dans la malle-poste, mais dans tous les villages où nous nous arrêtions.
C’est ainsi que nous atteignîmes Courtrai.
Comme j’avais à y attendre une heure l’arrivée de la voiture pour Menin, je me rendis sur la Grand’Place où j’avais, en passant, remarqué un grand concours de monde.
Quel étrange et étonnant spectacle s’offrit à mes regards! De tous les côtés de la place jusqu’à l’Église Saint-Martin, on voyait s’exercer des troupes de patriotes. Les chefs à cheval ou à pied, le plumet au chapeau et l’épée à la main, allaient et venaient en donnant leurs ordres. Ici marchait une compagnie précédée de tambours; là trottaient, sur de lourds chevaux de labour qu’ils s’efforçaient de faire manœuvrer, une trentaine de paysans encore sans armes; plus loin des bandes d’enfants coiffés de claques en papier et armés de sabres de bois singeaient leurs parents ou leurs frères. Et au milieu de tout cela grouillait tout un monde de bourgeois surexcités, de femmes et de jeunes filles, la cocarde brabançonne au bonnet ou au chapeau, gesticulant, criant, chantant et faisant un tinta-mare à vous faire perdre la tête.
Les chants patriotiques me remuaient profondément, et J’enthousiasme général me gagnait. Avec quel bonheur j’aurais revêtu l’uniforme militaire et versé mon sang pour la patrie! Mais n’ayant qu’une main valide, je n’étais pas apte à porter le fusil, et d’ailleurs, d’autres devoirs ne m’appelaient-ils pas? Ne devais-je pas désormais me consacrer tout entier au bonheur de l’oncle Jean?
Je faisais ces réflexions lorsqu’une nuée d’enfants conduits par quelques hommes d’âge, déboucha d’une rue latérale. Des centaines de petits garçons traînaient un canon auquel ils étaient attelés par des cordes rouges et jaunes. Ce canon, les écoliers de Courtrai l’avaient acheté avec leurs épargnés, et ils venaient offrir leur présent, orné de fleurs et de feuillage, aux chefs des volontaires, défenseurs de la patrie.
Mais en ce moment je vis la malle-poste pour Menin tout attelée, et il me fallut, pour y prendre place, quitter cet émouvant spectacle.
Nous entendions encore les cris des patriotes lorsque nous étions déjà sortis des murs de Courtrai, et mes compagnons de voyage ne cessèrent pas, jusqu’à Menin, de se réjouir avec enthousiasme de l’infaillible écrasement de l’armée autrichienne.
Il était midi lorsque nous descendîmes à Menin, et la voiture s’y arrêta une bonne heure, pour laisser aux voyageurs le temps de dîner.
A peine eut-on apporté le dernier service de la table d’hôte que le cocher vint m’appeler pour monter dans la voiture d’Ypres qui, en effet, partit immédiatement.
Je n’avais plus qu’un seul compagnon dans la rotonde: un paysan qui avait l’air aisé, et paraissait toucher à la cinquantaine. Il sortait sans doute de table comme moi, car il s’enfonça dans un coin pour dormir. Mais après quelques efforts infructueux pour se mettre à son aise, il y renonça et me demanda:
–Monsieur va à Ypres?
–Pas si loin, fermier, je vais à Visseghem.
–Alors nous descendrons ensemble. J’habite Visseghem; du moins ma ferme est située au hameau du Pré, qui en dépend. Monsieur voyage-t-il aussi pour «le patriotique??» Il n’y a plus rien à faire chez nous: presque tous les garçons sont partis pour l’armée.
–Non, fermier, j’ai à Vesseghem un vieil oncle.
–Un vieil oncle? serait-ce par hasard M. Roobeck?
–Précisément, vous le connaissez?
–Si je le connais! Qui ne connaît pas Jean Roobeck? Vous allez le voir?
–Je crois que je demeurerai désormais chez lui.
–Vous allez demeurer avec lui? murmura-t-il en secouant la tête avec un sourire singulier.
–Eh bien, qu’y a-t-il d’étonnant à cela?
–Rien, monsieur. Avez-vous déjà rendu visite à votre oncle précédemment? non? Alors vous m’en direz des nouvelles dans quelques jours.
–Vous parlez par énigmes, fermier. Mon oncle n’est-il pas un homme comme un autre?
–Non, pas du tout, monsieur. Votre oncle ne ressemble à personne.
–On n’a pourtant pas de mal à dire de lui je suppose? demandai-je à demi effrayé.
–Du mal? Pas beaucoup de bien toujours. C’est un drôle d’homme, indéchiffrable, dont personne ne comprend les manières ni la conduite. Il n’est jamais d’accord sur rien avec personne. Rien ne va à son gré; c’est un vrai porc-épic; mais en même temps il donne de l’argent à tous ceux qu’il a l’air de haïr, et pour toutes les choses qu’il désapprouve ou qu’il blâme. C’est une énigme vivante que votre oncle.
–Mais, objectai-je, s’il fait du bien à ses ennemis, n’est-ce pas la preuve d’une générosité particulière?
–On pourrait l’envisager ainsi; monsieur, s’il ne faisait pas de mal à ses amis. Vous me regardez avec étonnement? Ce que je vous dis est pourtant la vérité. Il y a quatre ans, j’avais parlé rudement en public à M. Roobeck, et blâmé vivement sa conduite en certaines choses. Une querelle s’éleva entre nous, et nous en vînmes au point de nous menacer avec nos bâtons, si bien qu’il fallut nous séparer. Que fit votre oncle? Il me loua, pour un fermage modique, dix bonniers d’excellente terre. Lorsque je m’aperçus, au bout de trois ans, que ces terres étaient pour moi une source do profits, je crus de mon devoir d’aller remercier votre oncle. Je lui exprimai ma sincère reconnaissance et l’assurait que je resterais dorénavant son fidèle ami et son dévoué serviteur. Savez-vous ce qui s’ensuivit? Il m’accueillit comme un chien enragé, et me reprit les dix bonniers de terre! Je me suis dit souvent que c’est une chose étrange qu’un homme qui hait ses amis et qui aime ses ennemis; mais maintenant j’ai acquis la conviction que Jean Roobeck n’a jamais aimé que lui-même, et qu’en donnant son argent il n’a qu’un but: satisfaire son orgueil et ses fantaisies.
Il me semblait clair que l’amour-propre blessé du fermier lui inspirait de la rancune contre mon oncle, et qu’il ne fallait, par. conséquent, ajouter aucune foi à ses accusations. Peut-être n’y avait-il rien de vrai dans tout ce qu’il m’avait dit.
Je l’aurais volontiers amené sur un autre sujet.
– Pour donner ainsi tant d’argent à droite et à gauche, mon oncle doit être très riche, murmurai-je en guise d’aparté.
– Riche ? Sans doute qu’il est riche ! Il possède un tas de fermes, de maisons et de terres, et il doit avoir un trésor d’argent comptant, car sa caisse paraît inépuisable.
–Mais puisqu’il distribue tant d’argent, vous ne pouvez méconnaître qu’au fond il a le cœur généreux, fermier?
Généreux? Dieu le sait; répondit-il en levant les épaules. Vous pourrez en parler dans quelques jours, monsieur. Pour moi l’explication est dans le proverbe: ce qui vient de la flûte retourne au tambour.
–Que voulez-vous dire?
–Je veux dire que votre oncle a gagné son argent aussi facilement qu’il le dépense aujourd’hui. S’il avait dû, pour le ramasser sou à sou, piocher au jour le jour, il ne le ferait pas sauter si étourdiment. En tout cas, il n’a pas d’enfants, n’est-ce pas, et comme il vit seul et retiré, il lui reste assez de revenus de trop pour satisfaire toutes ses fantaisies sans écorner son capital.
Je me tus un moment pour réfléchir. Ce que disait mon compagnon de voyage m’étonnait au plus haut point. Mais les particularités qu’il semblait me cacher m’inquiétaient encore davantage.
–Et comment mon oncle a-t-il gagné sa fortune? demandai-je.
Ne le savez-vous pas, monsieur.
–Non.
–Tout le monde le sait pourtant.
–Oui, mais moi pas.
–Alors je vais vous le dire. Jean Roobeck a été soldat, vous savez cela probablement?
–En effet.
–Eh bien, lorsqu’il est revenu du service, il est resté fraudeur. Comprenez-vous?
–Non.
–C’est-à-dire qu’il faisait la contrebande, des marchandises prohibées, tant de France en Belgique que de Belgique en France.
–Mon oncle a fait cela?
–Oui, pendant de longues années. Et si ce n’est pas au service qu’il a gagné son rhumatisme, c’est assurément à ce rude métier qu’il l’a attrapé, car le fraudeur travaille la nuit, par les plus mauvais temps, malgré le froid, la neige ou la pluie. Cependant Jean Roobeck ne pouvait pas gagner beaucoup d’argent de cette façon-là. C’était un homme fort et résolu; il devint le chef d’une bande. Plus tard, lorsqu’il eut amassé quelques ressources, il ouvrit une boutique à Ronsbrugge ou du moins de ce côté de nos frontières, et cette boutique lui servit d’entrepôt pour les marchandises introduites en fraude, ou destinées à être sur le territoire français. Il avait alors plusieurs bandes de fraudeurs à son service. C’est ainsi que l’argent afflua dans ses coffres; et bientôt il en eut assez pour venir demeurer à Visseghem et s’y reposer. Comprenez-vous maintenant pourquoi votre oncle ne paraît pas connaître la valeur de l’argent?
–Ah! il serait cruel de me tromper! soupirai-je avec un véritable chagrin. Vos paroles me font peur.
–Pourquoi? Cela ne doit pas vous effrayer. Il y a sur nos frontières tant de fortunes qui n’ont pas d’autre origine. On ne le cache même pas.
Je me tus et baissai la tête. Il me peinait de penser que l’oncle Jean, l’homme que je devais et voulais aimer comme un bienfaiteur, avait exercé un métier si étrange et si douteux. Je ne savais pas bien jusqu’à quel point un pareil moyen de gagner de l’argent était coupable ou malhonnête, mais ma conscience me disait du moins qu’il y avait des voies plus nettes pour faire fortune.
De peur que mon compagnon ne me racontât sur le compte de mon oncle des choses encore moins agréables, j’avais fermé les yeux et feignais de dormir, mais je pensais à ce que je venais d’apprendre. A la fin j’en vins à cette conclusion qu’il ne m’appartenait pas de rechercher et de juger ce que mon oncle pouvait avoir fait autrefois. Il s’était comporté envers moi comme un second père, mes parents l’avaient aimé et honoré, et depuis mon enfance j’avais profité de ses bienfaits. Mon devoir était donc d’oublier ce que ce fermier m’avait dit, et je me promis de ne pas eh aimer moins cet oncle que la reconnaissance et la nature même me commandaient de chérir.