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II
ОглавлениеUne heure pins lard, une voiture ouverte, attelée de deux chevaux de poste,–qu’on nommait dans ce temps-là une chaise à timon, –s’arrêta devant notre porte.
Mon oncle y était déjà. On me hissa sur la banquette de devant à côté de lui. Lui, sans dire un mot, se leva, et alla s’asseoir sur la seconde banquette, au fond de la voiture.
Le fouet claqua, et nous partîmes. Lorsque, en me retournant encore une fois, j’aperçus bien loin derrière nous le clocher du village qui paraissait de plus en plus petit, mon courage faiblit. Ce départ loin de ce petit coin de terre où j’avais vécu si heureux avec mes bons parents, cet adieu qui pouvait être éternel me serra le cœur, et je sentis les larmes me monter aux yeux. Mais je comprimai violemment ces marques de douleur. L’oncle Jean pouvait s’en apercevoir, et il me l’avait sévèrement défendu!
A une demi lieue de notre village, il s’écria soudain:
–Halte! une minute, cocher.
Il se leva et grommela:
–Je ne suis pas bien ici, au fond de la voiture. J’ai toujours rs ce garçon devant les yeux! Je ne veux pas ça! ça m’ennuie. Viens, Félix, changeons de place. tâche de dormir dans ce coin C’est ce que tu as de mieux à faire pendant ce long voyage.
Je m’assis sur la banquette du fond; le cocher fouetta ses chevaux qui reprirent leur course rapide.
Peu après midi, nous entrions à Gand. Les églises gigantesques, les innombrables maisons, les brillants magasins, les rues sans fin de la grande ville me firent tourner la tête à droite et à gauche. J’ecarquillais les yeux, et me demandais, bouche béante, qui pouvait avoir construit tout cela, et s’il y avait autant de gens au monde que j’en voyais grouiller sur une grande place que, nous traversions.
Nous nous arrêtâmes devant l’hôtel des postes, «le Cornet d’or,» pour prendre des chevaux frais. L’oncle Jean descendit et me fit apporter dans la voiture une couple de tartines fourrées de viande froide, avec un petit verre de bière.
Au bout d’un quart d’heure nous repartions de Gand avec la même vitesse. Mon parrain ne m’adressait pas la parole; tout ce que j’entendais de lui, c’étaient des imprécations contre le nouveau postillon qui, d’après lui, avait une tendance à ralentir l’allure de ses chevaux. Cela impatientait souvent l’oncle Jean, et. alors il éclatait contre le cocher en reproches si violents que j’en tremblais de peur derrière lui. Une fois même je fis le signe de la croix sans qu’il le vit. L’oncle Jean avait juré par le diable!
A la fin de l’après-midi nous arrivâmes à Audenaerde, où nous devions passer la nuit dans un grand hôtel sur la place.
Mon oncle me recommanda aux soins de l’hôtesse, et je ne le revis plus de toute la journée; du reste je n’avais pas à me plaindre. On me servit un bon dîner avec du vin doux, et une servante me me promena dans les rues de la ville. L’oncle Jean lui avait remis de l’argent pour m’acheter tout ce dont j’aurais envie. Je n’abusai point de cette bonté; je n’achetai que quelques bonbons et deux ou trois images.
Pendant la nuit, je rêvai de mon père, de ma mère et de l’oncle Jean, mois la fatigue du voyage me fil dormir à poings fermés jusqu’à ce qu’on « vînt m’appeler.
La voiture était déjà attelée. J’avalai, à la hâte, une jatte de café avec une tartine, et repris ma place de la veille derrière mon oncle. Nous nous, remîmes en route. Pour quel endroit? je n’en; savais rien.
Je n’avais sans doute pas pris assez de repos, car je m’endormis bientôt, et ne me réveillai que: lorsqu’un roulement sourd interrompit mon sommeil. Nous roulions sur un long pont de bois.
–Frotte-toi les yeux et tiens-toi bien, dit mon parpain. Notre voyage est à sa fin; nous sommes à Tournai. C’est ici que tu demeureras jusqu’à ce que tu sois un homme.
C’étaient les premières paroles qu’il m’a-dressait depuis notre départ de mon village natal.
Nous nous arrêtâmes devant un grand bâtiment percé de beaucoup de fenêtres dont la rangée inférieure était garnie de barreaux de fer.
On nous conduisit dans un parloir. Un ecclésiastique, au visage froid et sévère, vêtu à peu près comme le curé de notre paroisse, vînt nous recevoir. Il m’inspecta des pieds à la tête d’un coup d’œil perçant, et leva les épaules d’un air peu satisfait, en échangeant quelques mots en français avec l’oncle Jean. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient car, quoique passablement instruit dans ma langue maternelle, je ne savais pas un mot de français.
Tous deux sortirent du parloir et me laissèrent seul.
Tremblant de peur sur mes jambes, je regardai lentement autour de moi. Dans la petite pièce où j’étais, il n’y avait que trois ou quatre chaises, un grand crucifix, un bénitier avec sa branche de buis bénit, et, sur la cheminée, une effrayante statuette de la Mort comptant les heure. sur un cadran avec son doigt recourbé
Qu’est-ce que mon oncle voulait faire de moi? où étais je? Et. que pouvait être ce murmure confus de voix qui venait jusqu’à moi, à travers les murs, et où je percevais parfois un cri plus élevée comme un gémissement ou une plainte? Étais-je dans une prison? L’image de l’enfer, qui me vint tout à coup à l’esprit, me donna la chair de poule. Mais ce ne pouvait pas être l’enfer. Notre curé ne nous avait-il pas appris que l’abîme des peines éternelles est un lieu souterrain?
Quoique cette réflexion me rassurât un peu, mon cœur battait violemment. De profonds soupirs soulevaient ma poitrine oppressée; j’aurais pleuré volontiers, si j’avais. Lorsque mon oncle revint au bout d’un quart-d’heure avec l’ecclésiastique, il me dit:
–Tu es dans un collège. Tu resteras ici quelques années pour continuer tes études. Apprends bien, et sois sage. Quoique loin de toi, je veillerai, et j’aurai soin de toi. Il ne te manquera rien. Donne-moi la main en signe d’adieu.
Je lui tendis la main avec émotion, et je sentis, à ma grande joie, qu’il la serrait tendrement, pendant que. je lui promettais, les larmes aux yeux, de faire de mon mieux pour mériter ses bienfaits. Mes paroles semblèrent l’émouvoir, car il sortit précipitamment en secouant la tête et en balbutiant des mots sans suite.
Immédiatement après j’entendis le bruit de sa voiture qui s’éloignait. Je me sentais si seul, si abandonne!… Je laissai retomber ma tête sur la poitrine, et donnai un libre cours à mes larmes longtemps retenues.
L’éclésiastique qui avait accompagné mon oncle jusqu’à la porte, revint et me parla en français. Comme je ne le comprenais pas, il me fit signe de le suivre. Je le suivis à travers plusieurs couloirs, et gravis un escalier. Hélas ! quel serait mon sort, si loin de mon village, au pays wallon, au milieu de gens dont je ne comprenais pas la langue? Pauvre orphelin! Je sentais bien maintenant que tout le bonheur de ma vie s’était éteint avec mes bons parents. Je sanglotais silencieusement; les larmes ruisselaient sur mes joues.
L’ecclésiastique ouvrit une porte au bout d’un corridor au premier étage, et nous pénétrâmes dans une petite chambre. Il me montra un siège, me fit asseoir, me fit entendre par signes que je devais attendre là, et sortit en fermant la porte derrière lui.
L’aspect de cette chambre était si riant, que je respirai plus à l’aise, et repris courage. Les murs étaient tendus de cuir doré, où des oiseaux de diverses couleurs prenaient leur vol parmi des feuillages d’argent et d’azur. Sur l’entablement de pierre de la fenêtre ouverte, des fleurs odorantes poussaient parmi des plantes grimpantes. Dans un coin pendait une jolie volière avec deux chardonnerets. Près d’un bureau il y avait d’un côté un clavecin, et de l’autre une bibliothèque pleine de livres. Le soleil, qui pénétrait par la fenêtre ouverte, et dont les rayons étaient tamisés par le feuillage et les fleurs inondait toute la pièce de teintes si douces et si variées, que la petite chambre me parut un coin du paradis terrestre.
Je ne m’ennuyais point à attendre, et j’étais occupé à regarder un des chardonnerets qui, de son bec pointu, semblait vouloir briser un des fils de fer de sa cage pour venir à moi, lorsque la porte se rouvrit pour livrer passage à un autre ecclésiastique.
Celui-ci était jeune encore, –trente-cinq ans peut-être. Il avait une figure douce, des yeux noirs pleins de feu, des joues un peu creuses, et une taille élancée.
Je me levai avec respect. Il me prit la main < et me dit d’un ton aimable, en flamand.
–Vous avez pleuré, mon petit homme? Allons, ne vous chagrinez pas davantage. Il fait bon ici; vous y serez bientôt habitué! Il y a dans notre établissement plus de cent flamands qui y viennent, comme vous, pour apprendre le français; vous trouverez parmi eux de braves garçons et de bons amis. Ils sont en classe maintenant. Dans vingt minutes commence la récréation. Alors je vous mènerai auprès d’eux pour vous présenter à vos nouveaux camarades. Causons un peu en attendant.
Il remarqua ma main mutilée et murmura avec un accent de pitié:
–Pauvre enfant!… Il ne faut pas que cela vous afflige trop, pourtant. Le bon Dieu, lorsqu’il nous ôte une force corporelle, nous donne toujours, en compensation, des facultés intellectuelles. Apprenez bien; vous pouvez, par le savoir, vous élever bien au-dessus de ceux qui ne sont point poussés, par quelque accident., au développement de leurs facultés morales. Plus tard, je prendrai plaisir, à vous aider dans vos études, car vous me semblez un brave et candide enfant.
Ces paroles amicales, prononcées d’une voix pleine de douceur, furent comme un baume pour mon cœur. Des larmes de reconnaissance brillaient dans mes yeux, et j’aurais voulu sauter au cou du bon prêtre, mais le respect me retenait.
il me fit rasseoir, s’assit lui-même, et demanda:
–Vous êtes Gantois, n’est-ce pas?
–Je suis de Landeghem, pour vous servir, monsieur.
Ses yeux noirs étincelèrent, et un sourire illumina ses traits.
–De Landeghem? vous êtes de Landeghem! s’écria-t il. Et quel est votre nom?
–Félix Roobeck, monsieur.
–Félix Roobeck? Vous êtes donc le fils de Jacob; le tisserand?
Je fis un signe affirmatif.
–Et comment va-l-il, le brave père Roobeck?
–Mes parents sont morts, répondis-je d’une voix étranglée.
Le prêtre secoua un instant la tête eu silence.
–Pauvre Jacob!Hélas! mon enfant, c’est le lot de tout le monde, dit-il en soupirant.
Mais il surmonta immédiatement cette tristesse, et il reprit:
–Connaissez-vous aussi le vieux fermier Sanders, du bien d’Azeldonck?
–Le père Sanders? Certainement. Il me racontait toujours des histoires, monsieur, répondis-je joyeusement, et la mère Sanders, sa femme, bourrait toujours mes poches des pommes et des poires de son verger.
Il me reprit la main avec émotion.
–Ah! Il y a un an que je ne les ai plus vus Sont ils toujours bien portants et contents?
–Oui, monsieur. Père Sanders vient tous les jours à l’église avec sa petite béquille; la mère Sanders, il n’y a pas quinze jours, a engagé une course de vitesse dans son verger avec Rosette et avec moi, et nous avons perdu.
Le visage du prêtre rayonnait de joie; ma frayeur avait complètement disparu.
–Rosette? Vous connaissez aussi Rosette Sanders?
–Nous jouions tous les jours ensemble, monsieur, et le dimanche, nous allions avec ses frères et sœurs au bien d’Azeldouck, manger un plat de riz au lait que grand-mère Sanders préparait pour nous.
Alors il me fallut lui parler encore du père de Rosette, le meunier Sanders, de la meunière, et de chacun de leurs enfants en particulier. Je vantai avec exaltation la douceur et l’application de Rosette; mais lorsque j’ajoutai que si elle était si sage, si bonne et si pieuse c’était pou être agréable à son oncle Charles, il s’attendrit visiblement.
–Les bons cœurs! Ils pensent donc encore beaucoup à l’oncle Charles? demanda-t-il.
–Rosette l’aime tant! Elle parle toujours de lui, répondis-je.
–Et grand’père Sanders? Et sa femme?
–Tous, tous, monsieur, du matin au soir.
Il se tut un moment et sourit avec joie.
–Vous avez donc entendu parler aussi de cet oncle Charles? reprit-il. Eh bien, mon enfant, c’est moi qui suis l’oncle Charles, et les vieilles gens qui habitent le bien d’Azeldouck, c’est mon père et ma mère.
Je le regardai avec stupeur, en tremblant de respect, car Rosette, m’avait appris à considérer l’onde Charles comme le plus saint et le plus savant homme du monde. En même temps j’étais enchanté de savoir que le protecteur dont les douces paroles m’avaient tiré du chagrin et du découragement, était l’oncle de Rosette, et le fils des bonnes gens qui m’avaient si souvent pressé dans leurs bras avec tendresse. Il y avait donc entre moi et ce saint homme une sorte de lien sympathique. Je n’étais plus seul.
Les sons d’une cloche retentirent dans le bâtiment.
–Voici l’heure de la récréation, dit le prêtre en se levant. Écoutez comme les étudiants se précipitent gaiement dans le jardin. Venez, Félix Roobeck, je vais vous faire faire connaissance avec vos nouveaux camarades… Je m’appelle le professeur Charles. Nommez-moi ainsi désormais.
Je le suivis à travers le corridor. Chemin faisant il me dit:
–Je crois, Félix, que vous êtes fort timide et craintif. Cela changera avec le temps. En attendant, il ne faut pas vous attrister des espiègleries de vos condisciples, et au commencement, vous devez même supporter patiemment leurs taquineries. Si cela allait trop loin, ne vous fâchez pas en leur présence, mais venez vous plaindre à moi. Vous êtes de mon village; mon père et ma mère vous aiment; je serai votre protecteur, et au besoin votre défenseur. Si vous désirez quelque chose que je puisse vous donner, vous connaissez maintenant. la chambre du professeur Charles.
Il me conduisit au jardin, ou plutôt à la cour où s’entrecroisaient une foule d’élèves de tout âge, parmi lesquels il y avait des jeunes gens tout formés.
Mon apparition fit retourner toutes les tête, et ils accoururent par groupes pour me regarder de près. Mais sur un signe de mon guide, ils restèrent à distance.
L’aspect de ces centaines de jeunes garçons, leurs cris, leurs regards hardis, m’auraient en d’autres circonstances rempli de confusion et de crainte; mais, conduit par la main de l’oncle Charles,–du professeur Charles, veux-je dire, –je me sentis fort, et même je dus réprimer eu moi un mouvement d’orgueil. Je ne sais comment j’avais pu changer si subitement.; je tenais bien soigneusement, cachée ma main mutilée, mais j’étais tout à fait à mon aise, et je regardais en face, sans crainte et en souriant, les plus hardis de mes futurs camarades.
Après que nous eûmes traversé presque toute la cour, le professeur Charles appela par leur nom une dizaine d’élèves, et tous s’empressèrent d’obéir à cet appel. Ils se rangèrent autour de nous, tête nue.
–Messieurs, dit le professeur, voici un nouveau camarade, un garçon des environs de Gand, comme vous. Il est simple et bon; je le recommande à votre amitié. Comme il ne sait pas le français, vous pourrez dans les commencements parler flamand avec lui. Aidez-le, en attendant à apprendre bien vite assez de français pour qu’il puisse jouer avec les autres élèves. Vous, Christophe De Reus, et vous, Baptiste Mouton, qui êtes les plus âgés, je vous constitue ses mentors et ses protecteurs. Et vous tous. messieurs, je vous prie d’être aimables et bons pour votre nouveau condisciple. Qui lui fera du mal m’affligera; qui le traitera bien me fera plaisir. Maintenant, Félix Roobeck, mon garçon, bon courage, et jouez, le cœur léger, avec vos nouveaux camarades.
En achevant ces mots il s’éloigna. J’étais là debout au milieu de ceux aux soins desquels il m’avait confié. Peu de paroles furent échangées d’abord; nous nous regardions les uns les autres de la tête aux pieds.
Ce qui me sauta tout de suite aux yeux, c’est que mes deux mentors portaient bien mal leurs noms. Celui que le professeur avait nommé Christophe De Reusloin de ressembler à un géant, était un petit bonhomme maigre et tortu, avec une grosse tête qui n’eût pas été déplacée sur les épaules d’un quinquagénaire. Ses yeux profonds étaient ombragés d’épais sourcils; son nez. long et pointu comme son menton, et des deux côtés de sa bouche une ride profonde donnaient à son visage une singulière expression d’amertume. Néanmoins il riait continuellement, et tout vivait en lui, tellement il était animé et turbulent.
Baptiste Mouton, au contraire, était un garçon solidement bâti, comme un fils de paysans; on pouvait, selon le proverbe, voir encore la soupe au lait sous la peau tendue de ses joues fleuries. Il avait des mains et des pieds énormes. Ses mouvements étaient lourds, et en le voyant marcher on aurait cru qu’il ne savait pas plier les genoux.
Quant à mes autres compagnons, je n’eus pas le temps de les examiner de près en ce moment, car Christophe me prit la main et me tira en avant en s’écriant:
–Venez, nous allons jouer au jeu du cheval.
Mais Baptiste, voulant me prendre l’autre main, remarqua mon infirmité que j’avais dissimulée jusqu’alors sous le pan de ma redingote.
–Tiens! qu’avez vous donc là à la main? demanda-t-il, tandis que mon autre mentor regardait avec le même étonnement.
–Je suis tombé dans un chaudron d’eau bouillante, soupirai-je.
–Voilà qui est triste, dit le gros Baptiste. Nous ne pouvons pas jouer au cheval, mais j’ai des billes; je vous en prêterai une douzaine.
Nous commençâmes donc à jouer aux billes. Je n’étais pas adroit à ce jeu-là, et je perdis souvent; je gagnai aussi quelquefois. Mes compagnons paraissaient être de bons cœurs et faisaient tout leur possible pour me rendre agréable cette première heure de récréation, suivant les instructions du professeur Charles.
De temps en temps quelques autres pensionnaires venaient se poser devant nous, curieux de dévisager le nouveau venu. Ceux-là ne se permettaient point de parler flamand avec nous; c’était défendu par le règlement de l’école. Mais souvent ils riaient entre eux en voyant ma main mutilée, que je ne pouvais pas toujours tenir cachée en jouant.
Baptiste Mouton crut remarquer que cela me faisait de la peine.
–Attendez! grommela-t-il. Que cet imbécile ! e wallon revienne encore se moquer de vous. C’est un taquin, un querelleur. Qu’il se tienne tranquille, ou je lui allongerai une giffle qui lui sera voir trente-six chandelles.
Au moment où je le priais de ne battre personne à cause de moi, l’élève désigné passa défaut nous en ricanant, et cria:
–Manchot! Manchot! il n’a qu’une main.
–Tiens! voilà qui n’est pas d’un manchot! dit Baptiste en lui appliquant, de sa grosse main, un violent soufflet qui le fit tomber par terre en criant comme si on l’assassinat
Deux messieurs en habits bourgeois–des surveillants sans doute,–accoururent immédiatement, et tâchèrent de découvrir quel avait été l’agresseur, et lequel d’entre eux devait être considéré comme coupable.
Le battant et le battu criaient si fort l’un contre l’autre qu’on ne pouvait comprendre ce qu’ils disaient. J’éprouvais une profonde pitié pour le pauvre wallon qui, pour un simple mot, avait reçu une si formidable gifle.
Alors le supérieur arriva, sa seule apparition tit taire tout le monde, chacun fut obligé de s’expliquer à son tour. Baptiste affirma et prouva par témoins que Jules Davreux–c’est ainsi quel s’appelait le battu,–s’était moqué de mon infirmité et m’avait, malgré ses avertissements répétés, appelé plusieurs fois manchot. Le professeur Charles avait chargé Baptiste de me protéger, et celui-ci avait scrupuleusement exécuté cet ordre.
Je ne compris rien de tout cela, car on parlait français. Mais à la fin je vis un surveillant prendre Jules Davreux par le bras.
–On le mène au cachot, souffla Christophe à mon oreille. Je ne savais ce que c’était que ce cachot; mais cette peine me parut si injuste, surtout après ce soufflet reçu, que je me mis à pleurer et me jetai à genoux devant le supérieur pour demander la grâce de Devreux.
Ce spectacle étonna tout le monde et attendrit probablement le supérieur. Il me releva avec un doux sourire, me mit la main sur la tête comme pour m’approuver, et dit quelques mots au surveillant qui lâcha l’élève puni. Celui-ci en parut tout joyeux.
L’instant d’après il vint à moi et me tendit la main en signe de remerciement. J’en conclus que, si moqueur qu’il fût, il avait un bon cœur. D’autres élèves encore me donnèrent des marques d’estime et de sympathie.
Ce simple événement m’avait fait connaître d’un coup de tous mes condisciples, à mon grand avantage. Et c’est ainsi que je de-vais l’ami de la plupart d’entre eux.
La récréation était fini. Un surveillant me conduisit dans une salle où il y avait plusieurs de bancs et une chaire. C’était la dernière classe des Flamands qui venaient à Tour-apprendre les éléments du français. Les professeurs et les surveillants y savaient tous le nand, mais ils ne se servaient, de cette langue lorsque sans cela leurs explications raient été inintelligibles.
Après les heures de classe, on nous fit repas-la leçon. Puis vint le souper qui me parut excellent et surtout joyeux à la longue table où pris place. Il me semblait que je faisais de-longtemps partie de cette grande fa-le.
me désigna, dans le dortoir, un lit clos de eaux blancs Nous nous agenouillâmes tous la prière du soir, puis nous allâmes nous cher.
e pensai encore un peu, quoique avec moins de tesse. à mon père et à ma mère. Je rêvai du haut du ciel ils me voyaient dans ma ison, et que cette vue les réjouissait. Je dor-suite profondément jusqu’à l’heure où la cloche matinale et le bruit des élèves qui se levaient m’éveillèrent.
Ce jour-là je passai encore une demi heure dans la petite chambre du professeur Charles qui me parlait volontiers de notre village, de ses parents, et de tous les amis qu’il y avait connus. Il me fallait lui raconter tout ce donc je pouvais me souvenir. Il termina notre entretien en m’exhortant de nouveau à étudier av-zèle, et en me répétant sa promesse de m’aide et de me protéger, si j’étais sage et studieux.
Ainsi encouragé, je fis de rapides progrès dans la langue française et dépassai la plupart de mes condisciples. En quelques mois je montai de deux classes; à la fin de la première annnée j’avais rattrapé les jeunes gens de mon âge. je prenais place sur les bancs où Wallons et Allemands, assis à côté les uns des autres, revaient l’instruction des mêmes professeurs.
Ceux-ci étaient fiers de mes rapides progrès Le professeur Charles surtout, qui m’aime beaucoup et qui, avec un soin presque paterne me faisait répéter chaque jour mes leçons m’expliquant ce qui, sans cela, fût resté incompréhensible pour moi. Je recevais donc double enseignement.
Si d’autres élèves que moi avaient été si manifestement honorés de la faveur du supérieur et des professeurs, ils eussent été assurément l’objet du mécontentement et de l’envie de leurs condisciples. Mais avec moi il n’en était pas ainsi; ma douceur, ma patience, mon infirmité même m’avaient rendu le favori do presque tous mes camarades. Arrivait-il parfois que quelqu’un voulût me molester ou me faire du mal, Christophe de Reus et Baptiste Mouton se mettaient immédiatement en devoir de me protéger, et j’avais toutes les peines du monde à empêcher ce dernier de distribuer à droite et à gauche une bonne volée de giffles avec sa grosse main. Deux fois déjà l’excès de son amitié pour moi l’avait fait mettre au cachot, au pain et à l’eau. Quoique nous fussions dans des classes différentes, et que nous ne nous trouvassions ensemble qu’aux heures de récréation, on nous rencontrait toujours prenant part aux mêmes jeux. Jules Davreux aussi était resté notre ami. Les autres nous appelaient en riant «le trèfle à quatre feuilles.»
J’étais donc tout à fait heureux au collège Saint-Paul à Tournai, et les années s’y passaient tranquillement.
Mon oncle pourvoyait largement à tous mes besoins. Je recevais en si grande abondance jouets, bonbons, livres, argent de poche et tout ce qu’il était permis d’apporter au collège, que j’en réservais une grande partie à des camarades moins favorisés, ou dont les parents étaient moins généreux. On me considérait donc comme un garçon de famille, et dans ce petit monde, cela est aussi important que dans le grand.
J’atteignis ainsi ma seizième année. Je parlais bien le français, et je l’écrivais passablement.
L’année d’après mes études étaient si avancées que je pus passer en rhétorique latine. C’était le but de mes efforts les plus ardents, car j’étais là sous la direction immédiate et quotidienne de mon protecteur le professeur Charles. Il est facile de comprendre avec quelle application je: travaillai pour lui témoigner ma reconnaissance.
Je recevais peu de nouvelles de mon oncle. f Il m’était permis de lui écrire à sa fête, et aux quatre grandes fêtes de l’année. Il ne me répondait jamais directement; mais il envoyait au supérieur une lettre en quatre lignes, d’où l’on me communiquait ces mots:
«Je suis content de mon neveu. Qu’il continue. » Et cette lettre était accompagné d’un beau cadeau pour moi, tel qu’une boîte à compas, une montre, un portecrayon en argent,: une boite à couleurs, des fruits ou des friandises.
Ces présents de l’oncle Jean m’inspiraient une profonde reconnaissance. Mes professeurs ne négligeaient d’ailleurs aucune occasion de me prouver qu’il était de mon devoir d’aimer de tout mon cœur l’homme généreux qui avait pris la place de mes parents, et je n’y manquais point. L’oncle Jean était tout pour moi: je mêlais son nom à toutes mes prières, et j’appesur lui toutes les bénédictions du Ciel.
J’étais devenu presque un jeune homme, et je commençais à aspirer après le moment où je pourrais témoigner librement à mon second père tout mon amour et toute ma reconnaissance; cependant je sentais bien que mes études n’étaient pas encore achevées, et, fortifié par l’assurance que dans une couple d’années mon oncle me rappellerait pour demeurer avec lui, je restai au collège sans impatience.
Vers cette époque il se passa dans le monde extérieur des événements qui ne troublèrent pas seulement le repos de nos professeurs, mais qui agitèrent même les esprits des élèves.
Pendant trente ans, depuis l’avènement de Marie-Thérèse Une paix générale avait régné sur l’Europe; mais maintenant des idées nouvelles et révolutionnaires surgissaient de toutes parts. Les peuples et les princes semblaient lutter pour bouleverser les bases sur lesquelles le monde reposait depuis des siècles.
Voltaire, que nous considérions comme l’antéchrist en personne, avait, aidé par ses partisans, semé dans toute l’Europe, et jusque sur les trônes, le besoin des changements. Ce n’était pas seulement le peuple de Paris–qui se, montrait chaque jour plus passionné pour ruiner le vieux monde, notre empereur Joseph II lui-même s’armait de la hache pour saper l’édifice séculaire de nos institutions nationales.
Il supprima les couvents, et subordonna en tout le pouvoir ecclésiastique à sa propre autorité. C’est du moins ce que j’entendais dire alors tous les jours.
Poussés à bout, et encouragés par Vonck et van der Noot, les catholiques des Pays-Bas coururent aux armes, défirent les Autrichiens à Turnhout, et les repoussèrent partout au delà des frontières. Ceci se passait dans les derniers mois de1789.
Nous eûmes alors, dans notre collège, un jour d’immense joie. Élèves et professeurs s’embrassaient les larmes aux yeux. On nous servit un festin somptueux, et nous chantâmes jusqu’à la nuit en l’honneur de la délivrance du, pays.
Mais cet enthousiasme se refroidit bientôt à la nouvelle que l’empereur d’Autriche, irrité, rassemblait une puissante armée pour écraser la Belgique. Le cri «aux armes!» retentit dans tout le pays, jusque dans les moindres villages. Les riches abbayes équipèrent des régiments de dragons. Tout le monde, jusqu’aux servantes, donna de l’argent pour acheter des canons, et de toutes les communes, de tous les hameaux du pays les paysans accouraient dans les villes pour recevoir des armes, et se ranger sous les drapeaux des patriotes. On vit des abbés, l’épée à la main, à la tête de leur régiment, et des prêtres qui portaient le fusil.
Cet incendie finit par se propager dans les collèges. Tous les élèves qui avaient la force de brandir un sabre s’en allèrent à l’armée, sous la conduite de leurs professeurs, aux cris de: «En avant, en avant, pour Dieu et la patrie!» Je vis avec peine disparaître tous mes camarades: Christophe de Reus et Baptiste Mouton me serrèrent dans leurs bras et je leur dis adieu en pleurant. Moi estropié, je ne pouvais pas les suivre. D’ailleurs, sans la permission de l’oncle Jean, je n’eusse jamais osé, et, je l’avoue, ma nature pacifique me donnait une profonde horreur non seulement des combats sanglants, mais même de la moindre querelle.
Je fus au désespoir lorsque le professeur Charles quitta à son tour le collège pour rejoindre l’armée. Pendant trois jours je restai inconsolable. Je me sentais de nouveau seul, et j’errais dans la cour déserte du collège, pleurant les amis que j’avais perdus.
J’avais atteint mes vingt et un ans, et j’étais devenu un homme. Ne m’avait-il pas fallu, depuis plusieurs mois, couper avec des ciseaux les poils qui me poussaient au menton? Le temps fixé par mon oncle ne pouvait pas être éloigné.
Tandis que je pensais à cela, sans grand espoir, dans un coin isolé de la cour, le supérieur me fit appeler. Je le trouvai chez lui, tenant un papier.
–Félix Rooheck, me dit-il, j’ai reçu une lettre do votre oncle. Voici ce qu’il m’écrit: «Envoyez-moi mon neveu, mais tâcher de m’annoncer le jour et l’heure de son arrivée dans notre commune. Il ne retournera plus au collège, et demeurera désormais avec moi, Je vous remercie de vos bons soins.» C’est tout. Vous allez donc partir après-demain matin pour Courtrai par la malle-poste; vous y prendrez la voiture pour Menin.
Je chancelai de surprise et de joie, et voulus courir tout de suite au dortoir pour faire mes malles. Mais le supérieur me prit la main et me dit d’un ton grave:
–Écoutez avec attention, Félix, j’ai un bon conseil à vous donner: Jusqu’à présent vous avez toujours vécu comme un enfant naïf. C’est nous, vos maîtres, qui avons pensé pour vous et à votre place, et vous avons protégé contre le mal. Dès après-demain vous devenez indépendant, et par conséquent responsable. Il vous faudra penser par vous-même et trouver en vous le courage et les forces nécessaires pour ne pas succomber dans le combat de la vie. Vous êtes pacifique et confiant. Certes, la douceur est une belle vertu; mais elle ne doit pas être paussée au point de favoriser les entreprises des méchants et des égoïstes. Vous êtes un garçon de bonne mine; vous possédez l’intelligence et l’instruction; votre oncle est riche, et les ressources matérielles ne vous manquent pas. Vous êtes donc mieux partagé que la moyenne. Ayez désormais conscience de votre valeur. N’ayez jamais ni orgueil ni vanité, mais relevez la tête et ne soyez jamais embarrassé ni confus pour faire une chose que votre conscience approuve. C’est ainsi que votre regard restera clair, et que vous échapperez aux pièges semés sous vos pas. Je n’oserais point donner semblable conseil à des esprits plus hardis; mais vous êtes une nature si simple et si humble que vous rencontreriez dans le monde beaucoup de dangers et vous auriez beaucoup à souffrir, si vous ne vous disiez pas fermement que vous êtes un homme, aussi digne et peut-être plus digne que les autres. Tâchez de bien comprendre cela, Félix, et plus tard vous me serez reconnaissant de vous l’avoir dit.
Je remerciai le supérieur avec effusion, car je sentais qu’il avait raison. D’ailleurs j’aimais à l’entendre répéter que j’étais devenu un homme, et je me promis bien de ne pas l’oublier.
Je courus au dortoir, et je me mis à empiler pêle-mêle mes hardes dans un coffre, comme si je devais partir sur l’heure. Puis je les en retirai et recommençai cinq ou six fois, sans trop savoir ce que je faisais.
Mon regard s’arrêta sur la petite glace pendue au mur. Je voulus m’assurer si j’avais bien l’air d’un homme. Vraiment, il y avait des jeunes gens plus laids que moi. Mes yeux noirs étaient vifs et brillants. Mon front était large, et, quand je réfléchissais, il s’y creusait deux rides qui marquaient l’intelligence. Mais la teinte délicate de lait et de rose répandue sur mes joues, ma petite bouche aux lèvres rouges et humides, et que je tentais vainement de rendre sérieuse, me donnaient un air de simplicité tel que je me fâchai contre moi-même et me montrai le poing dans la glace.
En outre, lorsque je contemplai ma main gauche si vilainement difforme, le rouge de la hante me monte au visage. Cette difformité, je nne pouvais pas toujours la tenir cachée; ne ferait-elle pas de moi un objet de dégoût ou d’aversion?
Mais ces tristes pensées se dissipèrent bientôt et je me livrai sans préoccupation à la joie d’être libre et de voir le monde. Quel bonheur! j’allais voir l’oncle Jean, demeurer chez lui, je pourrais l’aimer et l’honorer comme mon second père, le payer de ses bienfaits par mes bons soins et ma reconnaissance, être la consolation de ses vieux jours, et ne plus le quitter!
Deux jours plus tard, à sept heures du matin, la malle-poste m’emportait hors des murs de Tournai.