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IV

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Table des matières

Je continuais à réfléchir les yeux fermés, lorsque mon compagnon me frappa sur l’épaule, en criant:

–Hé! monsieur, éveillez-vous. Nous approchons. Nous descendons ici. Encore une demi-lieue à pied, et nous voilà à Visseghem.

La voiture s’arrêta devant une auberge le long de la route; on descendit ma malle, et le fermier m’aida à la porter dans la maison, d’où on l’apporterait le jour même chez mon oncle.

Je me rendis à Visseghem un sac de nuit à la main en compagnie du fermier.

Nous fîmes quelques centaines de pas, puis à un carrefour il me montra une enseigne sur laquelle rayonnait un magnifique soleil.

–Il y a là d’excellente bière de la brasserie de Frans Cools, dit-il. Je vous invite à en boire une pinte.

Je refusai. J’avais déjà laissé mon verre plein à l’auberge.

–Je vous remercie cordialement; vous comprenez bien que j’ai hâte d’arriver chez mon oncle?

–Hâte! répondit-il en ricanant. Soyez tranquille, vous y arriverez toujours assez tôt. Mais c’est égal, je vous accompagnerai jusqu’à un cabaret à cinq ou six minutes d’ici. Je dois y entrer absolument pour causer avec le cabaretier de la vente d’une vache. Tenez cela tombe bien; voici venir Corneille Sauteriot, le domestique et le jardinier de votre oncle. C’est un malin, il n’y a pas grand’chose à tirer de lui; mais il n’y a pire eau que l’eau qui dort.

L’homme qu’il me montrait paraissait âgé de soixante ans, il avait les jambes arquées, le dos voûté, et une épaule beaucoup plus haute que l’autre. Lorsqu’il fut plus près je pus distinguer son visage où se lisait l’épuisement. Ses joues étaient pâles et creuses, ses lèvres pendantes; sous ses épais sourcils brillaient de petits yeux qui semblaient n’avoir rien perdu de leur éclat.

Il me regarda avec méfiance. Son examen me fut sans doute favorable, car il vint à moi en souriant, ôta son bonnet, et demanda :

–Est-ce monsieur Félix Roobeck que j’ai l’honneur de saluer?

–Oui, mon ami, c’est moi, répondis-je. Il prit mon sac, et nous continuâmes à marcher.

–Et comment se porte mon oncle? demandai-je.

–Bien, monsieur; c’est-à-dire aussi bien que possible.

–Il m’attend?

–Naturellement, monsieur, puisqu’il m’envoie vous chercher.

–Il n’est pas malade, du moins, mon bon oncle?

–Malade? Non, pas malade.

–Dieu soit loué, il est bien portant.

–Bien portant? Non, pas bien portant.

–Allons, monsieur, laissez-le en paix! dit le fermier en riant. Corneille Sauteriot est comme un tonneau vide. Frappez dessus tant que vous voudrez, il résonnera; mais il ne rendra qu’un son creux.

–Je suis un tonneau qui ne se laisse pas mettre en perce par tout le monde, grommela le domestique. C’est pour cela que vous m’en voulez, M. Beks, mais cela ne sert de rien. Le robinet reste fermé.

Nous fûmes rejoints par deux ou trois paysans, 4 dont l’arrivée nous fit taire. Mon premier guide entra avec ses nouveaux compagnons dans le cabaret dont il m’avait parlé, et je restai seul avec le domestique.

Nous fîmes quelques pas en silence. Je croyais que le vieillard était peu communicatif, et pensais à ce que je pourrais lui dire pour le faire parler, lorsqu’il se plaça à côté de moi et prit lui-même la parole.

–Monsieur Félix, dit-il, n’est-il pas vrai que le fermier Beks vous a dit du mal de votre oncle?

–Beaucoup de mal. Comment pouvez-vous le savoir?

–C’est son habitude. Il a une grosse rancune contre M. Roobeck: un différend au sujet de quelques bonniers de terre. Il tâche de noircir partout votre oncle.

–Je ne puis donc pas ajouter foi à ses paroles?

–Un ennemi dit-il jamais la vérité, monsieur?

J’éprouvai un véritable soulagement. Dieu merci, ma frayeur, mon angoisse n’étaient pas fondées; mon bon oncle avait été calomnié par un homme que la haine poussait à l’accuser faussement.

–Je le pensais bien, m’écriai-je joyeusement. Ce qu’il me disait de la façon dont mon oncle aurait gagné sa fortune.

–Quoi! Il vous a parlé de cela? La mauvaise langue!

–N’est-ce pas, mon ami, ce sont des mensonges! Mon oncle a honnêtement gagné sa fortune dans le commerce?

–Oui, monsieur, honnêtement, aussi vrai que Corneille Sauteriot marche droit dans ses souliers.

A ces derniers mots, il secoua la tête d’un air singulier, et un sourire convulsif contracta ses traits: mais cela ne dura qu’une seconde. Le pauvre homme souffrait sans doute d’un tic nerveux.

Le fermier a essayé de me faire croire que mon oncle est un homme brutal. Cela me faisait de la peine de l’entendre parler ainsi, et je lie pouvais pas le croire, moi qui pendant tonte ma vie ai joui de ses bienfaits.

–Ce pauvre M. Roobeck souffre fort de son ancien rhumatisme et de sa goutte, répondit le domestique. Il est souvent malade, et par conséquent impatient. M. Beks en tire argument pour le traiter partout de porc-épic. Mais je vous l’assure, monsieur, au fond votre oncle est un excellent cœur.

– Merci, mon ami, je suis heureux d’apprendre que le fermier a voulu me tromper.

– Mais vous comprenez bien que votre oncle ne peut pas être un méchant homme, dit le domestique, puisqu’il se laisse dominer comme un enfant par une faible femme, par une jeune fille.

– Par une femme ! Par une jeune fille ! répétai-je avec surprise. De qui parlez-vous ?

– De votre cousine Marguerite, monsieur. Ne la connaissez-vous pas ?

– Une cousine ! Il y a une cousine auprès de mon oncle ?

– Ne vous a-t-il jamais parlé d’elle dans ses lettres ?

– Jamais ! Depuis quand est-elle auprès de lui ?

– Je vais vous le dire. J’habite avec ma sœur percluse, la maisonnette de jardinier au bout du jardin ; mais je couchais dans un cabinet à côté de la chambre de M. Roobeck pour être prêt à le soigner à toute heure de la nuit. Avant l’arrivée de mademoiselle Marguerite nous avion une servante pour faire le gros ouvrage en bas. Mais j’étais le valet de chambre ; M. Roobeck ne voulait être servi et soigné que par moi. Ce n’était pas toujours un service facile, mais je m’en acquittais avec dévouement et gratitude Il y a environ trois ans, M. Roobeck souffrit si cruellement de la goutte que pendant dix semaines il ne pût pas descendre. Il était naturellement un peu impatient. Notre servante, qui était assez volontaire, ne voulut pas souffrir ses observations, et nous quitta. Une seconde resta une semaine, et ne put s’habituer. Elle suivit la première. Il en vint une troisième, puis une quatrième, toutes y renoncèrent au bout de quelques jours, et je restai ainsi tout seul avec mon maître malade. Le pis, c’est que nous ne pouvions plus trouver une autre servante, même avec des gages doubles. Ma sœur est infirme et ne peut pas monter un escalier. Notre situation était pénible. Durant huit jours il nous fallut préparer les repas de monsieur dans notre maisonnette, et nous n’y connaissions rien. Et pendant ce temps-là votre oncle manquait des soins nécessaires. Au moment où notre détresse devenait insupportable, nous vîmes tout à coup apparaître un ange. oui, un ange…

Ici il fut pris d’un tressaillement nerveux si violent qu’il fut obligé de s’interrompre. Le même sourire singulier contracta sa bouche; mais il ne tarda pas à continuer:

–Oui, un ange, aussi vrai que Corneille Sauteriot marche droit dans ses souliers. Cet ange, ce fut Marguerite Rydams, votre cousine, la fille d’une sœur de la défunte femme de votre oncle. Elle avait été, disait-elle, obligée de faire le voyage de Gand à Menin, pour porter quelque argent à son frère qui est soldat. Elle ne voulait pas perdre cette occasion de rendre visite à son bon oncle et de s’informer de sa santé, M Roobeck m’avait défendu de laisser jamais un de ses parents s’approcher de lui, Je fis part de cette défense à sa nièce. Cela l’attrista si fort, elle me parut si naïve, si douce, si désintéressée que j’en fus ému. De plus, lorsque je me plaignis des difficultés de notre situation, elle offrit de nous aider et de faire tout l’ouvrage jusqu’à ce que nous eussions une bonne servante. Elle savait la cuisine, et tout ce qui constitue la conduite d’un ménage. C’était par pur dévouement, et par amitié pour son pauvre oncle qu’elle faisait cette offre. Elle ne voulait pas un sou de gage… Je me laissai convaincre, et au risque de fâcher M. Roobeck, je montai pour lui annoncer la visiteuse. Il se mit en fureur, en effet, parce que je n’avais pas mis immédiatement cette effrontée à la porto, Mais, sur mes instances, il consentit à la recevoir un moment, pour lui ôter en même temps, comme il disait, l’envie de revenir l’ennuyer de sa présence… J’introduisis la nièce et m’éloignai, J’entendais d’en bas retentir la voix courroucée de votre oncle, Il parla longtemps et vivement; je prévoyais que sa nièce allait redescendre tout de suite, effrayée et tout en larmes; mais j’entendis avec surprise qu’elle répondait à votre oncle sur un ton non moins vif, et qu’à la fin elle paraissait avoir le dessus. Je percevais bien le bruit de leurs voix, mais je ne distinguais pas ce qu’ils disaient. Tout à coup mademoiselle Marguerite descendit, aussi calme, aussi tranquille que s’il ne s’était rien passé. Elle me poussa un panier dans les mains et me dit: «Tenez, allez chez le boucher chercher quatre livres de bœuf à la petite côte. Vite, et soyez de retour dans un instant. Ne me regardez pas ainsi; désormais vous aurez à m’obéir; C’est la volonté de l’oncle Jean.» Et depuis ce jour-là, monsieur elle dispose de tout chez nous. Il y a des gens qui disent qu’elle a ensorcelé M. Roobeck.

–Ensorcelé? répétai-je.

–Oui, monsieur. Ce sont des enfantillages, n’est-ce pas?

Je sais mieux ce qui en est. C’est par son affabilité, son dévouement, ses soins incessants, en un mot par ses vertus qu’elle a gagné l’estime de mon maître et, depuis près de trois ans, elle l’a conservée tout entière. Il y a encore des envieux qui disent que mademoiselle Marguerite n’a eu en vue que l’héritage de M. Roobeck. Mais, bonté du ciel, cela est faux! La noble fille ne songe pas à pareilles choses. Si elle avait de l’argent elle le donnerait plutôt pour épargner la moindre peine à son cher oncle!

Pendant ses longues explications, le vieux domestique avait eu plus d’une fois son tic nerveux; mais maintenant ses hochements de tête et ses sourires grimaçants devenaient si marqués, que j’en eus grand’pitié.

–Mon ami, vous souffrez cruellement des nerfs, lui dis-je. C’est un mal douloureux, n’est-ce pas?

Il me regarda dans le blanc des yeux, comme surpris de ma question naïve, et leva les épaules f sans répondre. Nous marchâmes encore quelques temps.

Quoiqu’il m’eût parlé de ma cousine Marguerite avec grand éloge, le ton de sa voix était pourtant si singulier que je me mis à douter s’il ne me cachait pas à dessein la vérité.

Plus d’une fois je le questionnai pour tirer de lui des explications plus claires, mais il répétait ses premières affirmations de la même manière.

Si son but avait été de me mettre en défiance contre elle, il l’avait parfaitement atteint. Une jeune fille qui en quelques minutes exerce une influence sans bornes sur un vieil homme malade, et se rend maitresse de son ménage, cela me paraissait tout au moins étonnant. Il n’était cependant pas dans ma nature confiante de soupçonner quelqu’un sur des paroles douteuses, et je luttais en moi-même contre le sentiment défavorable qui voulait se glisser dans mon âme.

–Dites-moi, brave homme, demandai-je, ma cousine est-elle encore jeune?

Il secoua la tête.

–Est-elle vieille?… Pas vieille non plus? Elle doit être pourtant vieille ou jeune.

–Son visage ne porte pas d’âge, monsieur, répondit-il. Mais moi je lui donnerais trente ans environ.

–Est-elle jolie?

–Non, pas jolie.

–Laide, alors?

–Elle est un peu grêlée. Peut-on dire pour cela qu’elle est laide! C’est affaire de goût; mais elle est grande et maigre, et douce et amicale et ranche, que c’est à ne pas le dire; et c’est une chose merveilleuse que le désintéressement avec lequel elle soigne son vieil oncle, et la tendresse filiale qu’elle a pour lui, aussi vrai que Corneille sauteriot marche droit dans ses souliers!

A ces mots il secoua encore nerveusement la tête.

Je ne savais que croire. Cet être incompréhensible était-il faible d’esprit, ou en voulait-il à Marguerite. Elle lui avait repris l’empire qu’il semblait avoit excercé auparavant sur mon oncle. Était-ce cela? Mais il ne parlait d’elle qu’avec les plus grands éloges! Cependant ses paroles ne laissaient pas de m’inquiéter beaucoup.

Nous approchions de Visseghem, la tour de l’église s’élevait un peu plus loin au-dessus d’un épais rideau d’arbres.

Bientôt la route nous mena du milieu d’une cinquantaine de maisons éparses autour d’un moulin à vent.

–C’est le hameau de Blekhout, dit le domestique. Il appartient à notre commune. Cette tête qui nous regarde par une lucarne du moulin, c’est maître Gaspard Vlierings, le roi de la société de Saint-Sébastien, le meilleur archer des environs La maison là-bas, avec des volets verts et un jardinet devant la porte, est une propriété de votre oncle. C’est là que demeure le maître d’école Thomas Bokstal. Il n’a pas une bonne santé, et fait maigre chère, avec ses quatre petite enfants. Il a trop peu d’élèves; la plupart de nos garçons vont à l’école au village, chez lx sacristain.

Nous entrions dans une longue rue bordée de deux côtés de jolies maisons bien bâties. Ça en là les gens venaient sur le pas de leur porte m’examinaient curieusement. Le domestique qui portait mon sac leur faisait deviner qu’il me conduisait chez monsieur Roobeck. Je voyais à leurs regards qu’ils faisaient à ce sujet toute sorte de suppositions. Quelques-uns des plus hardis interpellaient Corneille pour apprendre de lui ce qu’ils désiraient savoir; mais il continuait son chemin sans rien dire.

Nous arrivâmes ainsi au bout de la rue et débouchâmes sur une grande place presque carrée, plantée de tilleuls.

Sauteriot dit en étendant le doigt:

–Voyez-vous là-bas, au bout de la place, cette grande maison,–la plus grande de toutes,– avec ses dix fenêtre fermées? C’est la maison de votre oncle. Quand il est malade et ne peut descendre, les volets vers la rue restent toujours clos. Les gens connaissent cela, et ils savent qu’alors il ne veut recevoir personne, même pour affaires urgentes, à droite de la maison c’est la grille de notre jardin. A gauche demeure maître Verdillen, , le plus grand ennemi de M. Roobeck.

–Son plus grand ennemi?

–Oui. Il faut savoir que maître Verdillen est .charpentier. Le bruit continuel de sa scie et de son marteau ennuyait M. Roobeck. Votre oncle voulait racheter sa maison à un prix très élevé, et le faire ainsi déménager. Mais Verdillen, qui est en homme fêtu et qui a le sac aussi ne voulait pas en entendre parler. Et de là est venue une grossequerrelle.Votre oncle et maitre Verdillen se sont, en plein marché, devant tout le monde, jeté un tas d’injures à la tête. Depuis lors ils ne se saluent même plus… Que dites-vous de notre église? Grande et belle pour un village, pas vrai?… Voyez la licorne dorée au-dessus de cette porte ronde. C’est brasserie de Frans Frans Cools qui fait la meilleure bière des environs Plus loin c’est l’huilerie de M. Bakkerzeal : Un richard…

Je n’écoutais plus son bavardage Encore une centaine de pas, et nous allions atteindre la maison de mon oncle. Quel sort m’y attendait? Qu’y avait-il de fondé dans toutes les paroles de mauvais augure qui m’avaient assailli depuis deux heures? Mon onde était-il un homme dur et égoïste ? Cela me semblait impossible… mais cousine, la cousine ?

Plus nous approchions, plus mon cœur battait et quand le domestique mit la clef dans la serrure et ouvrit doucement la porte pour ne fis faire * de bruit, je me sentis trembler.

Il me conduisit toujours marchant sur la pointe du pied, dans une assez grande chambre éclairée par deux fenêtres s’ouvrant sur le jardin. Il ne montra un siège et ne dit à demi-voix:

–Veuillez attendre un moment; mademoiselle Marguerite doit être en haut. Je vais l’avertir de votre arrivée.

–Conduisez-moi plutôt près de mon oncle, murmurai-je.

–C’est défendu, répondit-il; M. Roobeck dort probablement; c’est son heure. Un peu de patience, monsieur, cousine Marguerite va venir out de suite.

L'oncle Jean

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