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CHAPITRE PREMIER
ОглавлениеDeux jours après mon arrivée à Terre-Neuve, j'entrai de plain-pied dans la société de Saint-Jean. Il y avait un bal au palais du gouverneur; je me trouvais faire partie du monde officiel, et je fus invité aussitôt.
Quel pourrait bien être l'aspect de cette réunion?
Je savais déjà, et c'était une des premières nouvelles que j'avais apprises en descendant à terre, qu'il y avait par la ville nombre de jolis minois.
«Les femmes d'ici sont charmantes, me disait-on. Vous êtes sûr d'être fêté et accueilli par elles avec empressement.»
Nous fendions la foule des curieux en station sur la «cale» de la Compagnie Allan. À notre passage, les yeux s'écarquillaient, les oreilles se tendaient sans rien comprendre.
Derrière nous, des émigrants russes, allemands, irlandais, quittaient le pont, chargeant la passerelle de leur troupeau grouillant et misérable. Aussitôt, les poulies crièrent; les câbles agités s'élancèrent dans le ventre du vaisseau, et lentement, avec effort, un à un, ils en remontaient, entraînant après eux de lourds colis qu'ils ne lâchaient que pour se jeter sur une autre proie. Par groupes, ceux du navire et ceux de la ville évacuaient le plancher du quai. Au pied d'un mur, un rassemblement s'était formé.
—Qu'est-ce?
—Rien: deux matelots qui s'accommodent le visage à coups de poing.
Je fus content; c'était couleur locale.
Du reste, le ciel était bleu, le soleil presque chaud, et je vivais enfin, après un malaise de neuf jours, sur une mer froide.
Le soir, de très-loin, on entendait encore le ronflement aigu du treuil qui s'acharnait sur le steamer à son travail de mineur. Il s'élançait, prompt et bruyant comme la foudre, et d'un coup sec s'arrêtait soudain.
La manoeuvre se faisait maintenant à la lueur rouge des fanaux. Je dus y aller, car une malle manquait à mon bagage. Une étroite échelle qui plongeait dans les ténèbres me conduisit à fond de cale. Là je rampai sur la surface houleuse des ballots de toute forme, heurtant de la tête contre la nuit des parois, et souvent obligé de rétrograder à reculons, faute d'espace pour me retourner.
Dieu! que les étoiles me semblèrent éclatantes et l'obscurité lumineuse lorsque, allongé tout droit sur la petite échelle, les coudes au corps, la tête en vigilance, je sentis l'air libre autour de moi!
Non moins agréable fut la sensation que j'éprouvai à quelques soirs de là, quand je fis mon entrée dans les salons éblouissants de l'administrateur.
Trouver à Terre-Neuve un monde, ou simplement quelque chose d'analogue à ce qu'on appelle le monde, voilà ce que j'étais loin d'imaginer en quittant Paris.
—Connaissez-vous Saint-Jean de Terre-Neuve?
—Parbleu! c'est là qu'on fait sécher la morue.
—Ah bah!... Suivez-moi donc!
Il n'y a pas de gouverneur pour le moment, mais un simple administrateur qui en tient lieu et place: Son Honneur sir F. B. T. C... K. C. M. G.
On me présente; mais je ne sais encore que trois mots anglais, qui ne sont pas d'accord ensemble, et lui n'est pas plus fort en français. Heureusement, dans un shake-hand un Anglais peut vous faire comprendre tout ce qu'il pense sans être capable de l'exprimer. Voilà pourquoi, cette fois, notre conversation se borna à cet acte de courtoisie.
À défaut d'un grand homme, l'administrateur est un homme grand. Il s'avance vers vous, toujours affable, la main tendue, ses petits yeux souriant dans sa tête de vieil enfant rasé. Du plus loin qu'il vous voit, il s'empresse, pour vous faire honneur, de déganter sa main droite, afin de vous la donner toute nue à serrer.
Ainsi fait là-bas tout vrai gentleman.
Très-fier de son crachat et de sa cravate rouge, l'administrateur! Ils sont comme cela trois ou quatre à Terre-Neuve, que la Reine a affublés des insignes de ce «chevalier-compagnon de Saint-Michel et Saint-Georges», ce qu'ils expriment toujours avec le plus grand soin à la suite de leur nom par ces initiales: K. C. M. G. Cet ordre créé pour les colonies, et qui ne jouit que là d'une certaine considération, donne à son titulaire droit au titre de sir.
On ne saurait croire à quel point ce tout petit mot remplit la bouche d'un Anglais.
À Terre-Neuve, le moindre politicien qui a la rare fortune de pouvoir s'appeler sir est du même coup consacré grand homme. Ce qu'il y a de plus joli, c'est que lui-même s'imagine l'être. Bien qu'il ne soit sir qu'en vertu de son K. C. M. G., il a tôt fait d'établir sa généalogie jusqu'à Guillaume le Conquérant. Or, comme, en général, personne ne sait d'où il sort, il lui est aisé de faire dire ce qu'il veut.
Plus fier qu'un pair d'Angleterre, il en impose autour de lui, et à l'étranger qui sourit, on insiste: «Il est sir! Ne savez-vous pas? c'est un sir!»
Ah! madame, la jolie robe qui vient de faire froufrou dans mes jambes!
On dit autour de moi qu'elle vient de Paris. Cela se peut bien: en soie couleur du temps, miraculeusement relevée de toutes parts avec des rangs de perles. Et pourtant, cette robe,—on dit maintenant qu'elle vient de chez Worth,—elle n'est pas parfaite; quelque chose y manque: le chic n'y est pas.
Attendez donc!... La robe a du chic;—c'est la femme qui en manque.
—Quelle est donc, monsieur le secrétaire, cette ravissante personne qui entre par là?
—Où la voyez-vous?
—Ici: cette brune qui porte comme une Parisienne une robe de moire blanche brodée de perles, avec une touffe de roses pourpre au corsage?
—Aoh! c'est ma fille.
L'heureux père! il en a quatre comme celle-là, toutes plus accomplies les unes que les autres et toutes parlant français.
À peine ai-je eu le temps d'être présenté à cette jeune reine, qu'un danseur l'emporte dans un tourbillon. Mais aussitôt on m'introduit à une yung lady parlant français.
—Mademoiselle, voulez-vous me faire l'honneur de danser cette valse avec moi?
—Certainement, monsieur, à moins que vous ne préfériez la «causer».
Je m'empressai d'accepter, et aussitôt, prenant mon bras, elle m'entraîne hors des salons, et nous enfilons un large couloir où d'autres groupes se promenaient déjà.
J'étais ébahi de cette liberté d'allures, que je trouvais du reste adorable. De papa et maman point n'était question. Qu'avaient-ils à voir dans nos affaires? On n'avait pas même jugé à propos de me les montrer. Et puis ni l'un ni l'autre ne savaient un mot de français.
Au contraire, miss Esther le parlait correctement et avec une jolie pointe d'accent anglais, à peine de quoi rappeler sa nationalité.
Au bout d'un instant, de nouveaux promeneurs affluèrent par toutes les portes dans le corridor. C'est qu'ici, au lieu de déposer gravement sa danseuse sous l'aile de sa mère dès qu'on a cessé de la faire tourner, on lui offre le bras et, jusqu'à la danse suivante, on se promène, on cause, en un mot, on flirte.
À la première reprise de l'orchestre je pensais,—j'étais alors farci de préjugés,—que les convenances et la discrétion me faisaient un devoir de ramener miss Esther à sa place.
—Vous allez danser? interrogea-t-elle.
—Je n'en ai nullement l'intention.
—Alors continuons à causer, c'est bien plus agréable.
C'était fort mon avis. Je n'avais jamais été à pareille fête. Je trouvais savoureux à l'excès le pain blanc de la flirtation, en vrai Français qui n'a jamais eu sa part de ce mets exotique.
Et la conversation reprit son train, touchant à tout, sans embarras, sans entraves et sans repos.
La dernière valse arriva. Miss Esther l'avait promise, et, en quittant mon bras qu'elle avait gardé plus d'une heure, elle me dit qu'elle comptait sur ma visite dès le lendemain.
C'était dimanche aujourd'hui, et la journée a débuté par m'apporter plusieurs nouveaux sujets de stupéfaction.
D'abord, à la messe de onze heures à la cathédrale. Le premier dimanche, le secrétaire colonial m'avait gracieusement ouvert l'accès de sa stalle. Je ne pouvais faire moins, en face d'une telle marque de courtoisie, que de me conformer pour la tenue à la façon d'être de mes voisins. Or, en sortant de l'église, à midi, j'avais tâté avec inquiétude mes malheureux genoux ankylosés par suite de l'abus que j'en avais fait.
Ce matin, grâce à miss Esther, je suis monté à la tribune de l'orgue. J'ai rencontré là une dizaine de jeunes filles de la meilleure société d'ici et qui se réunissent tous les dimanches pour chanter.
Bien entendu, la première convention qui a été établie entre elles a eu pour but de permettre à chacune d'amener avec elle un cavalier.
Me voilà donc introduit parmi ce choeur de vierges, placé auprès de ma protectrice et me faisant à moi-même l'effet d'un loup entré dans la bergerie.
Je m'accoutumai vite à l'entourage, et je crois même que la messe me parut moins longue que la première fois.
Il est vrai que j'eus les oreilles charmées au delà de toute expression.
Soudain, une voix pure, fraîche, délicieusement timbrée et conduite avec un art infini, modula les premières mesures de l'Ave Maria de Mercadante. À la fin du morceau, j'étais au ciel.
Impossible de soupirer ces longues phrases avec une douceur plus harmonieuse; impossible de mettre plus d'âme aux ardeurs de l'invocation. Et comme la voix se perdait haut et loin insensiblement, et comme elle revenait aux notes graves avec une chaude passion!
Bref, j'étais dans l'extase, invoquant tour à tour les noms de Van Zandt et de la Patti, et me disant que si mon âme pouvait souvent se griser de cette voix, je serais heureux à Terre-Neuve.
Dès qu'elle eut achevé, miss Fisher reprit modestement sa place tout contre l'orgue. Aussitôt je me fis présenter pour lui offrir l'hommage de mon enthousiasme.
Quelle fut ma stupéfaction, un instant après, lorsque j'appris qu'elle était actrice et protestante!
Eh bien! elle était là non-seulement avec l'assentiment, mais sur la prière de l'évêque. Au bout de quelque temps, ce dernier la décida même à venir tous les dimanches. Dix-huit mois après, vers l'époque de mon départ, son talent s'était accru à tel point, qu'entendant la Patti à New-York, quelques jours après, je m'écriai à part moi: «Je n'aurais jamais cru que miss Fisher chantât aussi bien!»
Du reste, elle se trouvait à Saint-Jean par hasard, retenue par sa mère très-malade depuis longtemps.
D'autres étonnements m'étaient réservés pour ce jour-là.
Comme nous descendions de la tribune, l'abbé Galveston, un artiste et déjà un ami, nous croisa dans l'escalier et s'arrêta pour parler avec une jeune fille.
Je ne la connaissais pas encore, et, comme je passais, elle se fit présenter à moi par le prêtre. Je serrai la main que me tendait miss Lizzie et continuai à suivre miss Esther. Deux de ses amies, qui semblaient nous guetter, nous arrêtèrent sous le porche pour solliciter également l'honneur de m'être présentées.
J'étais confus, presque offusqué de voir avec quelle audace cavalière les jeunes filles osaient se jeter à la tête des jeunes gens. Ces deux dernières, miss Catherine, qu'on appelait Kitty, et sa soeur, miss Bessy, parlaient français aussi bien que moi.
Mais je m'enfuis avec miss Esther qui demeurait tout près et que j'accompagnai chez elle. C'est alors que je fis la connaissance de ses parents.
Au bout d'un instant, on apporta du sherry et du porto. C'est l'habitude là-bas d'offrir de ces vins au visiteur. Le climat permet l'usage quelque peu abusif des boissons alcooliques. En hiver, il est même nécessaire d'en prendre, et c'est alors que le soir on aime à se réchauffer le sang avec un grand verre de wiskey et d'eau chaude.
Dès qu'il eut avalé son sherry, le père de miss Esther, sachant parfaitement que ce n'était pas lui que je venais voir chez lui, se retira discrètement pour me laisser en tête-à-tête avec sa fille.
Après une conversation des plus nourries et quelques moments employés au piano, je pris congé, et reçus l'invitation de venir souvent passer la soirée.
Chemin faisant, je réfléchissais sur l'étrange liberté laissée à toutes ces jeunes filles; à l'entière faculté qu'on leur accordait, de donner rendez-vous à des jeunes gens, de les recevoir en tête-à-tête, le soir comme le jour, sans que les parents soient préalablement consultés sur le choix de ces jeunes gens attirés chez eux. J'admirais cette confiance absolue de la part du père et de la mère, confiance méritée à coup sûr, puisqu'elle n'était jamais ébranlée dans l'esprit des parents.
Comme j'étais loin de la France! Quelle différence de moeurs, de vie! Et comme ce commerce perpétuel et intime avec les jeunes filles devait mettre au coeur de l'homme un tendre respect et une affectueuse estime pour la femme!
J'en étais là de mes rêveries, lorsqu'une légère charrette anglaise qui venait à ma rencontre s'arrêta tout à coup auprès de moi.
Je n'eus que le temps de reconnaître miss Lizzie et de saluer.
—Montez là auprès de moi, je vous emmène à la maison, me dit-elle dans un joli français de sa façon.
Je pensais d'abord avoir mal compris, ou bien qu'elle-même ne savait pas très-exactement la signification des mots qu'elle venait d'employer.
Je voulus m'excuser, mais elle insista, et, prenant mon parti en brave, je m'installai auprès d'elle. Je me demandais avec terreur quel scandale nous allions causer par les rues, car elle demeurait hors ville, presque à la campagne, et il fallait traverser Saint-Jean tout entier.
Je savais qu'ici il y avait environ quatre femmes pour un homme: que par suite, les jeunes filles trouvaient difficilement à se mettre en ménage et faisaient la chasse aux maris.
Struggle for life. Ici: struggle for vedding.
Je me croyais déjà compromis, obligé de comparaître devant M. le consul, qui, usant à la fois de ses droits hiérarchiques et paternels, m'aurait sans doute fort mal reçu, ne trouvant pas l'union à son goût.
Je ne me sentais moi-même alors aucune inclination pour le mariage—pour celui-là surtout.
Cependant, voyant que l'attention des passants n'était pas soulevée outre mesure, je me rassurai petit à petit.
Miss Lizzie, qui parlait très-peu le français, parlait beaucoup pour faire croire qu'elle parlait bien. Moi, je l'aidais, trouvant le mot qui ne lui venait pas, achevant pour elle la phrase commencée.
À cela, elle déclarait, et la remarque est très-juste:
—Vous autres, Français, êtes très-charitables: vous ne vous moquez jamais des étrangers qui parlent mal votre langue, et vous les aidez à exprimer leur français. Nous, au contraire, nous rions à la moindre faute et ne soufflons jamais le mot qu'on a de la peine à trouver.
Enfin, nous arrivons à la Colline des Fleurs. Toute la famille se met en quatre pour me recevoir; mais Lizzie est la seule que je comprenne à peu près; de sorte que le salon semble transformé en théâtre de marionnettes.
Comme j'ai bu du porto chez Esther, j'opte ici pour le sherry. Pour échapper au second verre que le papa veut à toute force me faire avaler, je salue et me dirige vers la porte.
Miss Lizzie m'accompagne jusqu'à la sortie du jardin, et le long de la route ramasse un bouquet de pensées qu'elle m'offre au départ:
—Attendez, fait-elle avec un sourire, je vais vous le passer à la boutonnière.
En cet instant, je me fis à moi-même le voeu de ne plus m'étonner de rien de la part d'une jeune fille anglo-américaine.
Novembre.—Quelle chose étrange que je n'aie pas encore parlé de Benoît, mon unique compatriote! Je l'entends qui entre, et cela m'y fait penser.
Benoît, c'est l'homme de tous les instants; l'homme de toutes les utilités; l'homme de tous les services, de tous les renseignements, de toutes les complaisances.
Quand on le connaît, on ne peut, en le voyant, s'empêcher de songer au mot de M. Choufleuri parlant de son domestique: «Dieu, qu'il est bête!... Mais il est si dévoué!!!»
Un peu simple, ce brave Benoît, tout Normand qu'il est. Il lui arrive plus souvent qu'à son tour de mettre les pieds dans le plat. Mais il est si obligeant; il a si bon caractère et il reçoit les rebuffades avec tant de philosophie!
Toutes ses qualités se lisent sur sa bonne face ronde, un peu haute en couleur, plantée d'un nez charnu dont la base est bien au milieu du visage, mais dont le bout s'écarte avec une invincible horreur de la ligne droite, suivant en cela l'exemple de la moustache aux gros poils rudes d'un brun jaunâtre et qu'un perpétuel coup de vent semble relever d'un côté.
Benoît, Prosper, est le seul Français de Saint-Jean. Faisant mal ses affaires dans notre colonie voisine de Saint-Pierre-Miquelon, il est venu ici tenter la fortune. Il parle anglais, presque aussi mal que le français qu'il enseigne, du reste, dans plusieurs colléges de la ville et à bon nombre de particuliers. C'est son gagne-pain, et le pauvre homme n'a d'autres ressources pour faire vivre sa famille que de suivre ce métier qui, par tous les temps, toutes les glaces et toutes les neiges, le force à courir le cachet du matin au soir.
Il nous a été bien utile depuis notre arrivée ici, alors que je ne pouvais parler anglais. Que de renseignements il nous a fournis; que de courses et de commissions il a faites pour nous; dans combien d'endroits nous a-t-il servi d'interprète! Et tout cela avec le désintéressement le plus complet, par pur esprit de patriotisme.
Brave homme! Il mérite bien que je garde son souvenir dans ces pages, et je m'en serais voulu si j'avais tardé longtemps encore à parler de lui.