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CHAPITRE II

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26 décembre.—C'était hier Noël par un soleil radieux. J'ai dîné chez l'évêque: c'est-à-dire que j'y ai passé une partie de la journée, et je saisis cette occasion de parler de lui, de ses oeuvres et de son clergé.

Sur quel emplacement merveilleux s'élève la cathédrale catholique! Elle est le point que l'on voit de partout et d'où l'on domine tous les horizons. De là le regard se perd dans un lointain qu'il ne peut saisir jusqu'au bout. Entre deux chutes de montagnes, la mer se découvre, semblant sortir du havre et répandre dans le ciel en s'évasant ses flots d'aigues-marines. Si quelque navire quitte le port et se dirige vers l'Europe, on l'aperçoit pendant des heures filer tout droit, diminuer peu à peu et s'éteindre lentement dans un pli de vapeurs invisibles. Ou bien, s'il remonte les côtes, on ne le voit qu'un instant contourner les falaises. Il passe de profil, et un à un ses mâts disparaissent derrière les rochers, tandis que son pavillon qui s'agite à la corne d'artimon s'évanouit dans un dernier adieu.

Et tout d'un coup le vide se fait sur la mer unie, sinistre comme un tombeau qui se referme. L'immensité passe sur elle, accablante, jusqu'à ce qu'une voile imperceptible ramène la vie sur son aile blanche.

La mer est triste, vue de haut. Elle élargit sa ceinture jusqu'au milieu du ciel, et la plus forte houle y fait à peine frémir une ride.

Devant ce calme inquiétant, la méditation doit être plus facile et plus consolante au prêtre, et s'il en est ainsi, l'évêque de Saint-Jean est bien placé pour faire monter ses prières au firmament.

En effet, le palais archiépiscopal est tout près de la cathédrale.

Charmant homme, jeune, actif, intelligent, que l'évêque actuel!

D'ailleurs, toutes ses qualités trouvent aisément leur emploi; car c'est une grande situation que la sienne. Plus de la moitié des habitants de Saint-Jean, au delà de quinze mille âmes, sont ses sujets fidèles et soumis. Il est bien véritablement prince de l'Église; il règne en père et domine en roi parmi ses sujets.

Loin d'abuser de sa puissance, il ne s'en sert qu'avec la plus scrupuleuse modération et jamais dans son intérêt privé.

Il est vrai qu'il serait peut-être embarrassé pour exprimer un souhait. Car il vous fait les honneurs de chez lui avec un contentement qui illumine son visage. Il vous montrera ses écuries, sa basse-cour, son verger, son potager, non point pour en tirer vanité, mais parce qu'il se trouve heureux de tout cela et qu'il pense vous faire plaisir.

Du reste, accueillant au possible et très-enthousiaste de la «belle France». Il comprend difficilement le français et sait malgré tout s'en servir pour faire des plaisanteries qui l'enchantent.

Sa maladie est une nervosité déplorable. Dès qu'il est avec quelqu'un, le voilà dans tous ses états. Il vous fait asseoir trente-six fois. La crainte, je veux dire la terreur de ne pas vous faire une réception digne de vous le roule dans une agitation fébrile. Il ne cesse de parler et vous pose mille questions sans en attendre la réponse. Bref, il ne sait où donner de la tête pour être aimable, sans se douter que tant de pénibles efforts le rendent fatigant autant qu'ils le fatiguent.

Mais qui oserait lui faire un reproche de ce qu'il est ainsi, alors que c'est le plus naturellement du monde qu'il est si peu naturel?

Aussi la confiance et la vénération qui l'entourent lui sont-elles bien légitimement dues.

À sa table, qui nourrit une partie de ses prêtres, il est le boute-en-train de la réunion, il interpelle chacun et répand une gaieté communicative.

Dans la chaire, sa voix est la plus vibrante, ses gestes sont les plus larges, ses paroles les plus profondes.

Dans le monde, avec toute son exubérance apparente, il sait pourtant se taire et tout sonder chez les autres sans se laisser pénétrer.

Voilà pourquoi on l'aime, on le vénère et l'on a confiance en lui.

Ses fidèles sont ses enfants. Pauvres, pour la plupart, ils ont toujours de l'argent quand il leur en demande pour ses couvents, ses colléges, ses églises.

Facilement il eût pu se faire le chef d'un parti politique. Toute l'Irlande de Terre-Neuve obéirait à un signe de lui. Il a su résister à cette tentation d'orgueil. Il a compris que toute son influence devait être réservée à la cause de la religion, et que ce serait la prostituer que la mettre au service des ambitions de parti.

C'est qu'à Terre-Neuve le rôle de l'évêque catholique est un grand rôle. Il est le suprême directeur des couvents et colléges où la jeune génération de l'île va chercher des idées d'études, jusque-là tout à fait étrangères aux indigènes.

Et surtout il est comme le patron de ces nombreuses confréries d'hommes qui, pour le Français, sont le côté pittoresque de la société de là-bas. Je pourrais aussi bien dire grotesque, n'était la grandeur morale du but.

Je veux parler de ces «sociétés de tempérance» dont l'accroissement a grandi si vite dans tout le nord du continent américain et de ses dépendances.

C'est une véritable ligue contre l'ivrognerie, ou mieux, contre l'alcool.

Voudra-t-on le croire? Le triomphe sur cet ennemi intime se fait si rapide que, dans le Maine, un des États de l'Union, la total abstinence est entrée comme loi dans la constitution politique! En d'autres termes, le débit public de l'alcool ou de toute boisson, bière, vin, etc., en contenant, est légalement interdit sur tout le territoire de l'État. Les rum-shops ou grog-shops, ce que nous pourrions traduire par zinc, n'y existent plus qu'à l'état de souvenirs. On trouve dans les campagnes des jeunes gens qui ignorent à la fois ce qu'est un homme soûl et ce qu'est l'alcool.

Depuis que l'ivrognerie a été expulsée, le nombre des crimes a considérablement diminué, et la fortune publique s'est accrue.

Voilà l'idéal rêvé et poursuivi par tous les pays de cette portion de l'Amérique.

Terre-Neuve, presque tout entière peuplée de marins, considère avec épouvante, comme un monstre surgissant des flots pour la dévorer, cette passion de boire qui brûle le cerveau et abat les muscles. Aussi a-t-elle engagé la lutte avec acharnement, aidée de tout l'empire du clergé catholique et protestant. Les sociétés de tempérance sont déjà imposantes par le nombre de leurs membres et par le zèle de ceux-ci à la diffusion de leurs principes.

Il faut les voir, les jours de grandes fêtes, se rendre en procession à l'église. C'est alors qu'apparaît le côté grotesque. C'est d'abord la band ou fanfare de la société. Jamais concert de chats, aux heures d'inspiration nocturne, n'inventa d'aussi sublimes discordances. Une vingtaine de gaillards déchaînent à pleins poumons, dans leurs cuivres, une tempête de fausses notes. Derrière eux, les membres leaders de la confrérie: par-dessus leur redingote ils portent en sautoir l'écharpe aux couleurs de leur Société; une écharpe large et longue, noblement étalée sur la poitrine, et de ses bouts, battant une cadence sur le mollet. Autour du chapeau haut de forme, un voile blanc noué avec art retombe en une queue longue comme celle d'un cheval arabe et que le vent soulève d'une main légère. Enfin, pour soutenir le poids de tant de grandeurs accumulées, ce pontife solennel, qui porte la redingote comme un chimpanzé qui n'aurait jamais fait cela de sa vie, s'appuie sur une houlette que décore un flot de rubans aux grâces bucoliques.

Puis la foule des membres de la confrérie.

Après c'est une autre band, d'autres houlettes, d'autres adeptes de la tempérance.

Et derrière encore un nouveau cortége, peut-être encore un quatrième, ô Musique!

Mais ce n'est point pour le vain plaisir de parader que se sont fondées les sociétés de tempérance.

Elles se réunissent en assemblées, présidées d'ordinaire par des membres du clergé ou du parlement. On prononce des discours, on prend des résolutions.

Le temps n'est pas loin où l'abstinence totale deviendra à Terre-Neuve une loi constitutionnelle.

Et il ne faut pas croire que tout cela se passe en paroles. Souvent dans un dîner, vous voyez des jeunes gens qui ne boivent que de l'eau. Pour rien au monde ils ne tremperaient leurs lèvres dans un verre de vin ou dans un bock.

Est-ce admirable ou ridicule?

Tout ce que je puis répondre, c'est que l'alcool est la mort de ces populations de pêcheurs irlandais ou écossais, et que c'est un ennemi qui ne peut se combattre avec des demi-mesures.

J'ajouterai que quel que soit l'ascendant du clergé sur les sociétés de tempérance, elles n'appartiennent à aucun parti, pas plus religieux que politique; elles sont essentiellement nationales et indépendantes.

Au surplus, si le clergé est puissant à Terre-Neuve, il ne le doit point à l'intrigue, mais au seul esprit religieux qui anime le peuple.

En aucun lieu du monde les prêtres ne sont plus tolérants. Il ne peut en être autrement pour que la bonne entente se maintienne entre une population mi-partie catholique et protestante.

Terre-Neuve et les Terre-Neuviennes

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