Читать книгу Les filles de Bohême - Henri de Lacretelle - Страница 3
I
ОглавлениеIl pleuvait, quand la charrette arriva à l’entrée du village de Noisy-le-Châtel, une des haltes indiquées sur l’itinéraire des Gitanos, à travers l’Europe. Pendant le jour, on aurait pu voir, aux taches noires laissées par le feu, sur un des bas-côtés de la route, que la place était souvent occupée. Le vieux cheval Valentin, qui ne connaissait pas le pays, s’arrêta de lui-même aux traces laissées par les fers des ânes et des mulets, ses prédécesseurs. Le lieu était favorable à un campement: une rivière à droite et s’enfonçant sous son talus, promenait les petites perches et les goujons à la proximité de la ligne du voyageur; un champ de pommes de terre et un autre ou le maïs espaçait ses ruches d’or sur ses hautes tiges, grimpaient à gauche, sur le coteau; ensuite, une maison isolée, la première du village. Il y avait donc, dans ce petit coin, la boisson et la nourriture. Les paysans de cette partie de la France sont peu sévères pour ces dilapidations légères. Ils abandonnent la part de Dieu à ces hôtes de passage. Peut-être aussi craignent-ils ces enfants d’une autre race, qui savent jeter le mauvais sort sous leurs pas. Soit charité, soit prudence, ils ferment les yeux sur la maraude.
Juliuz, le chef de la famille, marchait à côté de sa voiture. Les gouttes qui tombaient sur lui l’enveloppaient comme d’un réseau de petits miroirs et s’éclairaient aux rayons de sa lanterne, placée sur la bâche. Il était d’une haute stature, et traînait sa longue personne sur ses jambes bronzées. Ses pas, combinés avec ceux de Valentin, le laissaient dans la lumière qui l’escortait. Il portait un chapeau tyrolien, qui avait été noir lorsqu’il appartenait à son grand-père, et auquel le soleil avait donné une teinte rougeâtre en harmonie avec la barbe épaisse qui encadrait sa figure hâlée. Il paraissait avoir quarante-cinq ans, et avait conservé tous ses cheveux d’un fauve ardent. Il se drapait d’un manteau gris, troué de reprises. Sa physionomie rendait bien la détresse, la sauvagerie et la ruse d’une tribu errante. Son regard, dur et d’un bleu gris, renvoyait quelquefois des éclairs d’honneur. Sa voix rauque s’attendrissait quand il parlait à ses enfants, et il était facile de comprendre que sa main, réduite à un travail tranquille, se serait mieux accommodée à manier une arme. Né dans une des provinces de la Pologne allemande, il s’était marié deux fois, et sa dernière femme était morte depuis longtemps. Il parlait plusieurs langues, mais les mots qui bourdonnaient le plus souvent autour de la petite voiture appartenaient à ce dialecte à peu près inconnu qui, par son impénétrabilité, est une des forces de ce peuple nomade.
Juliuz avait des parents dans le monde entier, en raison des alliances et des voyages. Quelques-uns de ses pères avaient été rois de cette tribu, qui dispersa sa nationalité à tous les vents. Sa famille la plus rapprochée tenait dans la voiture, qui filait lentement à sa droite; elle était blottie dans l’ombre de la caisse allongée, et ne se composait que de deux filles et d’un garçon.
L’aînée était née en Italie et se nommait Saloméa. Fille de la première femme de Juliuz, elle avait vingt-deux ans, et s’était trouvée en quelque sorte la mère de Moab et d’Equinoxe, venus beaucoup plus tard. Cette maternité précoce avait donné un caractère sérieux à la fille égyptienne. A quinze ans, elle portait déjà son frère, quand la montée était trop rude pour Valentin, et traînait la petite Moab par la main. Elle se sentait si nécessaire à ces deux êtres aimés, qu’elle avait fini par s’oublier et qu’elle ne se voyait jamais dans l’avenir. Tout reposait sur elle: la fabrication des paniers d’osier, l’entretien des pauvres hardes, la cuisson des aliments de rencontre. Saloméa avait des pensées qui n’arrivaient guère à ceux de sa race. Elles lui venaient de quelques livres entr’ouverts, car elle avait un peu appris à lire, pendant un hiver où la maladie avait retenu sa famille à l’hôpital, sous la direction d’une sœur de charité. Elle se tirait assez bien des pages imprimées. Elle tenait sa voiture très-propre à l’intérieur, et s’inquiétait de ce qui était juste. Elle devinait que cette vie nomade transportait avec elle plusieurs petites iniquités, et s’efforçait–très-vainement presque toujours –d’en corriger les traditions trop libres. Elle était si entièrement à son père, à Moab et au petit Equinoxe, et elle faisait si peu attention à elle, qu’elle ne connaissait, pour ainsi dire, pas sa figure, qui avait emprunté une régularité grecque aux statues des musées italiens, au bord desquels la petite voiture avait passé pendant que sa mère la portait dans son sein. La famille résumait tout pour elle comme devoirs à accomplir, mais elle était accessible et émue aux souffrances des autres, et ne séjournait guère dans un village sans y laisser une compassion ou une amitié. Elle avait pris au hasard, et le long des routes, ce qu’il y a de miel dans le christianisme, quoiqu’elle ne fût presque jamais entrée dans une église. Elle le répandait sur les deux petites créatures qui ne savaient guère s’en nourrir.
Moab était venue au monde en Allemagne, où elle avait reçu son nom, seize ans avant la nuit où ce récit commence. D’un type absolument différent de celui de sa sœur, elle était plus jolie que Saloméa n’était belle. D’autres groupes de la famille humaine ont la richesse, la force et la santé; presque tous les Egyptiens ont la grâce étrange. Celle de Moab résultait d’un contraste. Juliuz lui avait donné ses cheveux blonds, et sa mère, une Espagnole, ses yeux noirs. Elle aurait semé des germes d’amour autour d’elle rien qu’en secouant sa tête rieuse. Son regard, tamisé par le rideau des cils, éveillait la curiosité. Si jeune qu’elle fùt encore, et bien que vierge, elle semblait renfermer en elle le sang d’une courtisane.
Paresseuse, le plus souvent endormie, .elle profitait peu des exemples et des conseils de sa sœur. Elle mettait toute une journée à tresser une corbeille de joncs au bord du fossé, et s’interrompait pour regarder voler les oiseaux sur les buissons, ou pour tirer les cartes, quoiqu’elle n’eût pas de grandes questions à faire à l’avenir. Elle tenait de son père un remarquable talent de chiromancie, et pour prédire la destinée d’après les lignes, elle en remontrait à Saloméa, qui regardait cette science comme dangereuse. Elle savait des chansons de tous les pays et inventait des danses. Malgré la négligence de sa petite personne, elle répandait un parfum bizarre qu’elle composait avec les herbes aromatiques trouvées sur la montagne, et s’ajustait élégamment sous des haillons aux couleurs voyantes. Ses cheveux d’or, le plus souvent roulés par le vent, encadraient délicieusement son front, quel que fût leur caprice, et les passants les plus lourds la revoyaient en rêve.
Le dernier venu était Equinoxe, un bambin alerte et un innocent malfaiteur de dix ans. Son nom lui avait été donné par Juliuz, peu connaisseur en calendrier, parce qu’il était sorti du sein de sa mère, au coin d’un bois, par une nuit de septembre où les rafales de l’équinoxe couraient dans la campagne. Cet accouchement solitaire, pendant lequel sa mère se tordait dans le martyre, sous l’inexpérience de Saloméa, avait coûté une vie. Juliuz, qui n’alla chercher un médecin que quand tout remède était devenu impuissant, pleura sa femme avec rage, et accusa davantage encore la civilisation qui l’avait laissée périr. Il apprit à l’enfant, dès le berceau, la haine pour les habitants des villes et des villages, et lui enseigna, dès les premiers pas qu’il fit, la maraude dans les cours et dans les jardins. Equinoxe, adroit et grimpeur comme un écureuil, n’eut bientôt d’autres jeux que ces excursions furtives. Le pillage modéré des biens d’autrui était la revanche des persécutions que les fils des douze vagabonds sortis, dit-on, de l’Egypte, essuyèrent dans le commencement de leurs excursions, il y a quatre siècles, et revêtait ainsi un caractère presque sacré. La douce Saloméa était fort embarrassée entre le respect qu’elle devait à son père et la protestation intérieure de ses instincts. Si Juliuz avait surpris ses réprimandes, il aurait châtié sa fille comme une mauvaise citoyenne de la grande tribu.
Ces trois personnages étaient assis au hasard dans la voiture que traînait Valentin. Cette voiture, roulant depuis des siècles, était respectable, comme une maison de famille. Elle avait vu des morts, des naissances et des mariages. On y avait aimé, souffert et espéré. Son toit d’osier, revêtu de toile, avait reçu les soleils de bien des climats. Les deux fenêtres, ouvertes sur les côtés, avaient encadré beaucoup de paysages et frôlé bien des monuments. Les petits rideaux se relevaient chaque matin sur une perspective nouvelle. Ici sur les cimes des Balkans, là sur la mer; ici sur l’avalanche, là sur la moisson. Les grappes pendantes des treilles aériennes de l’Italie, les oranges et les olives de l’Espagne, les noix du Nord s’y étaient offertes à la main étendue. Elles avaient laissé passer des fleurs pendant une procession en Sicile, et des balles pendant une révolution à Paris. Bien des têtes se ressemblant pour la conformité du type, y avaient regardé avec terreur ou avec mépris. Elles avaient entendu venir des paroles de tous les idiomes. Elle avait même deux fois traversé le détroit, la maison roulante.
Elle renfermait tout, mais ce tout était peu de chose: un matelas, pour le cas où la maladie tombait sur quelqu’un de la famille; des couvertures contre la bise; une grande malle pleine de cartes et de linge volé, après les lessives, sur les haies; des corbeilles faites pendant les trajets ou qui n’avaient pas été vendues dans les haltes; des marmites et une vieille casserole, un réchaud; un fusil, pour la défense du foyer errant; des escabeaux; des vêtements de toutes couleurs, pendus à la muraille; un tambour de basque, rapporté de Séville; une petite cloche, volée à Louvain, et qui aurait servi, si une alerte était devenue sérieuse, à appeler les autres voitures campées dans les campagnes, et enfin un vieux poêle dont la cheminée surmontait le toit, et qu’on n’allumait que pendant les jours où la couche de neige était épaisse sur la route. Tout cela dans une longueur de dix pieds et sur une largeur de cinq, entre les moyeux. La charge était lourde pour Valentin, et il ne lui était pas arrivé une seule fois de prendre le petit trot. Juliuz marchait toujours; mais comme il était bon et prévoyant, il permettait à Equinoxe de se faire traîner de temps en temps. Quant aux filles, il fallait bien qu’elles fussent assises pour travailler aux corbeilles.
Juliuz ne discutait jamais avec son cheval lorsque celui-ci s’arrêtait. Il secoua son manteau chargé d’eau et commença à dételer Valentin.
–Réveillez-vous, les autres! dit-il. Nous sommes au bout de l’étape et il s’agit que le petit déterre quelques racines pour tremper la soupe.
–Où sommes-nous, père? demanda Saloméa.
–A Noisy-le-Châtel, à ce que disait le cantonnier. Mais le nom n’y fait rien. C’est demain la foire par ici, et il y aura quelques coups à faire.
–Quelle heure est-il? demanda Moab.
–J’ai entendu sonner leur angélus dans la plaine il y a déjà un bon moment. Il peut être le coup de sept heures et demie.
Valentin était délivré. Il huma l’air de son naseau humide. Les brancards portèrent à terre, et la voiture eut une pente un peu forte. Mais les filles de Juliuz y étaient habituées.
Saloméa pendit à un clou, dans la voiture, la lanterne qui était auparavant à l’extérieur.
–Moab fera le souper, reprit-elle. Je travaillerai la nuit. Nous aurons une trentaine de paniers à vendre demain.
–Ce qu’on leur prend rapporte plus que ce qu’on leur vend, rappelle-toi ça, ma fille, dit Juliuz. Nous voilà ici pour trois jours à tout le moins. Une de mes roues nous laissera en route si je ne la fais pas réparer, et comme je n’ai pas de monnaie pour payer le charron, il faudra en demander à la négligence des chrétiens, qui ne savent pas faire l’aumône aux pauvres gens. J’appellerai le petit dès qu’il fera jour, et il surveillera les étalages. N’oubliez pas que les foires sont nos moissons et nos vendanges. Allons, Equinoxe, fais comme cette brave bête, cherche ta pâture et celle de la famille. Il doit y avoir un champ de pommes de terre par là, et nous ne trouverons de pain nulle part ce soir; les portes sont fermées.
Il souleva sur ses bras l’enfant, qu’il mit sur la route, et qui secoua ses oreilles à la pluie.
–Va donc plus vite, fainéant! et souviens-toi que je ne veux pas qu’on entre dans les maisons. Tant qu’on ramasse en plein air, c’est de bonne guerre.
–Combien coûtera le raccommodage de la roue? demanda Saloméa.
–Sept francs. Ils sont si voleurs en France!
–J’ai pour dix francs de paniers à vendre. Il ne sera pas nécessaire que le petit aille regarder derrière les volets. Dans les foules on trouve toujours des âmes charitables.
–Cherches-en, je ne m’y oppose pas, reprit Juliuz; mais la charité qu’on te fera s’adressera à tes yeux, car il n’y a pas un chrétien qui n’estime qu’il fera aisément sa maitresse d’une Égyptienne. Nous n’avons des enfants, nous autres, que pour faire commettre le péché d’infidélité à ces messieurs qui s’étendent devant les cafés. C’est pour leur donner une distraction de vingt-quatre heures que nous passons notre vie sous le vent et sous la grêle, amenant sur les places nos filles, qui font honte à leurs bourgeoises! Qu’après ça la mère accouche d’un fruit étranger, et que le père se tue de chagrin, peu importe! Tu as tort de prendre le parti de ces gens-là. Rappelle-toi donc que nos pères ont été des Pharaons, et que tu descends de la reine Cléopâtre. Nous avons eu des palais d’or dans notre famille, et quand nous voyagions, nous traversions le Nil, de barque en barque, sur un tapis de pourpre. Puis la richesse et le pouvoir ont passé dans cette autre partie du monde. Douze hommes d’Egypte sont venus les y chercher. La famille s’est multipliée: les tètes brunes et blondes ont apparu le long de toutes les routes, comme des gerbes liées. Alors, les chrétiens se sont dit que notre race allait les remplacer, et ils nous ont jetés dans les fleuves et sur les bûchers. Quand nous reprenons une part du bien qu’ils nous ont dérobé, sois sûre que nous faisons un acte de justice et que nous vengeons une larme tombée il y a deux cents ans. Tous les cimetières sont pleins de nos morts, qui se réjouiraient si nous pouvions refaire la grande guerre. L’heure n’est pas venue. Faisons la petite. Soyons craints, pour être respectés. Que partout où aura roulé notre maison d’osier il y ait une trace de représailles. N’empêche donc pas le fils de Juliuz de faire comme ses ancêtres. Qu’il prenne un poulet, en attendant qu’il puisse reprendre un royaume!
Saloméa aurait perdu son temps à réfuter son père, qui parlait avec une conviction religieuse. Elle travaillait en écoutant cette éloquence fourvoyée. Moab était descendue et cassait les branches mortes du buisson pour allumer du feu. Equinoxe avait sauté le fossé et cherchait des pommes de terre à tâtons, sur la côte, où ses pieds s’enfonçaient dans la boue. Valentin s’était dirigé de lui-même dans un champ de luzerne.
L’indolente Moab, quand elle eut terminé son tas de fagots, arracha lentement quelques brindilles de paille du fond de la voiture, descendit à la rivière pour remplir la marmite, y jeta un peu de sel et un morceau de lard, et attendit, en essayant de faire du feu, que son frère lui apportât ses provisions.
La pluie éteignait la flamme à mesure qu’elle se produisait; mais la bohémienne s’inquiétait peu de ces retards, et chantait tandis que le nuage crevait sur sa tête.
C’était l’histoire ordinaire des haltes, durant les soirées pluvieuses. Quelques paroles s’échangeaient de la voiture à la route. Moab étendit sa jupe au-dessus du foyer pour arrêter les gouttes. Le bois se décida à brûler, sous le vent qui soufflait par le chemin, et l’eau remua dans la marmite. Le foyer envoyait ses reflets sur les flaques du bas-côté de la chaussée et jusqu’à la façade de la maison opposée qui restait silencieuse. Pas un des habitants de la voiture ne songeait à envier ceux qui reposaient dans un lit. La pauvre famille était dans son élément habituel de misère. La souffrance ne se composait pas pour elle de ce qui aurait fait gémir tous les autres.
Juliuz avait allumé une cigarette. Il dit à Moab:
–Où as-tu appris ce que tu chantes?
–Est-ce que je sais? J’invente.
–Rappelle-toi ça. Tu en feras des gros sous à la foire demain. On rira en t’écoutant.
–Quant à me le rappeler, c’est bien impossible, mais je trouverai autre chose. Puisque ce n’est pas mauvais pour vous, ça sera trop bon pour eux.
–Brave fille! ta gaieté pousse sous la pluie comme l’herbe.
–La pluie, je ne la sens pas.
Equinoxe revint bientôt les mains pleines, et jeta les pommes de terres dans le tablier de Moab. Le repas s’apprêtait et envoyait déjà son fumet au groupe impatient de faim et de sommeil.
Equinoxe s’approcha de Juliuz:
–Père, lui dit-il, combien Valentin a-t-il d’ans?
–Il en a trois fois autant que toi, répondit Juliuz, étonné de la question.
–Moi, je ne suis pas vieux, mais pour un cheval c’est un bel âge.
L’appréciateur avait dix ans.
–Pourquoi me demandes-tu ça, gamin?
–Parce qu’il tombera sur la route un de ces jours, comme l’âne des Saphirius, et qu’il faudrait mettre une autre bête à la charrette.
–Si Valentin mourait, ce serait le plus grand malheur qui puisse arriver, reprit Juliuz, d’un accent tragique.
–Peut-être que non, dit Equinoxe.
–Qu’est-ce qui te passe par la tête de parler d’une méchanceté pareille du bon Dieu?
–C’est qu’en sortant des pommes de terre, j’ai passé par un petit pré.
–Eh bien?
–Dans le pré il y a un cheval rouge. Personne ne le garde. Si vous vouliez, je vous l’amènerais, et nous serions solides sur la route, et il n’y aurait pas une charrette mieux montée que la nôtre, et on nous prendrait pour des Anglais qui voyagent.
Juliuz avait pâli de colère, et il fut sur le point de laisser tomber sa main sur l’enfant.
–Veux-tu te taire, petit malheureux! s’écria-t-il. Avec ces idées-là on va en cour d’assises et on est un galérien pour le reste de ses jours. Si je te rattrape à penser à ces gredineries, je te donnerai une danse dont tu te souviendras quand tu auras des cheveux blancs.
Equinoxe ne s’épouvantait pas facilement; néanmoins il jugea prudent de mettre la charrette entre son père et lui, et quand il fut loin de portée, il répondit:
–Vous m’avez enseigné à dérober un lapin dans la garenne, je croyais faire mieux en reluquant un cheval dans le pré.
L’Egyptien prit sa tête dans ses mains, et s’asseyant sur le brancard:
–Ecoute-moi, petit, dit-il. Les marauds comme toi sont faits pour la maraude; mais il y a une différence entre la plaisanterie et le vol. Quand tu prends quelques sous qui traînent sur un étalage, ou quelque mouchoir qui sort de la poche, ça ne tire pas à conséquence. Tu rétablis ton droit ancien, et ce qui est quasiment sur la voie publique appartient au plus adroit. Les poissons dans la rivière, les fruits sur l’arbre ou dans la terre, le gibier dans les champs, sont à nous aussi bien qu’au propriétaire, et d’ailleurs c’est la grosseur de ce qu’on prend qui fait la chose coupable ou innocente.
–Un louis d’or ne tient pas beaucoup de place! interrompit l’enfant, toujours derrière la charrette.
–Ne louche jamais à l’or! répondit le professeur de morale. Prends si tu peux les petites pièces de monnaie blanche, les gros sous, tout ce qu’on donne en aumône, on n’aura rien à te faire, qu’à te payer en grandes claques, si on t’attrape, et laisse le cheval tranquille, ou je te conduirai moi-même aux gendarmes.
Saloméa écoutait avec épouvante. Elle s’effrayait à bon droit des limites que son père donnait à la probité. Mais lui, convaincu qu’il avait fait sévèrement son devoir, appela son monde à souper.
Le repas fut gai, malgré la pluie. Equinoxe retirait triomphalement les plus grosses parts sur son assiette. Moab continuait ses couplets entre chaque bouchée. Saloméa pensait que le bonheur se compose de peu de chose, puisque sa famille était joyeuse de cette halte, et Juliuz se disait que la journée du lendemain serait fructueuse pour eux tous à Noisy-le-Châtel.
La rue qui commençait le village, non loin de là, restait silencieuse. La pluie avait fait fermer les cafés plus tôt que les ordonnances de police ne le prescrivaient. Les voitures arrivées pour la solennité éteignaient leurs lumières, et se réservaient pour l’activité des heures suivantes. Le pitre dormait sur la poitrine de l’Hercule, et l’arracheur de dents était songeur auprès d’une femme qui pesait trois cents livres. Les rouliers dételaient sans rien dire leurs chevaux fumants, qui s’acheminaient vers les écuries et dans les cours. Les prêtresses en tablier blanc tuaient paisiblement les poules pour le sacrifice du jour qui allait venir.
Cependant un pas se faisait entendre sur la route. Il s’avançait du côté de la charrette de Juliuz, et s’accompagnait d’un bruit de vieux fer battant sur une botte. Juliuz prêta l’oreille, parut inquiet, et dit à Saloméa d’éteindre au plus vite la lanterne. Mais avant que l’ordre ne fût exécuté, le personnage avait joint les bohémiens. Aucune hésitation ne fut permise sur sa qualité, que trahissait son costume. C’était le garde champêtre.
Il est cause de bien des pâleurs, ce premier représentant de la loi! Il se passe des drames inconnus dans un champ écarté entre lui et le délinquant. Tout se mesurant aux ressources offertes, un procès-verbal est quelquefois aussi terrible qu’une condamnation à mort. Juliuz n’avait rien encore à se reprocher dans la commune, néanmoins il trembla quand il fut certain que le fonctionnaire allait s’adresser à lui.
–Vos papiers? demanda le garde.
–Je n’en ai pas. Ils sont supprimés en France. On ne m’a rien dit à la frontière.
–Je ne me soucie pas des gens de la douane. Je ne connais que M. le maire, qui est mon empereur. M. le maire aime les papiers, à ce qu’il parait, et il vous les demande par mon organe.
Juliuz essaya d’en imposer. Il assura fièrement son chapeau sur sa tête et se campa dans son manteau.
–Ma profession est indiquée par ma voiture, répondit-il. Je suis négociant ambulant. Je fabrique et je vends des corbeilles d’osier, et je gagne honnêtement mon pain.
–Où avez-vous acheté ces légumes?
–Au marché de Saint-Veyran, ce matin.
–Je ne suis plus assez jeune pour vous croire, reprit le garde champêtre. L’ordre de M. le maire est formel. Puisque vous n’avez pas de papiers à montrer, vous allez filer de nouveau sur l’ornière de la grande route, et débarrasser Noisy-le-Châtel d’autant de vagabonds que vous êtes d’individus mâles et femelles.
–Si vous n’étiez pas dans la police, vous ne me diriez pas cela deux fois! reprit Juliuz d’un ton menaçant.
–Ma foi non! je ne me mouillerais pas à faire la chasse à la vermine. Je prendrais tranquillement ma demi-tasse. Mais on a prêté serment, et on sait se faire respecter. Je ne vous refuserai pas un coup de main pour atteler le cheval, à cette fin de vous voir partir plus vite.
–Mais enfin, monsieur, nous n’avons fait de mal à personne, dit Saloméa, et on nous avait répété que la France était un bon pays pour les malheureux.
–Quoiqu’il ne m’appartienne pas de critiquer mon gouvernement, ce n’est pas moi qui renverrais, en pleine nuit, une voyageuse pareille à vous. Mais je n’agis pas de mon chef. L’autre semaine, on a dérangé les gerbes des Bolivier et on a récolté les pêches des Martineau avant qu’elles ne fussent mûres, et il y avait une voiture à la place où vous êtes. M. le maire est le gardien de la sécurité publique. Vous répondez tous les uns pour les autres. On a décidé qu’on ferait partir les étrangers qui n’offriraient pas de cautions. Ce n’est pas que vous en manqueriez, si vous donniez votre faveur! Mais vous êtes farouche, je le vois dans le fond de vos yeux. Allons, en route, les autres
–Ah bien! vous n’avez pas de cœur pour les pauvres gens et pour les bêtes! fit Saloméa.
–Où voulez-vous que nous allions ce soir? dit Juliuz, qui essayait d’attendrir le garde.
–Autant de recoins sur la route, et autant d’auberges pour vous! reprit celui-ci. Les tas de pierres sont vos oreillers.
–Mon cheval est rendu, et vous serez cause qu’il crèvera avant son heure, dit Juliuz d’un ton menaçant.
–Vous vendrez la peau aussi cher que l’animal vivant. Pas tant de phrases. Il ne fait pas bon causer. Dépêchez-vous de déguerpir, ou je mets le monde après vous.
–Je pars! répondit Juliuz, en montrant le poing; mais s’il arrive malheur à Valentin, prenez garde à vous!
Equinoxe, prévoyant une nuit blanche, et n’ayant pas fini de manger sa soupe, jugea convenable de pousser de grands cris.
Pendant cette altercation, une fenêtre s’était ouverte dans la maison voisine. Quelqu’un s’était penché et avait tenté de voir le groupe.
La maison servait de presbytère provisoire, tandis qu’on en construisait un plus près de l’église.
Celui qui regardait ainsi se nommait Joachim Simon, jeune séminariste, qui passait une partie de ses vacances chez M. l’abbé Morétain, curé de Noisy-le-Châtel. Il n’avait encore reçu que les ordres mineurs et ne devait être élevé à la prêtrise que deux ans plus tard.
Il sortit de la maison et traversa la chaussée.
–Me reconnaissez-vous? demanda-t-il au garde champêtre.
–Oui, monsieur l’abbé.
–Si je me porte caution pour cette famille, lui permettrez-vous de passer ici la nuit et la journée de demain?
Par hasard, la mairie se trouvait en bons rapports avec le curé, et le fonctionnaire municipal, répondit aussitôt:
–M. le maire ne demande qu’une garantie, et la mère Simon a des vignes au soleil. Je me fais fort de tout arranger aux conditions que vous proposez.
–Demeurez donc, mes amis, dit Joachim aux bohémiens, et ne me faites pas repentir de m’être mêlé de vos affaires.
Juliuz salua l’abbé, et Saloméa s’émerveilla de la douceur de la voix qui venait de parler.
Le garde s’éloigna.
Joachim rentra au presbytère.
Equinoxe acheva sa soupe.
Saloméa se fit une provision de branches d’osier pour le travail de la nuit, et posa la lanterne au-dessus de sa tête, dans le fond de la voiture.
Juliuz s’étendit sur le pré et s’endormit. Moab, au bord de la route, n’avait pas interrompu sa chanson.
La pluie tombait toujours.