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IV

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Ils suivaient la route de Castagne, distant de Noisy-le-Châtel de douze kilomètres. Ils allaient dans l’ordre accoutumé, le père à pied et les enfants dans la voiture.

Arrivé à un coude, avant une petite montée, Juliuz dit:

–Le chemin est à tout le monde, et on ne viendra pas nous chercher ici. Nous nous arrêterons au haut de la côte, et nous ne partirons pour Castagne que demain, quand la bête aura mangé.

Moab était la seule qui n’eût pas gémi lorsque le garde champêtre avait ordonné le départ; une rencontre faite par elle dans la soirée lui donnait une raison sérieuse, dont je parlerai plus tard, pour désirer arriver vite à Castagne. La résolution prise par son père dérangeait toutes ses combinaisons. La ruse pouvait amener un résultat que des contradictions n’auraient pas obtenu.

Elle sauta sur la chaussée, sans qu’on s’en aperçût dans la voiture, courut vers la haie, se baissa pour ramasser quelque chose, et ensuite se rapprocha de Valentin. Son père, de l’autre côté de la carriole, ne vit rien de ce manége. Tout d’un coup le cheval, assez languissant depuis sa sortie de Noisy-le-Châtel, et qui ne pouvait plus se rappeler les années où il avait trotté, se mit à marcher d’un pas plus alerte, quoique la côte fût roide. Juliuz, s’étonnant de cette allure active, et craignant que le harnais ne le blessât quelque part, prit la lanterne, regarda soigneusement, et ne découvrant rien de suspect, dit à haute voix:

–Valentin est mieux en train que je ne croyais, et nous irons tout droit à Castagne. Dormez si vous voulez. Tout va bien.

Moab, remontée à sa place, se mit à sourire dans l’ombre. Evidemment, elle ne pensait pas à Blanchecotte.

On voyageait rarement la nuit. Quand la nécessité imposait cet embarras, l’installation dans la voiture ne préparait guère au sommeil. Il y avait deux chaises et un escabeau sur le devant, et au fond, étendu au travers, le matelas. Saloméa le laissait presque toujours aux plus petits, et veillait sur sa chaise, en remuant ses branches d’osier. Quelquefois, lorsque la fatigue était trop grande, ils se couchaient tous sur le matelas, c’est-à-dire qu’ils y appuyaient leur tête, laissant le reste du corps sur le plancher.

Saloméa avait passé bien des nuits assise auprès de la fenêtre, regardant les étoiles sur le paysage sombre. Juliuz et les petits étaient si habitués à ses sacrifices, qu’ils ne les remarquaient guère plus qu’elle. Ce soir-là, comme on ne savait plus au juste quand on arriverait, Moab et Equinoxe, lassés de la journée, s’emparèrent du matelas, sans en offrir une part à la sœur aînée.

La part eût été offerte qu’elle eût été refusée. Saloméa voulait penser. Elle avait mis la lanterne au dehors de la voiture, car elle ne travaillait pas. Elle mettait de temps en temps sa main dans sa poche et sentait avec joie sa pièce d’or, comme si elle eût été une avare. Avare des rêves et des perspectives perdues pour jamais, mais restées dans son souvenir.

Il était certain qu’elle ne reverrait plus Joachim, mais elle était satisfaite d’avoir quelqu’un dans l’âme. Elle n’avait rencontré nulle part une figure plus douce que celle du jeune homme. Il ne lui avait pas dit trois paroles, mais elles avaient été bonnes, et la musique de sa voix restait toujours dans son oreille. Elle en savait assez sur la religion pour comprendre que c’était mal d’aimer un homme qui se destinait à Dieu. Mais elle l’aimerait de si loin: à toute la distance de ses voyages et des impossibilités qui les séparaient! Le ciel ne lui en voudrait pas, lorsque après les labeurs et les dévouements de ses jours, elle laisserait revenir sa mémoire vers la façade de cette humble maison, à l’ombre de laquelle elle avait vécu quelques heures, vers cet intérieur austère, vers ce repas pris, vers cette pièce d’or donnée. Elle enroulerait ses souvenirs comme un chapelet. Elle étendrait ce bon sourire et cette bienveillance sur les tristesses de sa vie; cela suffirait à créer un paradis à sa pensée, et elle se contenterait de cette joie jusqu’à la fin.

Elle commença cette nuit même, et, de sa chaise vacillante, elle regarda dans ce passé qui n’était pas même de la veille. Qu’importaient les tours de roue qui l’éloignaient? Elle emportait un Joachim dont l’image ne s’effacerait pas.

Et elle ignorait jusqu’à son nom!

Qu’importait encore, pour un amour si sacrifié et si humble?

Certainement, il lui était venu vite. Les conditions de sa vie passée expliquaient cet envahissement soudain.

Elle n’était pas assez résignée, malgré sa modestie, pour n’avoir pas le sentiment de cette fierté qui est propre à sa race. Mais il résultait plutôt pour elle de la tradition que du sang lui-même. Chez ses parents, cette fierté n’excluait pas la provocation passagère. Chez elle, la noblesse défendait toute avance. Ne donnant rien que sa bonté, elle s’attendait à ne rien recevoir. Elle allait par les routes, répandant le bien, mais courbée souvent sous cet ostracisme qui poursuivait les siens. Elle ne voulait vivre que pour sa famille, puisqu’elle avait reçu si jeune une tâche de mère, et n’espérait aucun bonheur. Les simples paroles affectueuses de Joachim furent des notes inconnues à l’exilée, et lui semblèrent une déclaration d’amitié. Elle eut de l’amour sur-le-champ pour celui qui n’avait pas eu de haine pour elle.

Joachim lui avait semblé bien beau, lorsqu’il s’était éclairé de l’enthousiasme du martyre. Elle était de celles qui comprennent les dévouements; mais elle s’alarmait de la résolution du séminariste, et si elle avait osé espérer le rencontrer un jour, c’eût été pour essayer de le détourner de cette voie.

Mais le rencontrer? Chimère!

La journée avait été chaude. L’orage de la veille s’était reformé sous cette vapeur. Le ciel s’allumait des deux côtés de la route. Le toit de la petite voiture se pencha sous le vent qui sortit de tous les points de l’horizon, et la pluie tomba, violente et dure, à minuit.

Saloméa ne se doutait pas de la tempête.

Moab et Equinoxe dormaient.

–Descends, dit Juliuz à sa fille aînée; tu porteras la lanterne devant nous, pendant que je soutiendrai Valentin.

Saloméa obéit.

La route était bordée de quelques vieux chênes.

Sous un de ces arbres, le rayon de la lanterne frappa sur une forme noire.

Saloméa porta les yeux dans cette direction et poussa un cri.

Cette forme noire était Joachim

L’accès de lyrisme clérical qu’il avait eu la veille lui était venu un peu de sa lecture, comme Alacoque le lui avait dit, mais aussi de Moab.

Effrayé de ce qui s’emparait de lui, il avait voulu s’engager moralement à tenter une aventure lointaine. Ni l’exaltation, ni l’impression ne subsistèrent dans sa nature pacifique et modérée. Il exorcisa en riant l’image de cette étrange Moab quand elle se présenta à lui. Elle n’avait rien à faire dans son existence placide. Tous les jours de son avenir étaient réguliers et droits, comme des sillons dans un champ, et ce champ était à Dieu. Quant à se charger plus longuement des âmes de ces bohémiens, ce serait une tentative insensée. Il avait fait au delà de son devoir en donnant une pièce d’or à Saloméa. Le mieux était de ne plus songer à ces gens-là.

La soirée était douce, il résolut d’aller à pied à Castagne et de voyager toute la nuit. Il confia sa malle à une charrette qui y retournait, et se mit en route, avant que l’ordre du départ eût été signifié à Juliuz. En marchant, il s’interrogea sur l’accueil que sa mère allait lui faire.

–Madame veuve Simon n’était pas une femme facile à manier. Elle avait des biens qui pouvaient rapporter dix-huit cents francs,–une fortune pour un paysan,–mais qu’elle devait partager, à l’heure de sa majorité, avec son fils unique. Cette condition de la loi avait décidé de tout l’avenir de Joachim. Elle pensa qu’un homme d’église aurait moins de besoins qu’un autre, et dès que l’enfant atteignit douze ans, elle sentit naitre en elle une vocation dont il ferait tous les frais. Elle avait à peine une piété ordinaire, et le choix de la prêtrise pour son fils n’était absolument que le résultat d’un calcul. Bien que les appointements d’un curé de campagne ne soient pas magnifiques, on ne trouve point, à chaque pas, une carrière qui rapporte de douze à quinze cents francs et qui permette à une mère de ne point rendre des comptes. La veuve Simon n’aimait pas sa maison de famille. Dès qu’elle se sentit prise de cette vocation in partibus, elle se vit installée dans une bonne cure, y faisant avec complaisance l’office de servante et économisant ses revenus tous les ans. Elle n’eut pas de peine à présenter le sacerdoce à Joachim comme l’idéal de la fortune. Elle eût été hors d’état de le montrer sous des aspects plus hauts. Joachim recevait toutes les impressions. Il se fût aussi bien prêté à être douanier, si sa mère le lui avait ordonné. Son esprit honnête ne découvrait que les bons côtés de cette route indiquée. Il n’avait eu jusqu’alors aucun enthousiasme déterminé: il ne se connaissait pas encore.

Il aimait sa mère, mais surtout il la craignait. Très-dure à elle-même, levée avant le jour, ne mangeant que du pain, courbée sur le sarcloir ou sur la pioche, il aurait été difficile de se plaindre devant elle. Elle n’évitait ni la faim, ni le froid, ni la chaleur, et ne souffrait pas plus dans les autres que dans sa personne. Elle avait envoyé Joachim pour toutes les vacances chez M. Morétain, qui lui continuait ses leçons du séminaire. Joachim n’était donc pas sans préoccupation sur l’accueil qui l’attendait et, malgré sa volonté de chasser Moab de son souvenir, il trouvait quelque chose de fatal à ce qu’elle fût la cause indirecte du changement de sa situation. Est-ce que le sort avait décidé que leurs deux destinées se retrouveraient? Qu’avait-elle voulu dire en annonçant qu’il naîtrait un héritier de lui? Ce pronostic était monstrueux et attentatoire, et à l’heure où il fut plus calme, il s’indigna davantage.

Mais il chassait le plus loin possible ce vol de pensées. et respirait l’innocente volupté des fraîches odeurs des terres mouillées par la pluie de la veille. Il écoutait les cloches répandues à distance, et dont une peut-être serait celle de sa paroisse future. Le pauvre enfant se prenait aux seules joies qui lui fussent permises. La tempête subite interrompit ces géorgiques. Il se réfugia sous un chêne et fut trempé malgré cet abri. Le vent souffla si fort qu’il n’entendit pas venir la voiture de Juliuz, et il regrettait, pour sa soutane neuve, d’avoir entrepris la route à pied.

Le cri de Saloméa le fit sortir de sa retraite. Il se jeta sur la route, supposant qu’on avait besoin de lui, très-surpris en reconnaissant ses amis.

— Vous! s’écria-t-il, et où allez-vous?

–A Castagne, dit Juliuz.

–Moi de même; mais je ne sais pas si nous arriverons par un temps pareil.

–Vous êtes mouillé, fit Saloméa. Montez dans la carriole, prenez ma place. Valentin tirera bien tout de même

–Oui, reprit Juliuz. Valentin connaît ceux qui aiment ses maîtres.

–Vous ne pouvez pas rester davantage sous cette pluie, dit Joachim à Saloméa. Donnez-moi votre lanterne et tenez-vous à couvert.

Elle fut heureuse parce qu’il s’intéressait à elle.

–La pluie et moi, nous sommes de vieilles connaissances, dit-elle. Mais vous êtes un monsieur, vous! elle ous fera mal. Prenez ma chaise là-haut, vous dis-je!

Elle avait un ton impératif qui ne lui était pas habituel. Elle ne réfléchissait pas que ses craintes exagérées pour Joachim indiquaient qu’il l’occupait trop.

–Je ne suis pas un monsieur, mais un soldat du Christ, répondit-il en souriant. Je ne permettrai pas que vous demeuriez sur la route.

Il lui arracha sa lanterne.

Elle ne résista pas et remonta dans la voiture, toute contente de céder.

Il marcha près de Juliuz. Le vent les courbait tous deux.

–Il n’y a guère de bourgeois qui nous rendraient un pareil service! dit Juliuz.

–Nous sommes tous frères, reprit Joachim.

Cette réponse bouleversa les idées du bohémien.

–Et qu’allez-vous faire à Castagne, sans vous commander? continua-t-il.

–J’y vais attendre la rentrée au seminaire. C’est à Castagne que sont nos propriétés, à ma mère et à moi.

–Est-ce que vous êtes riches?

–Un peu, par rapport aux pauvres.

–On ne dirait pas que vous êtes riche.

–Pourquoi?

–Parce que vous êtes très-bon.

Joachim ne voulut pas entreprendre une discussion sur l’indépendance du caractère vis-à-vis de la fortune.

–Est-ce qu’on vous a encore fait de l’ennui à Noisy-le-Châtel? demanda-t-il.

–On nous en fait partout. On nous hait.

–Ne dérobez plus!

–Nous sommes les enfants de la terre comme les autres. Elle nous doit la nourriture, et quand elle ne nous la donne pas, nous nous baissons pour la prendre.

Ils causaient ainsi, presque philosophiquement, et comme s’il n’avait pas plu à fendre le sol. Valentin marchait toujours vaillamment, et plus il se donnait de mouvement, plus il hâtait le pas.

Juliuz s’inquiétait de cet état, qui devait être la fièvre.

Quelles que fussent ses idées sociales, il n’était pas fâché de connaître un homme riche.

Il voulut se faire tout à fait bien venir et il lui dit, quand ils furent au bas de la côte:

–Le vent est tombé: le cheval n’est plus battu par l’orage. Vous m’humilierez beaucoup si vous ne vouliez pas vous garer de la pluie chez moi.

–Et vous?

–Je n’y suis pas monté une seule fois depuis le temps où je faisais la cour à ma pauvre défunte.

Joachim aurait eu mauvaise grâce à refuser. Comme il avait quelque peine à trouver le marchepied dans l’obscurité, Saloméa lui tendit la main, et il arriva légèrement à elle.

Elle lui donna la seconde chaise. Ils étaient tout près l’un de l’autre. Elle passa familièrement les doigts sur les manches de Joachim.

–Vous êtes entièrement trempé, dit-elle. Vous avez dit sur la route que nous étions tous frères. Acceptez les hardes des pauvres gens. Otez votre soutane et, pendan qu’elle séchera à l’air, mettez ce manteau qui a servi à mon grand’père.

Il resta ébahi de la franchise de cette proposition.

–Je ne puis pas changer de vêtement devant vous, répondit-il en rougissant.

–Ah bien! si vous croyez!. D’ailleurs, on n’y voit rien. Faites vite!

Il aurait pensé commettre une profanation en se couvrant du manteau d’un païen, qui était aussi une façon de comédien. Il voulut éviter l’invitation faite en tournant sa réponse à la plaisanterie.

–On m’a fait jurer que je ne quitterais jamais les habits de l’Eglise, dit-il, et monseigneur me vouerait à l’enfer s’il apprenait que je me suis travesti. Du reste, je serais obligé de m’en accuser en confession, et la pénitence serait plus sérieuse que le danger que je cours.

–Vous vous accusez de ces niaiseries-là? dit-elle étonnée.

–Nous nous accusons de tout!

–Si encore nous pouvions allumer le poêle, reprit-elle. Mais nous n’avons pas de bois, et celui du dehors est trop mouillé.

«Au moins, prenez cela pour vous réchauffer, ajouta-t-elle en tendant une gourde d’assez mauvaise eau-de-vie qui était toujours suspendue à la voiture.

–De grand cœur.

Il but une gorgée.

Juliuz se pencha vers la bâche:

–Vous qui êtes du pays, dit-il, à combien sommes-nous encore de Castagne?

–La montée de Sainte-Sabine est finie. Nous n’avons plus que six kilomètres.

–Trois grandes heures! Nous arriverons au jour. Vous avez le temps de faire un beau somme! dit Juliuz. Ah çà! monsieur l’abbé, ajouta-t-il en goguenardant, soyez sage avec ces demoiselles.

Joachim devient écarlate. Il venait de penser qu’il était enfermé, pour ainsi dire, dans la même couche que Moab. Mais il ne la voyait pas.

–Votre sœur n’est pas là? demanda-t-il à Saloméa.

–Elle dort auprès d’Equinoxe.

–Qu’est-ce qu’Equinoxe?

–Un drôle de nom, n’est-ce pas? Equinoxe est mon petit frère.

–Je n’ai pas sommeil du tout, reprit-il après un silence. Est-ce que votre père m’en voudra, si nous continuons à causer?

–Certainement non. Ce qu’il disait c’est par rapport à la fatigue que vous causerait une nuit blanche. Au surplus, nous parlerons bas, pour ne pas l’empêcher de dormir.

–Il dort sur la route?

–Il dort en marchant. Nous sommes forcés de faire toutes sortes de métiers.

–Vous avez une vie bien à part. Seriez-vous assez confiante pour me raconter quelque chose de votre histoire?

Elle tressaillit.

–Cela vous intéresserait? dit-elle.

–Beaucoup. Commencez.

–Je commence…

Puis elle se tut pendant deux minutes.

–J’ai beau chercher, reprit-elle.

–Il ne vous est arrivé aucune aventure?

–Jamais. Des morts, des maladies, la misère! Mais ce ne sont pas des aventures! c’est la vie!

–Racontez-moi la misère! Si je pouvais y remédier!

–N’y touchez pas! la misère a ses contentements.

–Je ne les comprends pas.

–Tenez, par exemple! ce morceau de galette, ce verre de vieux vin, cette courtoisie de presbytère, si vous les aviez offerts à des riches, ils n’en auraient pas été bien heureux. Mais pour nous, qui ne nous asseyons jamais à une table et qui sommes chassés de partout, ces petits bienfaits nous restent dans le cœur. Si j’avais beaucoup d’histoires comme celle d’aujourd’hui, je vous intéresserais; mais je ne trouve rien.

–Cela ne se peut pas! cherchez dans les moindres choses.

–Il y a la maladie de Moab. Mais ce n’est guère curieux.

Elle retourna sa chaise pour n’être pas forcée de parler à haute voix.

Il en fit autant. Ils furent ainsi en face l’un de l’autre.

Saloméa aurait voulu que cette nuit fût éternelle. Elle n’en retrouverait jamais une pareille sous aucun ciel. Il respirait le même souffle qu’elle.

–Nous étions à Bruges, reprit-elle. Connaissez-vous la Belgique?

–Non.

–Moi, je connais presque toute l’Europe. C’est notre destinée de voir beaucoup! Moab avait huit ans. Le petit Equinoxe en avait quatre. C’étaient mes deux enfants.

–Vous étiez bien jeune!

–Dans notre état, on n’a pas d’âge, et il faut être raisonnable dès qu’on voit souffrir les autres. Nous avions le même cheval et la même voiture, et ils étaient déjà aussi vieux qu’aujourd’hui. Nous étions arrêtés sur la place de la cathédrale, au milieu de toutes ces maisons aux toits aigus et en face de l’hôtel de ville. Moab descendit pour aller vendre des corbeilles au béguinage. Elle est encore jolie fille à présent, mais à cet âge-là c’était comme un rayon qui aurait été fait d’une rose et d’un lis. Je la trouvais ce matin-là plus colorée qu’à l’accoutumée, et je ne me doutais pas que cela provenait de la fièvre.

Bien trop courageuse pour rien dire,–car elle n’est devenue un peu indolente que depuis que les forces lui sont arrivées et je ne comprends pas pourquoi,–elle alla vers le quartier de la ville où les carillons sonnaient comme des verres de cristal sur lesquels seraient tombés de petits cailloux. C’était une musique engageante et qui soulevait l’âme. La petite entra dans le béguinage. Il faut que vous sachiez que c’est une espèce de ville composée de plus de cinq cents maisons. Chaque maison n’a qu’une chambre, où des religieuses libres, qui sont des bourgeoises le reste du temps, passent une partie de la journée. Chacune des portes a donc une religieuse quand il fait du soleil, et Moab se présenta à toutes les portes.»

A cet instant du récit de Saloméa, Joachim sentit quelque chose frôler sa main qui était sur ses genoux. Il n’avait jamais éprouvé une sensation plus caressante. C’était une boucle de cheveux, et il comprit bientôt qu’ils appartenaient à Moab, qui avait dû se retourner dans son sommeil. Il sentit un trouble, mais il ne voulut pas la réveiller.

Saloméa s’était recueillie dans le silence pour rassembler ses souvenirs.

Joachim était très-distrait par ce rapprochement de Moab. Néanmoins il dit à Saloméa:

–Continuez! je crois voir les béguines.

–La recette fut très-abondante, reprit-elle. Non-seulement les sœurs achetèrent toutes les corbeilles, mais elles firent entrer Moab dans leurs maisons, pour donner des confitures à cette jolie enfant qui ne savait rien refuser. Quand elle fut au milieu de ces femmes, beaucoup l’embrassèrent, et il y en eut qui lui proposèrent de rester à Bruges, rien que pour sa figure.

«Mais elle tenait déjà à la famille, et elle revint comblée de caresses et de présents, et aussi toute grelottante, malgré le soleil qu’il faisait. Je m’aperçus qu’elle était très-mal, et il fallut dresser le matelas dans la voiture, et la couvrir de toutes nos hardes, et lui faire boire une tisane composée avec une herbe que mon père alla ramasser, car il se connaît en médecine; il me déclara que l’enfant avait la petite vérole.

Alors, monsieur, je passai deux journées couvrant de mes bras ce pauvre corps que je défendais contre la mort. Pour le moins, je la voyais dévisagée à jamais, et alors adieu à cette tête qui faisait la joie de nos yeux. J’avais presque toujours la petite sur mes genoux, et je la regardais se tournant et criant dans le délire, et je baisais sa sueur, et j’inventais des prières, car on ne m’avait point appris comment on parle au bon Dieu.

Au médecin il ne fallait pas songer; nous avions dépensé en remèdes inventés par le père tout l’argent, et il fallait la voir mourir là, pendant que la foule indifférente passait sur la place, et que les carillons s’égosillaient dans les airs.

De temps en temps, Valentin, qui était attaché à la roue, et auquel on oubliait de donner à manger, levait les yeux vers la voiture, devinant qu’on y était bien malheureux.

Vous dire les heures d’agonie que je comptai dans cette belle ville, serait bien impossible, et je ne sens jamais mieux que là, ce que peut être la détresse, dans laquelle Dieu laisse tomber tant de pauvres gens.

Et tout mon désespoir n’était rien auprès de ce qui m’attendait. Le soir du second jour, le père m’ayant laissée seule pour chercher par la ville, et le soleil couchant rougissant la place et découpant les toits aigus, j’entendis venir de notre côté une grande rumeur qui augmentait à mesure qu’elle approchait.

Je regardai à la fenêtre et je vis une troupe de femmes, que je reconnus bientôt pour des béguines, quoiqu’elles n’eussent pas le costume religieux. Elles s’avançaient en levant les mains, et au bout de leurs mains il y avait des menaces. Elles entourèrent la voiture en poussant des cris divers.

–Les voilà, disaient-elles. Ce sont eux qui portent la peste: la bohémienne est venue empoisonner le béguinage, et cinq de nos sœurs sont mortes depuis hier. Nous l’avons toutes embrassée, cette enfant de l’enfer.–Brûlons leur charrette!–Sauvons le reste de la ville. Qu’ils ne sortent pas vivants, ces donneurs de la mort! Vengeance!

Et d’autres cris plus cruels encore, monsieur l’abbé, et des actes qui succédèrent aux cris. Quelques-unes entrèrent. Une me prit l’enfant, en disant qu’elle allait broyer sur le pavé la tête du serpent. Une autre osa se jeter jusque sur la malade. Je me dressai: je ressaisis la créature. Je fis un bouclier de moi-même, contre les coups qui pleuvaient et les pierres qui arrivaient. J’éteignais le feu de mes mains à mesure qu’on le mettait avec une torche à la bâche.

Je défendis tout, à la grande meurtrissure de ma personne, et on m’arracha les cheveux et on fit couler mon sang. Mais Moab vivait encore, et j’avais repris l’enfant.»

–Sainte courageuse fille! interrompit Joachim d’une voix attendrie. Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes plus que chrétienne, si cela se peut dire?

Saloméa sentit son âme sourire.

Mais l’attention de Joachim ne demeura pas longtemps sur elle. Moab, les yeux fermés toujours, pencha peu à peu sa tête, et bientôt ce ne fut plus la boucle de cheveux qui glissa sur la main de Joachim, mais le front, qui s’appuya sur ses genoux.

Il lui sembla qu’il était touché par une forme d’un monde inconnu. Il avait au-dessous de ses mains une gerbe de parfums dans ces cheveux dénoués. Un être enivrant s’ajoutait au sien. Ce premier contact de la femme le fit entrer dans la région où il rencontra l’Eve éternelle qui attend les voyageurs sous les grands arbres. Il se serait bien gardé de se dégager de ce front dormant qui l’effrayait et le charmait.

Il pensait avec terreur que le jour allait venir et le découvrir, et il dit à Saloméa, par une politesse distraite et avec la certitude qu’il n’en ferait rien:

–Je vous écoute!

Elle continua ainsi, mais très-vite; car, elle aussi, elle avait ses sensations à savourer, ayant entendu un timbre du ciel dans la voix de Joachim:

«Le reste de la lutte ne fut pas long. La Belgique est un pays de liberté, à ce qu’on dit. Des magistrats arrivèrent, chassèrent le rassemblement et firent respecter notre pauvre propriété. La peur que Moab avait eue amena une réaction heureuse, et le lendemain nous nous en allâmes. La beauté de Moab était respectée. Car c’est une vraie beauté! Vous ne l’avez pas regardée encore. Vous la verrez!»

Joachim ne reconnut que l’histoire était finie qu’en n’entendant plus la voix de Saloméa. Ses pensées nageaient dans une ivresse terrible. Il devait dire quelque chose, pourtant, et répondit, donnant, sans le vouloir, le change à Saloméa:

–Dieu se plaît à faire naître des anges dans toutes les conditions, et il y en a dans votre famille. Se dévouer, souffrir pour les autres, c’est lui ressembler, et vous avez souffert. Aussi vous serez bénie.

La nuit s’éclairait peu à peu. Des profils de maisons se coloraient dans le lointain. Joachim ne voulait pas, en arrivant à Castagne, être surpris en cette compagnie. Avant de descendre, il s’attarda cependant à regarder la charmeuse qui s’appuyait sur lui, et que le sommeil semblait toujours tenir. La vraie aurore n’était pas au ciel, mais dans la couleur de ses cheveux d’or. Il pensa qu’il y aurait un homme qui verrait tous les matins s’ouvrir, à côté des siens, ces yeux noirs et, pour la première fois, il trouva que la loi de l’Eglise était bien sévère qui interdisait cette joie et en faisait une mauvaise action; il se souleva doucement, et le front de la jeune fille retomba sur le matelas.

Juliuz s’approcha du marchepied.

–Est-ce Castagne? demanda-t-il.

Joachim vit se dessiner à cent pas la maison de sa mère, précédée par une cour, sur le fumier de laquelle un coq et son entourage s’évertuaient à chanter le jour. Il eut très-peur, et répondit précipitamment:

–Oui, c’est le village!

Il se leva.

–Merci, dit-il à Saloméa. Je me souviendrai toujours de votre hospitalité.

Son cœur battait tant qu’elle ne trouva pas une parole à répondre.

–Resterez-vous longtemps à Castagne? reprit-il.

C’était peut-être une façon de lui dire qu’il la reverrait si elle faisait quelque séjour.

–Nous ne restons jamais, répondit-elle. Mais c’est mon père qui décide.

Joachim porta encore les yeux sur la dormeuse; puis il étoulfa un soupir en s’indignant, et sauta sur la route; il n’avait pas conscience de ses mouvements.

–Adieu, monsieur Juliuz, dit-il; je vous répète que si vous avez besoin de quelque chose, vous devrez venir chez moi. Voici où je demeure.

Il montra la maison. Les fenêtres étaient encore fermées; mais la porte était ouverte. Madame Simon devait se tenir déjà dans son étable. La voiture alla à l’autre bout de Castagne, et se remisa le long d’un étang solitaire au bord des bois, et sur l’autre rive duquel se groupaient encore quelques maisons.

Les deux dormeurs étirèrent leurs bras, quand le cheval ne marcha plus.

–Pourquoi que tu as mis ta tête sur les jambes du monsieur? dit Equinoxe à Moab.

–Pour lui donner des idées. Tu sais bien qu’il est riche, répondit-elle.

Les filles de Bohême

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