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II

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Le lendemain, M. le curé Morétain, qui se levait de bonne heure, aperçut la voiture des Juliuz stationnant en face de sa maison.

Il avait cru devoir se constituer l’ennemi personnel de ces mécréants qui ne font jamais baptiser leurs enfants. C’était lui qui avait obtenu du maire la mesure qui les concernait. Il tenait à passer pour un homme sévère, et ne donnait que des conseils implacables qu’il démentait quotidiennement dans l’application.

Il regarda devant ses fenêtres, très-disposé à être mécontent.

La famille se préparait pour la foire. Saloméa arrangeait en tas les corbeilles de toutes dimensions qu’elle devait aller proposer aux portes des maisons; Juliuz brossait son manteau avec un chardon et redressait les bosses de son feutre pour faire moins peur à l’autorité; Moab était descendue à la rivière, trempait légèrement dans l’eau ses mains et son visage, et mouillait ses bandeaux blonds pour qu’ils parussent plus brillants; Equinoxe étrillait Valentin et lui vantait les grâces du pays en discours superbes. Ce tableau paisible, sous les beaux rayons du soleil levant,–car la pluie avait cessé et tous les nuages s’étaient fondus dans un azur d’automne–ne désarma point le courroux que M. Morétain croyait avoir. Il se regardait comme personnellement offensé par la tolérance du maire, et se reprochait d’avoir eu un sommeil trop rapide le soir précédent, puisqu’il n’avait pas entendu arriver la voiture damnée. Il se disposait à aller frotter les oreilles de M. le maire, lorsqu’il rencontra sur l’escalier sa servante Alacoque.

C’était un personnage assez apoplectique, ce M. Morétain, avec ses soixante-six ans. Il avait commencé par être soldat, puis sergent-major, et aurait pu joindre ainsi l’intolérance du commandement militaire à celle du dogme, si une bienveillance naturelle n’avait pas tempéré sa raideur d’apparence. Le premier mouvement était la colère et l’injure, le second le repentir et le bienfait: jamais il n’était plus généreux qu’après avoir été dur.

–Avez-vous ouï quelque chose hier au soir, et le gouvernement a-t-il fait son devoir? demanda-t-il à Alacoque.

–Certes, monsieur le curé, j’ai bien assez de rhumatismes pour ne pas reposer quand il fait un temps comme celui de l’autre veillée. Monsieur le maire a envoyé son garde pour chasser ces gens, mais il y a des personnes toujours disposées à trouver à redire à ce qu’ordonne l’autorité.

–Dans quel quartier logent ces conscrits-là? Je les enverrais volontiers à la salle de police; mais monseigneur ne veut rien entendre à mon idée d’enrégimenter mes paroissiens, et cependant l’Église se meurt faute d’être commandée. Donnez-moi le nom des émeutiers.

–Je ne veux trahir personne; mais vous n’avez pas besoin de sortir de la cure pour trouver celui qui a tout fait.

–L’abbé Simon?

–Hélas! il se perdra par les mauvaises connaissances, ce cher enfant.

–Laissez-moi.

M. Morétain s’assit sur une des marches de l’escalier, car il sentait venir un étourdissement, et lorsqu’il fut à peu près remis, il monta à la chambre de Joachim.

Le jeune homme, déjà habillé, faisait à genoux sur le carreau sa longue prière matinale. Le soleil arrivant par la fenêtre éclatait sur la teinte rosée de ses joues que les macérations ne réussissaient pas encore à amortir; ses cheveux plats et très-bruns se collaient abondamment sur ses tempes. Il n’avait presque pas besoin de se raser, et sous ce rapport ressemblait peu à ses confrères du séminaire, qui avaient des velléités de barbes de zouaves, réprimées deux fois par semaine. Ainsi replié sur lui-même, on voyait qu’il était grand et fort. Ses yeux, qui voulaient se lever dans l’extase de la contemplation, laissaient deviner des pensées étrangères à la dévolion et renvoyaient une clarté douce. Il aurait été assez beau garçon sans son triste costume; et malgré l’éducation, il trahissait dans ses gestes et dans son accent une nature supérieure au milieu où on l’avait placé. Ce qui émanait le plus de lui était une sensation d’esclavage mais non de révolte.

Le curé entra brusquement.

–Monsieur Simon, dit-il, votre mère vous a envoyé à la cure pour y apprendre l’humilité, et si vous continuez vos pratiques de tous les jours, en me démontrant ainsi que je n’ai aucune action sur vous, je serai forcé, à mon extrême regret, de vous prier de retourner très-prochainement à Castagne.

M. Morétain ne s’était pas aperçu que Joachim était en prières. Celui-ci ne répondant rien et ne se relevant pas, le curé n’osa pas l’arracher à sa méditation, et dut se promener dans la chambre, impatient de ne pouvoir pas punir une impertinence irréprochable.

Au bout de cinq minutes, Joachim se mit debout, et après s’être incliné:

–Pardon, monsieur le curé, dit-il, je n’ai pas complétement entendu vos reproches; soyez assez généreux. pour les préciser.

M. Morétain ouvrit la fenêtre, afin de se rafraîchir le sang.

–Je ne reprendrai pas vos actes un à un, monsieur, continua-t-il; ce serait douloureux à raconter et peut-être à entendre. Je veux seulement vous parler de votre conduite d’hier soir. Vous n’ignorez pas que le passage des bohémiens dans ma paroisse est toujours une occasion de scandale, et que j’ai ’dû prier la mairie de sévir contre eux. Pourquoi êtes-vous intervenu pour protéger ceux qui sont dans cette voiture?

–Parce que le temps était horrible, monsieur le curé, et que je ne pouvais pas me résigner à voir chasser de pauvres gens sous cette pluie. Vous vous êtes retiré de bonne heure, autrement vous auriez été de mon avis. L’Evangile ordonne d’être particulièrement humain pour les voyageurs. Si j’avais été ici chez moi, je leur aurai ouvert la porte et je les eusse abrités.

–Heureusement que vous n’êtes pas encore installé, monsieur l’abbé! Votre cure menace d’être un assez joli réceptacle. Mais enfin quelle a été votre raison? Connaissez-vous ces vagabonds?

–Non, monsieur.

–Qui vous les a recommandés?

–Leur misère.

–La misère est souvent le désordre.

–Qui le guérira, sinon nous, monsieur le curé?

–Gardez votre morale pour vous, monsieur Simon, et ne prétendez pas me donner indirectement une leçon. Vous vous êtes peut-être aussi porté caution pour les dilapidations de ces gens-là?

–Oui, monsieur.

–Ah! vous avez donc vos poches toujours pleines?

–J’écrirai à Castagne.

–Vous n’écrirez à personne, reprit M. Morétain, qui commençait à se repentir, et j’espère bien que vous ne vous adresserez qu’à moi quand vous aurez besoin de quelque chose.

–Merci, monsieur le curé. Mais j’aurai fait de la générosité à bon compte. Ils se conduiront honnêtement, j’en suis sûr.

–Il n’y a pas d’honnêteté en dehors du catholicisme, et votre libéralité vous ruinerait vite. Il est vrai que tout le monde n’a pas la fortune de votre mère. Mais elle ne s’en est pas encore dessaisie, que je sache. Ne vous endettez point, durant votre séjour à Noisy-Ie-Châtel.

–Ma mère est loin de la richesse, monsieur; mais elle ne laissera jamais en péril un engagement que j’aurai pris.

–Trouvez bon que je vous en débarrasse. Je vais chercher M. le maire, et il viendra des gendarmes à la foire pour prêter main-forte à la loi. J’exige que vous m’accompagniez à la mairie.

Joachim allait résister respectueusement, car il n’était pas d’un tempérament à céder, ayant le droit pour lui; mais on frappa à la porte lorsqu’il ouvrait les lèvres.

Les deux soutanes parurent en même temps à la fenêtre.

Les visiteurs étaient Juliuz et Saloméa, qui apportaient une belle provision de corbeilles.

–Ils viennent nous relancer! s’écria M. Morétain.

Puis, se penchant sur l’escalier qu’il avait regagné:

–Alacoque, dit-il, je vous défends d’ouvrir. Je n’y suis pas. Ne donnez rien.

Les coups sur la porte continuaient discrètement.

Alacoque, au bout de quelques instants, se montra au bas de l’escalier.

–Monsieur le curé, cria-t-elle, je crois qu’ils demandent après M. Joachim. Que faut-il faire?

–Il faut les recevoir! dit Joachim en descendant.

–Il ne me convient pas que ces drôles-là mettent le nez dans mon presbytère! s’écria le curé.

–C’est bien, monsieur, je les verrai en pleine rue, répondit Joachim.

M. Morétain haussa les épaules et rentra dans son appartement, dont il ferma violemment la porte. Il revenait à sa première manière.

L’abbé s’avança sur le chemin. Alacoque le suivit, non moins mécontente que son maître.

–Que me voulez-vous, mes amis? demanda Joachim.

Juliuz porta la main à son chapeau.

–Vous nous avez rendu un grand service, hier au soir, dit-il. Nous ne pouvons pas grand’chose pour vous témoigner que nous ne sommes pas ingrats, mais vous nous ferez honneur et plaisir à tous en acceptant cette corbeille, qui est l’ouvrage de ma fille aînée.

Ceci fut dit avec une dignité très-simple, relevant le prix du cadeau. Joachim ne pensa pas un instant à refuser. Il souffrait de n’être point en situation de les mieux remercier.

–Je me servirai de cette corbeille quand je serai prêtre, et j’y ferai passer le pain bénit le dimanche, en me rappelant la famille à qui je la dois, dit-il. Si je puis jamais vous être bon à quelque chose, ici ou ailleurs, n’oubliez pas mon nom: Joachim Simon. Maintenant, allez à vos affaires. Je me reprocherais de vous retenir.

Alacoque regardait avec envie la belle corbeille:

Saloméa fit un pas vers elle. Elle avait jugé la situation en fille de tact.

–Si mademoiselle avait besoin d’un panier pour son ménage? en voici un, fit-elle. On peut y mettre son marché.

Alacoque était défiante.

–Pour combien me le laisserez-vous? dit-elle.

–Pour rien, mademoiselle. Il m’est agréable que ce panier reste dans votre maison.

Alacoque était reconnaissante. Peu habituée à des prévenances, depuis que l’arrière-saison était descendue sur elle, son cœur s’émut, et elle ne consentit pas à rester en retard de générosité.

––Il y a beau temps que le soleil brille, et vous n’avez rien pris, dit-elle aux étrangers. Vous me permettrez de vous offrir un verre de vin dans la salle de M. le curé. Justement j’ai de la galette de la foire.

–Quoi! vous osez!. murmura Joachim. M. Morétain ne vous le pardonnera pas.

–M. le curé est mon confesseur. Je lui avouerai la chose, et il faudra bien qu’il me donne l’absolution.

Juliuz était très-fier de l’invitation. Il se sentait posé dans le pays. D’ailleurs, il ne buvait pas de vin deux fois par an, et il n’avait pas le courage de repousser la tentation. Et puis la liqueur de la vigne devait être exquise sur ces coteaux modérés, comme les nomme Sainte-Beuve. Saloméa déposa sa provision de corbeilles dans l’antichambre.

–A l’ordinaire, ceux de votre pays ont une famille nombreuse, dit Alacoque à Juliuz. N’avez-vous pas d’autres enfants?

–Celle qui me les donnait est au cimetière, répondit-il. Mais j’ai encore une petite et un petit.

–Allez les quérir pour qu’ils goûtent du gâteau.

–Le petit est en course, répondit Juliuz en rougissant; voici Moab de l’autre côté de la route. Je vais lui faire signe de venir, quoiqu’elle ne soit guère propre.

–Mais elle est très-avenante, au contraire, répondit Alacoque, qui était en veine d’affabilité. Vous faites de beaux produits, vous autres, et c’est grand dommage que vous ne fassiez pas des chrétiens.

–Qu’en savez-vous? dit Juliuz. Nous n’avons pas de prêtres à nous, voilà le malheur; mais quand nous sommes riches, nous nous payons le baptême.

–On baptise pour rien! dit Joachim.

–Oui, mais il y a les faux frais.

Moab traversa la route à l’appel de son père.

Elle s’était trempée dans la fraîcheur de l’aurore et de la rivière. Ses cheveux étaient plus blonds et ses yeux plus noirs que la veille. Elle avait mis une casaque rouge qui faisait valoir, en la serrant, sa taille adolescente. Elle était si jolie que Joachim rougit quand elle s’approcha de la maison, comme si ç’avait été un péché de se trouver près d’une créature si favorisée.

Saloméa semblait rayonner de la gentillesse de sa petite sœur.

–Viens ici, lui dit-elle, et remercie M. l’abbé qui nous a fait l’honneur de nous inviter à sa table.

–Ce n’est pas moi! commença Joachim; mais il s’arrêta, car Moab levait sur lui ses yeux éblouissants.

–Tiens! dit-elle tout haut, c’est si jeune que ça, un abbé?

Alacoque avait été en avant pour mettre quelque chose sur la nappe. La salle qui était la pièce de réception chez M. Morétain, se trouvait au rez-de-chaussée, à droite du vestibule. Elle servait à plusieurs usages, et c’était là que se tenaient en été les conférences avant le repas qui les complète et les grise. C’était la seule chambre à feu de la maison, car M. le curé conservait des habitudes militaires. Un vieux sabre d’ordonnance, entre deux épaulettes, faisait vis-à-vis sur le mur à un Christ en ivoire. Il n’y avait qu’une table à manger, quelques chaises en osier et un prie-Dieu pour les pénitents qui ne pouvaient pas se rendre à l’église. On sentait partout une saine odeur de fruits qui venait de la petite armoire où Alacoque conservait les récoltes du verger.

Elle mit dehors une bouteille de vin blanc, quelques pêches et la galette promise.

On entendait se promener en haut M. Morétain, qui se doutait de la collation, mais qui n’osait pas descendre, car il aurait renvoyé Alacoque du coup, et cela tirait à conséquence.

–Asseyez-vous, dit-elle aux bohémiens.

Joachim se plaça entre Saloméa et Juliuz. Moab ne prit pas de chaise et tourna par la salle pour regarder partout, quoique l’ameublement ne fût pas très-curieux. Mais elle n’était pas blasée sur les intérieurs. Elle dépliait un peu les serviettes arrangées en pile sur une chaise, et entr’ouvrait presque l’armoire, tout cela distraitement et comme une somnambule.

Ses allures hardies et mystérieuses faisaient con traste avec la sévérité de la pièce. Elle apportait sa grâce furtive aux angles des murs. Elle donnait un reflet jeune à toutes ces vieilles choses. Sa tête fine incrustait-le souvenir d’une médaille sur ces boiseries ver moulues. Joachim remarqua involontairement tout cela. Il lui semblait qu’il verrait toujours la bohémienne passer dans cette triste pièce, et qu’il resterait toujours une odeur de femme dans le presbytère. Il faisait très-mal en la regardant, et malgré lui ses yeux la suivaient, comme le vent suit la colombe qui vole dans le ciel. Il n’avait jamais eu si chaud, ni si froid. Il se plongeait dans tous les mouvements de cette grâce sauvage. Juliuz souriait; il se réjouissait de tous les triomphes de sa race. Quant à Moab, elle n’avait aucunement conscience qu’elle pût être coquette dans ses évolutions.

–Vous ne mangez rien, ma fille? lui demanda Alacoque.

Moab cassa un petit morceau de la galette et le porta, comme par obéissance, à ses lèvres. Sa pensée allait à autre chose qu’à la gourmandise.

–L’enfant n’est pas forte mangeuse, dit Juliuz pour l’excuser.

––La jeunesse, ça se nourrit quasiment de chansons, répondit Alacoque en riant.

Moab s’était avancée vers la fenêtre, et regardait le va-et-vient de la foire qui commençait. Son haleine marqua sur la vitre. Elle y porta le doigt et traça un caractère d’un dessin bizarre qui n’appartenait à aucun alphabet. Joachim le vit et désira qu’il ne s’effaçât jamais.

–Si M. le curé était ici, fit Alacoque en s’adressant à Moab, il dirait que vous écrivez au diable.

–Le diable n’est pour rien dans ce qu’elle écrit, et d’ailleurs, elle n’a pas été à l’école, plus que nous, dit Juliuz.

–C’est peut-être un signe de la cabale, reprit Joachim, qui ne pensa que trop tard que personne ne pouvait comprendre sa réflexion.

–Nous ne connaissons rien de rien, dit Juliuz. Si nous prédisons l’avenir, c’est parce que Dieu le met dans les lignes des mains.

–Vous annoncez la bonne aventure? s’écria Alacoque.

–Bonne ou mauvaise.

–Il ne convient pas de s’amuser de cela, reprit Saloméa. Ce serait un malheur de savoir ce que le sort réserve. Et d’ailleurs, c’est menterie et simagrée.

–Tais-toi! reprit sévèrement Juliuz, tu offenses l’âme de nos anciens.

–Simagrée ou non, dit Alacoque, j’aimerais à savoir mon compte. Je donnerais la moitié de mes économies à qui m’assurerait que j’irai en paradis.

–Nous ne voyons rien après la terre, dit Juliuz, mais Moab est plus adroite que moi. Quelquefois on se repent de l’avoir interrogée. Ne lui demandez rien.

–Et si ça me plaît d’avoir peur? reprit la vieille servante. Et puis M. l’abbé ne me laissera pas en affront. Je parierais qu’il voudra apprendre toutes choses quand il sera évêque.

–Je n’ai pas tant d’ambition, dit Joachim. Au reste, les sciences occultes sont condamnées par l’Église, et mon confesseur est moins débonnaire que celui de mademoiselle Alacoque.

Alacoque tira Moab par sa jupe, et l’amena vers la table.

–Dites ce que vous voyez, reprit-elle en mettant sa main maigre sous les yeux de Moab.

Celle-ci eût aussitôt une physionomie sévère. On eût dit qu’elle s’approchait d’un Dieu. Sa voix changea de ton. Son œil eut un éclat sibyllin. Ce n’était plus l’enfant indolente de la minute qui précédait. Elle regarda les lignes de la vieille fille, lesquelles s’écartelaient de rides, puis elle dit rapidement:

–Vous avez aimé un militaire dans votre jeunesse, puis ce militaire s’est habillé de noir.

–On ne vous demande point le passé, interrompit vigoureusement Alacoque.

–Vous ne deviendrez jamais riche, continua Moab; vous resterez très-bonne, tout en vous donnant l’air d’être grondeuse. Vous survivrez au militaire. Vous mourrez sans vous en apercevoir.

–Et je ne me plaindrai de rien! j’aurai bravement fait mon temps! s’écria Alacoque. Merci, la belle fille! Il n’est pas donné à toutes de rencontrer un militaire dans leur jeunesse et de le garder presque toute leur vie. Je vous en souhaite un pour vous récompenser de votre honnêteté.

–Nous avons horreur de ceux qui répandent le sang, interrompit Juliuz. Ma fille n’aimera jamais un soldat.

–Non, mon père.

Elle dit cela avec l’accent d’une conviction parfaite.

Ensuite elle fit le tour de la table, et, s’arrêtant devant Joachim, elle lui prit hardiment la main, en disant:

–Etes-vous curieux, vous?

Il s’était juré qu’il ne consulterait pas la bohémienne; mais il n’avait jamais eu dans la sienne une autre main de femme que celle de sa mère. Ces petits doigts nerveux et souples firent tressaillir ses nerfs: il lui semblait qu’un être s’ajoutait au sien. Il voulut se lever; mais la force lui manqua, et la bohémienne de quinze ans le retint facilement.

Saloméa comprit que Moab exerçait une violence capricieuse.

–Tu ne dois rien faire contre la volonté des gens, dit-elle.

–Tant pis! Il a des lignes superbes. Si ce n’est pas pour lui, ce sera pour moi que j’y regarderai.

Et elle continua ainsi d’un ton sérieux:

–Votre sort est combattu. Je vois une incertitude dans le commencement. Vous avez une drôle de passion. Vous êtes repoussé, et il vous naît un enfant.

–Tu lis mal, interrompit Juliuz: les prêtres de France ne se marient jamais.

Joachim était devenu très-pâle et paraissait indigné. Il fit encore un effort pour ravoir sa main, mais Moab était toujours la plus forte.

–Je lis mal! continua-t-elle en jetant un regard de défi à son père. Mais venez donc voir vous-même. Sur cette main, il y a le sang d’un cœur. Il y a la lutte, le devoir, et par-dessus tout, il y a la bonne volonté. On le flétrira, on jettera des pierres quand il passera sur le chemin. Mais il marchera droit.

La ligne de vie est belle. Elle avance sans se détourner et emporte, quasiment comme un ruisseau débordé, les courants qui se jettent à travers elle.

L’amour flotte au-dessus. Le malheureux pleure, mais il arrive! Ah! je lis mal! mais vous voyez tous cependant que la science m’entraîne et que je tremble la fièvre! C’est-y vrai que les somnambules disent des mots qu’elles ne comprennent pas? Eh bien! je suis somnambule, et quand je vois luire les lettres de la vérité, je les nomme.

Alacoque regardait Joachim avec saisissement:

–C’est du gentil! s’écria-t-elle.

Quand Moab laissa retomber la main de Joachim, l’accès passa, et elle retourna vers la fenêtre, où elle s’amusa avec les mouches.

Joachim se leva à son tour. Ses lèvres tremblaient, sa voix était vibrante.

–Elle a raison! dit-il. Elle a distingué ma route dans les ténèbres; j’ai toujours eu cette ambition cachée de devenir missionnaire. J’aime les destinées militantes. J’irai chez les infidèles, et je serai bafoué. Cette voie de larmes et de sang, ce sera mon martyre! Cet enfant annoncé, ce sera un royaume que je donnerai au Christ, en échange de celui où il daignera me recevoir! Cet amour restera le sien! Bon accueil aux sanglots et aux blessures! Vive les aventures où on souffre pour Dieu! Qui n’a pas souffert, n’a pas vécu! Soyez remerciée, mademoiselle, et buvons à la destinée que vous m’annoncez.

Alacoque écoutait Joachim avec une inquiétude en même temps attendrie et dédaigneuse.

–Peut-on se monter la tête comme ça! dit-elle, parce qu’on a lu hier soir l’histoire des missions. Ce n’est plus de notre temps, ces bêtises-là.

Joachim ne répondit rien, prit la bouteille et remplit les verres. Il en porta un à Moab, qui ne fit qu’y tremper ses lèvres, et qui le lui rendit, comme pour l’inviter à boire après elle.

Saloméa avait été émue par cet enthousiasme qui avait saisi Joachim. Elle n’avait jamais entendu personne parler avec cette autorité, et porter ainsi un toast à la douleur sainte.

Elle trouva beau ce délire de la foi et celui qui l’exprimait, et ne soupçonna pas que le jeune homme s’y était peut-être jeté pour échapper à autre chose.

La famille traversa la route.

Saloméa devait aller vendre ses corbeilles avec Moab, Juliuz garder la voiture et le cheval, et Equinoxe marauder par la foire. Elle avait trouvé que Moab s’exaltait beaucoup trop quand elle était sur son trépied.

–Prends garde! lui dit-elle. Ne laisse pas la fée de l’avenir te maîtriser ainsi. Tu useras tes forces dans ces paroles. Ta mère est morte jeune et elle avait la fièvre comme toi, quand elle regardait dans les mains.

Moab se mit à rire.

–Ne t’inquiète pas! répondit-elle. Les mots me sont soufflés par je ne sais qui. Je ne suis pas plus fatiguée ensuite que si j’avais dansé avec mon tambour.

–Tu as annoncé à ce jeune homme un sort étrange. Est-ce que tu as dit tout ce que tu lisais?

–Ah bien! je ne me rappelle pas; pour sûr, tu as bien du temps à perdre, si tu penses à ce qui l’attend. Nous ne le reverrons jamais.

–C’est vrai, reprit Saloméa. Il a l’air très-bon, ce garcon, ce sera dommage de ne plus le rencontrer.

–Qu’est-ce que ça nous fait? Nous sommes les habitants des grandes routes. Personne ne s’y arrête. Il ne faut pas nous attacher aux passants.

–Oui, les amitiés nous sont défendues, continua tristement la sœur aînée. Cependant, tâchons de ne pas laisser de mal derrière nous. Le père ne peut nous entendre. Ce qu’il a dit pour cette roue m’inquiète. Comment se procurer tout l’argent qu’il faut? La vente des corbeilles n’y suffira pas.

–Je danserai.

–Tu es trop grande à cette heure, et c’est justement ça que je voulais te défendre. Occupe-toi à surveiller le petit et empêche qu’il ne prenne.

–J’essayerai, mais si le père me voyait!

–Il n’est pas encore arrivé grand monde à la foire. Tu as les doigts très-habiles, et si tu voulais t’occuper pendant deux heures, à finir ces paniers, nous aurions ce soir l’argent qu’il faut, et il serait gagné honnêtement.

–Travailler de mes mains! M’asseoir au bord du fossé! Ce n’est pas mon affaire, Saloméa. Mais sois tranquille! Je rapporterai des pièces de monnaie après lesquelles personne ne pleurera.

Elle prit un miroir dans la voiture, tordit ses cheveux avec ardeur, comme si elle avait tenu une gerbe, mit dans sa poche, sans que Saloméa le vit, une paire de castagnettes, revint sur la route et disparut du côté où la foule arrivait et faisait des taches dans le lointain de la rue.

Saloméa la suivit du regard en soupirant. Pendant les mêmes minutes, d’autres paroles s’échangeaient au presbytère.

L’ex-lieutenant Morétain avait, comme on l’a vu, la maladie de la colère contractée au bataillon, où elle donnait une note sonore au commandement. Mais, confiné dans un presbytère, il se la reprochait comme un péché mortel. Ne pouvant la vaincre entièrement, il lui cherchait un dérivatif. Tantôt, quand l’accès arrivait, il fumait sournoisement sa longue pipe, et l’ébullition se vaporisait; tantôt il lisait un ouvrage quelconque de M. Veuillot, et c’était de l’homœopathie et de la prudence, car la colère poissarde de ces pages dépassait toujours la sienne qui était saine; il redevenait relativement calme après avoir lu. Il lui fallait chercher des remèdes jusqu’à ce qu’il arrivât à la bonté qui le guérissait toujours. Cette fois-là, mis hors des gonds par la maladresse d’Alacoque et la. désobéissance de Joachim, il trouva un remède dans la dissimulation et se satisfit, tout en devenant pacifique.

Il descendit dans la salle, aussitôt que les bohémiens en furent sortis, et il y trouva l’abbé.

–Mon ami, lui dit-il, j’ai entendu le discours très-édifiant que vous venez de tenir à ces malheureux, et je vous avoue que, tout en l’admirant, j’en suis effrayé.

–Vous m’avez écouté, monsieur le curé? répondit Joachim avec un accent de reproche.

–Vous savez que, dès le séminaire, il incombe aux supérieurs d’écouter les élèves, pour maintenir la sûreté de la direction. Ce n’est pas que j’approuve cet espionnage; mais c’est la consigne. Le plancher est mince, et j’ai reçu vos paroles sans les chercher. Elles m’ont épouvanté, je vous le répète.

Joachim parut contrarié de cette apparence de mystère.

–Je ne vous comprends pas, monsieur le curé, dit-il. Je ne crois pas avoir rien proféré contre l’orthodoxie.

–A Dieu ne plaise, mon enfant. Vous avez plutôt été au delà qu’en deçà. Votre aspiration au martyre dans une mission émane d’une grande âme. Toutefois, elle m’a étonné. C’est la première fois qu’elle se révèle. Il n’appartient pas à tous les jeunes hommes de se faire soldats, soit au service du pays, soit à celui de Dieu. Madame Simon ne vous a pas confié à moi pour que j’autorise cet apostolat. Elle a désiré que je vous initiasse tranquillement, durant quelques jours, à la vie modeste d’un curé de campagne. Votre imagination est partie en guerre. Vous m’édifiez, mais je ne peux pas assumer la responsabilité de votre héroïsme. Vous ne trouverez donc pas mauvais que je vous demande de retourner à Castagne.

Joachim fut fort ébahi de la conclusion. Mais le séjour de Noisy-le-Châtel lui ayant été imposé par sa mère, et M. Morétain lui étant respectueusement antipathique, il prit son parti d’une disgrâce qu’il ne se dissimula pas et se garda de protester.

–Quand devrai-je partir, monsieur? répondit-il.

–Vous trouverez des occasions ce soir même, à cause du retour de la foire. Je vous conseille d’en profiter. Je vous verrais avec grands regrets exposé aux dangers d’une aventure si glorieuse, et il est grand temps pour vous d’aller calmer votre cœur auprès de votre mère.

–Je vais faire mes préparatifs, monsieur le curé, et comme je n’aurai sans doute pas l’honneur de vous revoir, je me permets de vous adresser d’avance mes remercîments.

–Adieu donc, monsieur l’abbé, et bonne chance!

L’accès de M. Morétain allait beaucoup mieux; mais il n’était pas sans inquiétude sur la manière dont Alacoque prendrait le départ de Joachim.

Celui-ci remonta dans sa chambre pour faire sa malle. Jusqu’alors il lui avait été indifférent de se mettre en route; il ne laissait son cœur nulle part.

Les filles de Bohême

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