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III

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–Les foires sont une des institutions de la vieille France, qui, toutes dégénérées qu’elles soient, mettent le plus de résistance à disparaître. Elles sont encore au nombre dés forteresses éparses sur le sol où campe le paysan, ce maître du pays. Quand les chemins de fer départementaux rayonneront partout; quand le laboureur saura prendre dans les livres quelques sucs pour l’intelligence, quand les échanges, transportés par les ballons de l’avenir avec la rapidité de l’éclair, se feront en haut, la production ira directement au consommateur, et beaucoup de temps, gaspillé sur les routes et dans les cabarets, sera rendu au sillon, à la vigne ou à la culture morale. Maintenant elles sont (sauf pour les ventes du bétail, qui trouveront aussi un autre mode) des prétextes à l’oisiveté et à la dépense Stérile. L’uniformité plate des costumes leur a ôté le côté pittoresque. C’est partout le même arracheur de dents, le même parquet pour la danse, le même vis-à-vis en blouse à une crinoline grossière, la même bière sur les mêmes tables de café. Ne les prenez nulle part pour un des aspects de la démocratie. Elles sont sorties du moyen âge; elles montrent le serf échappé temporairement à la glèbe, se vengeant du seigneur en s’habillant comme lui, et n’attestant sa force que par le tumulte et la grosse joie.

Noisy-le-Châtel acceptait la tradition sans la modifier. C’est un bourg qui voit courir une rue unique et rectiligne, à peine coupée par quelques ruelles transversales, dans une des contrées les plus riches et les plus plates de l’ancienne monarchie.

Cinq fois par an, le capital s’engouffre dans ce canal sans issue. Le quadrupède effaré et enlevé à ses pâturages, bœuf, génisse ou porc; les oies amenées du bord des chemins, les canards transportés de leur mare dans la voie publique, y crient certainement moins que l’homme, pendant douze heures. Les pauvres vendus y ont une contenance plus fière que les vendeurs. L’atmosphère s’y épaissit, sous tant de respirations et de sueurs, mêlées aux cuisines des cabarets, et il faut des semaines pour que le vent l’épure dans la grand’rue. Dans tous ces mouvements des jeunes populations, il n’y en a pas un seul fait avec grâce; dans ce brouhaha de paroles, il n’y en a pas une dite pour la liberté. Ce sont, certes, les heures où le peuple pense le moins, et c’est pour cela qu’on les lui compte avec libéralité.

C’était l’ouverture de la classe; dans la matinée, l’instituteur avait donné congé à ses élèves pour ne pas les priver de l’enseignement de la foire. Tout commençait à grouiller dans le bourg quand Moab, échappée aux conseils de sa sœur, y arriva.

Le spectacle n’était pas nouveau pour elle, et ces bruits avaient entouré son berceau voyageur. Ellejugea la situation comme un impressario, et alla de suite vers les groupes d’où elle pouvait espérer faire tomber la pluie des petites pièces blanches ou rouges.

Elle allait toute seule, dans la confiance de sa vertu ou de sa hardiesse. Elle se faisait déjà remarquer par sa tête nue et sa jupe rapiécée et flamboyante. Elle choisissait son terrain, et sans autre préface que deux coups frappés sur son tambour, elle se mettait à chanter, puis à danser. Ce jour-là son auditoire fut particulièrement rébarbatif, et le cercle se forma lentement. On ne comprenait point les paroles de cette langue étrangère, on n’appréciait guère cette danse funambulesque. Les hommes trouvaient bien la bohémienne jolie, quoique un peu chétive, mais, malgré ses poses hardies, il y avait en elle une apparence sauvage qui arrêtait ceux qui auraient voulu aller loin avec cette petite personne protégée par son âge. Un père ou un frère pouvait intervenir subitement, au plus bel endroit du dialogue. Les gendarmes se promenaient parla rue, gardiens des innocences. L’argent se dépensait plus agréablement en consommations au café qu’en admiration dans la rue. Ni à Noisy-le-Châtel ni ailleurs on n’aurait pu citer encore une mésaventure sérieuse arrivée aux quinze ans de Moab. Pourtant, ce jour-là, dans le cercle, il y avait l’usurier Blanchecotte.

Blanchecotte comprenait son époque. Il savait que de toutes les marchandises, l’argent est celle qui rapporte le plus. Il avait vendu les terres qu’il tenait de sa famille, à Castagne, et n’avait conservé qu’un lambeau de pré, qui nourrissait ses vaches. Ces deux vaches étaient sa garantie d’honorabilité. Il les conduisait sur les marchés de toutes les foires de l’arrondissement; mais à aucun prix il ne les aurait vendues, habituées qu’elles étaient à ce manége.

Elles faisaient bonne figure sur le champ de foire. Blanchecotte les ramenait à l’auberge avec des malédictions sur la stagnation des affaires. Là, il se faisait donner une chambre retirée, et sa journée commençait. Les campagnards besoigneux et aventureux connaissaient l’escalier montant à cette pièce, bénie d’abord, maudite ensuite. Blanchecotte avait toujours sur lui cinq ou six mille francs en or ou en billets. Par pure obligeance, il prêtait ce qu’on lui demandait, sous la réserve que l’effet souscrit porterait le quart en sus de la somme fournie, et deux signatures. Les avances et les rentrées se faisaient le même jour, par les uns et par les autres. La banque clandestine devient ainsi une des lèpres des foires.

Pendant celle de Noisy-le-Châtel, la récolte de Blanchecotte avait été très-fructueuse, et à midi il se permit de descendre dans la rue, pour prendre sa part des distractions publiques.

Il avait soixante ans et ne s’était jamais marié, afin de conserver plus de liberté à ses mouvements, et, quoique sa fortune se fût arrondie plus que sa personne, il avait toujours été trop sérieux pour s’amuser; mais il ne se refusait pas quelques aventures économiques avec les filles d’auberge et les vachères. Cependant il se reprochait parfois de n’avoir jamais eu une maîtresse qui lui aurait fait honneur lorsqu’on raconterait son histoire dans le pays. Il rêvait donc, dans l’intervalle de ses protêts, aux jeunes filles inaccessibles, mais sans penser au mariage.

Il se mit dans le groupe qui écoutait Moab. Il y fut attiré par le bruit des castagnettes, rappelant celui des pièces d’or frappées les unes sur les autres. Cette fille qui avait des cheveux et des yeux comme personne, cette danse capricieuse et spontanée, ces regards qui noyaient ou brûlaient dans leur infini ou leur flamme, ce mélange d’effronterie et de pudeur, ces gestes indéterminés et ces phrases incomprises qui pouvaient contenir des appels à l’amour, agirent avec violence sur l’imagination de ce paysan, peu habitué aux ruses de la femme. Il se dit avec terreur et orgueil que cette demi-courtisane devait être vierge. Il vit cette beauté diabolique, installée pendant quelque temps dans sa maison de Castagne, et se montant à la fenêtre pour faire enrager les jeunes gens. Il nsa que, sortie de la pauvreté, elle ne lui coûterait pas

cher, et toutes ces raisons, avarice, luxure et surprise, donnèrent de l’intensité à ses convoitises. Moab emarqua le vieillard, et, certaine d’une admiration qui se déguisait peu, ce fut vers lui qu’elle se dirigea d’abord, avec son tambour de basque retourné, quand elle eut fini sa danse. Mais il était tellement absorbé qu’il ne comprit point la requête et ne mit rien dans la bourse improvisée. Cette déception fit faire un petit mouvement de dédain à la tête de l’Egyptienne, et Blanchecotte avait l’esprit perdu quand elle sortit du cercle pour ailer chercher fortune plus loin.

Il aurait donné ses deux vaches pour pouvoir lui parler.

Il la suivit à distance. Mais comment l’aborder?

Il était trop connu pour se permettre une démonstration dont son commerce aurait souffert. Avoir une maîtresse chez lui ne lui ferait pas beaucoup de tort; mais courir le guilledou ostensiblement pendant l’heure des affaires, entraînerait quelques-uns de ses clients vers des concurrents qu’il avait jusqu’lors réduits souvent au suicide. Cependant au degré de curiosité inconnue où il en était, il lui devenait impossible de ne pas essayer de parler à Moab.

La cohue se mettait vainement entre elle et lui. Il traversait les rangées de moutons, effleurait le grouin des porcs, renversait à moitié les boutiques des étalagistes, pour gagner quelque chose sur la distance. On le croyait occupé à la poursuite de quelque affaire de conséquence, et comme chacun pouvait avoir besoin de lui un jour ou l’autre, on lui ouvrait le passage. Quelques-uns lui tapaient sur l’épaule, et lui disaient tout bas: «Je vous rapporte vos dix pistoles,» ou bien: «Prêtez-moi dix écus jusqu’à la Noël, je vous en rendrai quinze!» Il n’écoutait rien. Elle allait recommencer ses exercices à un autre bout de la rue, où elle ne serait pas plus abordable qu’auparavant. Il obéissait à une force de magnétisme, sans que celle qui la lui envoyait en eût conscience. Cet accès ne pouvait point durer longtemps chez un homme aussi intéressé que le vieux paysan, mais il se maîtrisait.

S’il ne lui parlait pas, à cette heure, l’occasion serait perdue. C’était une fille de passage. Dans quelques instants, elle aurait rejoint sa voiture et sa famille, et le lendemain elle s’en irait sur toutes les routes de l’Europe. Plus l’impossibilité talonnait Blanchecotte, plus elle le jetait hors de sa voie. Il se maudissait de pouvoir si peu de chose, en se souvenant qu’il était si riche.

Déjà Moab s’arrêtait sur un monticule de boue séchée. Elle allait frapper sur son tambour, et le cercle se refermerait autour d’elle. Il n’y avait qu’une inspiration qui pût aider Blanchecotte.

Elle lui arriva.

Il coudoya une figure de vaurien. Cette figure appartenait à Equinoxe.

–Tu vois bien cette bande d’oies qui est renfermée dans ce panier auprès de ce marchand de tabac?

–Oui, monsieur.

–Casse les barres d’osier, et mets les oies eu liberté. Voilà quarante sous pour toi.

f Equinoxe se gratta la tête.

–Si on me voit faire, on me battra, dit-il.

–Je sais bien, mais tu auras quarante sous, et, si on te fait trop de mal, je te donnerai le double.

Equinoxe n’était pas encore convaincu.

Il voyait Moab qui se préparait à chanter, et à faire ensuite sa collecte. S’il lâchait les volatiles par les airs, ils se dirigeraient infailliblement du côté de l’attroupement formé autour de sa sœur, et le disperseraient avant qu’elle eût le temps d’opérer ses recouvrements.

Mais la recette vaudrait-elle quarante sous?

Certainement, non.

Il y a un peu de négociant dans le bohémien, même enfant. Il tendit sa main vers Blanchecotte et courut près du marchand de tabac.

L’opération ne fut pas difficile pour un drôle aussi adroit. Il brisa prestement la cage en osier, et eut l’air d’y avoir donné un coup de pied dans l’inadvertance de sa course. Cela fait, il se sauva. Mais, si prompte qu’eût été la retraite, le propriétaire de la cage avait vu la manœuvre, et signala le fils du bohémien par les cris qu’il poussa.

Les paysans indignés se mirent à courir après Equinoxe. Les oies n’hésitèrent pas à prendre parti dans la querelle, et, revendiquant la liberté qui leur était donnée, se traînèrent d’abord sur les pattes, et ensuite, s’enlevant sur leurs longues ailes, s’envolèrent avec des cris menaçants. La course des campagnards dispersa le groupe qui se formait autour de Moab. Elle n’était pas pusillanime en nature: mais les grandes ailes effleurèrent sa tête; d’ailleurs, elle fut entraînée par le courant et prit la fuite avec les autres.

Quelques voix dans la foule dirent que le délinquant était le frère de la gitana, et on parla de lui faire, à elle-même, un mauvais parti. Troublée par ces clameurs, elle choisit le premier refuge qu’elle trouva et entra dans une allée ténébreuse qui s’enfonçait dans une maison.

C’est là que Blanchecotte l’attendait.

Il avait calculé sa frayeur et la direction qu’elle prendrait.

Elle arriva haletante et pâle.

Il se montra, autant que l’obscurité le lui permit.

–Ne craignez rien, lui dit-il, je serai là pour vous défendre.

Moab reconnut le spectateur qui l’avait tant regardée et si peu payée.

–Vous pouvez bien parler de faire quelque chose pour moi! répondit-elle. Vous n’avez seulement pas su tirer un sou pour me dédommager de vous avoir montré mes jambes.

Blanchecotte sentit qu’il avait été dans son tort.

–Je suis prêt à tous les sacrifices, dit-il en s’approchant d’elle, et à cette fin de vous manifester le plaisir que vous avez fait à mes yeux et à mon cœur.

Elle avait déjà oublié sa terreur. Elle se mit à rire en le voyant de plus près.

–Votre peau est vieille comme celle qui est après mon tambour, dit-elle, et votre cœur ne doit plus savoir de chansons.

Les paysans des deux sexes se déclarent souvent leur amour avec des taloches. Blanchecotte interpréta les injures comme les chiquenaudes provocantes, et il répondit gaiement à Moab:

–Mes chansons chantent l’amour et les écus, et j’en ai tout plein à votre service.

Elle continua son rôle de coquette.

–Je me défie des vieux écus usés, reprit-elle. Ne me bouchez pas le chemin, je m’en irai quand tous ces imbéciles seront partis.

–Ils ne vous laisseront pas la place libre de longtemps, et vous serez forcée de quitter le pays. Vous passez par Castagne?

–Qu’est-ce que Castagne?

–Un brave pays! Et je veux qu’il ait souvenir pour vous, mignonne! Vous demanderez Nicolas Blanchecotte, près de la mare, et à quelque heure que vous vous présentiez, il aura toujours un billet de cent francs à votre service.

Blanchecotte trembla en proférant cette énormité. Cent francs prenaient pour son avarice la rotondité d’un million, et devaient donner la mesure de son amour. Moab fut éblouie par cette somme, et devinant qu’elle avait fait une vraie conquête, sans savoir au juste ce qu’elle lui coûterait, elle répondit:

–Il n’est pas besoin d’aller jusqu’en Castagne pour donner les cent francs, et si vous êtes assez généreux pour payer ainsi la place que vous aviez tout à l’heure, je suis prête à les recevoir. Chaque fois qu’on trempera la soupe, je penserai à vous.

Cette image ne fit aucun plaisir à Blanchecotte. Il ne tenait point à passer pour charitable et à entretenir la gamelle de ces affamés. Il se replaça sur son vrai terrain.

–Nous sommes loin de compte, mignonne, reprit-il. Si je prétends vous attirer dans ma maison, c’est pour vous y préparer une belle soirée. Je ferai cuire un morceau de veau, on débouchera la meilleure bouteille de la cave, et il y aura bon feu. Mais il sera inutile de parler à monsieur votre père de cette rencontre. Voyez si elle vous convient, et sachez que vous ne trouverez nulle part une amitié pareille à celle que je porte à vos grands yeux noirs et à vos jolies petites mains brunes.

–J’y penserai! reprit-elle. Castagne, le père Blanchecotte, près de la mare.

La foule n’avait pas vu Moab entrer dans l’allée et s’écoulait dans une autre direction. Moab se retourna vers la rue. Blanchecotte, que l’obscurité enhardissait, essaya de prendre des arrhes et d’enlacer un instant la gitana. Mais elle lui glissa des mains, et reporta au grand soleil sa belle pâleur qu’aucune émotion n’avait rougie.

Blanchecotte estima qu’il avait suffisamment sacrifié aux grâces pour ce jour-là, et se souvint qu’il devait donner des ordres à son huissier pour faire une saisie chez un malade insolvable.

Equinoxe avait réussi à perdre sa petite personne. Ce vol flamhoyant des oies lui donna des idées. Il en avait vu reluire quelquefois dans les boutiques des rôtisseurs, sous leurs robes d’ocre. Une de ces bêtes répandrait un parfum savoureux pendant la halte du soir, en tournant sur une broche improvisée au coin d’un buisson. Il entendait encore les cris de la bande effarouchée, qui avait traversé la rue et venait de reprendre pied dans un beau champ de luzerne, du côté du presbytère. Equinoxe courait plus vite que le gros propriétaire du troupeau volant. Il enjamba une haie, et tomba sur les oies, au moment où elles se remettaient de leur frayeur et songeaient à réglementer leur liberté nouvelle, à cette fin qu’elle ne fût exposée à aucun risque. Equinoxe se coucha sur celui des volatiles qu’on venait de proclamer président, en raison de l’importance de sa taille, lui serra le cou en un tour de main, repassa par un verger, regagna la route, jeta son magnifique gibier dans le fond de la voiture et reparut sur le champ de foire en affectant des airs d’innocence.

Pourtant le marchand avait retrouvé ses oies. Le compte n’y était plus. Il remplit les vergers de ses appels. Une vieille femme paralysée avait aperçu le ravisseur du haut de sa fenêtre et s’empressa de donner son signalement. De la sorte, des bruits fâcheux recommençaient à circuler sur Equinoxe au nord du village, pendant qu’il faisait si dignement sa rentrée au sud.

Son père lui avait recommandé de ne tenter que des affaires de peu d’importance. Il résolut de se maintenir dans la modestie de ce programme.

Une boutique de barbier attirait spécialement son attention. Il y avait foule de clients, prétendant se faire raser avant le bal, qui allait s’installer sur le parquet. Les hommes mariés, parmi les paysans, sont à peu près les seuls à laisser pousser toute leur barbe. Les beaux et les jeunes affluaient à l’officine, Ils s’asseyaient à tour de rôle sur le fauteuil, où ils étaient expédiés, et, avant l’opération, déposaient sur le bord de la fenêtre, qui une montre, qui une veste, qui une cravate. Les montres étaient sacrées pour la probité d’Equinoxe et n’attiraient pas mêm sa convoitise. Mais les cravates rentraient dans l’idéal de son ambition.

Elles avaient trop peu de valeur pour que leur disparition constituât une ruine, et ramassées en assez grand nombre, elles pouvaient être vendues ailleurs, et réaliser cette pluie de pièces blanches qui rafraîchissait le sommeil de Juliuz.

Les atteindre sur l’appui de la croisée ouverte était chose aisée, mais il fallait les atteindre sans être aperçu.

C’est là que se déploya le génie précoce du jeune bandit.

Les garçons attendaient leur tour de barbe, en surveillant de l’œil les hardes qu’ils avaient déposées. Il importait d’attirer leur attention pendant quelques secondes dans le fond de la pièce. Equinoxe avait toujours une toupie ronflante dans sa poche. Il en fit le sacrifice aux nécessités du ménage, se blottit derrière le volet et la lança habilement par-dessus la tête de l’homme qu’on rasait. L’effet espéré se produisit. La toupie ronfla bruyamment sur le carreau. Les têtes se retournèrent, et Equinoxe fit la rafle des cravates.

Par malheur, le mouvement devait être complexe.

Quelques montres se trouvant à côté des mouchoirs de soie furent accrochées et tombèrent. La fortune trahit l’audacieux, malgré le proverbe. Le bruit fit retourner les têtes. On eut le spectacle de la seconde fuite du bohémien.

Ce vol se compliquait d’un attentat présumé sur les montres. L’exaspération n’eut plus de bornes.

–Arrêtez-le! s’écria-t-on de la boutique.

–Il est quasiment de la couleur des négrillons. Il y a une voiture de maraudeurs arrivée proche de l’abreuvoir.

–C’est un fils d’Egyptien!

–Nous allons le jeter à l’eau!

–Ma pauvre montre est cassée: elle m’a été donnée par Philiberte pour la promesse de mariage que je lui ai faite de mon plein gré.

–Ou par force, à cause du petit.

–Tout ça, c’est la faute du maire.

–Je vous dis qu’il faut le noyer, pour l’exemple.

–Le maire?

–Non! le gamin!

Telles étaient les exclamations.

Des centaines de mains se jetèrent sur Equinoxe.

Il se vit perdu, mais il ne trébucha pas.

–Eh bien oui, c’est moi! Je cherche ma vie, le bon Dieu ne nous met pas la nappe tous les jours! dit-il stoïquement.

Il avait une figure charmante. Quelques femmes intercédèrent pour lui. Mais la foule l’entraînait du côté de la mairie.

Saloméa revenait de sa tournée par le village. Elle revenait les mains pleines et le cœur content. Elle avait bien vu un paysan parler de près à sa sœur; mais on lui dit que c’était un Blanchecotte, habitant Castagne, et elle ne s’inquiéta pas de cette familiarité pour le moment.

Alacoque, tout à fait gagnée, l’avait accompagnée auprès des portes, en la patronnant de ses recommandations. Les corbeilles étaient vendues et à bon prix. Saloméa rapportait dix-huit francs. C’était plus qu’il ne fallait pour raccommoder la roue. Un mouvement de coquetterie inaccoutumée lui arriva sans qu’elle en sût la cause. Elle pensait à se faire belle et à acheter une robe de cinq francs entrevue à un étalage. Elle remerciait Dieu de lui faire une journée si heureuse et devisait avec Alacoque de son emplette, quand elle entendit un grand tumulte autour de son jeune frère.

Elle fut foudroyée par la vérité. Elle se mit au-devant de la procession furieuse, et embrassa Equinoxe avec passion.

–Pardonnez-lui, disait-elle à tous; c’est un enfant! A nous autres, personne n’apprend ce qui est bien et ce qui est mal. Il n’y a point d’école pour nous! Il a dérobé pour avoir du pain. Il croyait bien faire. Que ceux auxquels il a causé préjudice se présentent: voici l’argent de mon travail; je leur rendrai tout, en leur faisant les excuses de la famille.

La beauté de Saloméa agissait sur les cœurs les plus durs. Les gens s’écartèrent de cette sœur qui avait jeté ses bras à travers leurs menaces.

Alacoque comprit ce retour à la pitié. Elle était connue pour distribuer largement l’aumône, et souvent de sa propre bourse, à la porte de M. le curé.

–Je vous assure que ceux-là sont de braves gens, dit-elle. Ils se sont présentés courtoisement chez nous. Le petit n’a pas la connaissance de ses actions. Relâchez-le.

–S’il va en prison, il est perdu! ajouta la sœur. En prison, il y en a toujours qui enseignent le crime. J’ai été sa mère, peu s’en faut. Il ne sera pas dit que j’ai tenu sur mes genoux un voleur. Rendez-le moi, je lui parlerai du bon Dieu.

–Ma foi, je ne porterai pas plainte! dit un des garçons, et si cette fille veut garder mon mouchoir de cou pour le mettre au sien, j’ai de quoi en acheter un neuf.

–Moi aussi, dit un autre.

Les mains qui tenaient Equinoxe se détendirent.

Saloméa cherchait dans sa poche.

–Nous n’accepterons rien! s’écrièrent les dépouillés. Vous êtes les vrais pauvres. Emportez notre butin que nous vous abandonnons de franc cœur.

–Pour cela, ce n’est plus juste, reprit Saloméa avec autorité. Il a dérobé. Il faut que nous soyons punis. Je ne reprendrai pas un sou sur cet argent. Partagez-le entre vous si vous voulez bien agir.

Elle déposa dix-huit francs sur la pierre d’un puits public, au bord duquel elle marchait.

Puis elle s’éloigna avec son frère et Alacoque qui pleurait.

On fut tenté de l’applaudir dans le peuple.

Equinoxe, auprès d’elle, se haussait sur la pointe des pieds. Elle crut qu’il voulait l’embrasser, et le souleva.

Mais lui, montrant du doigt l’argent abandonné:

–Tu es bête! dit-il à sa sœur.

Joachim passait par là. Il s’était arrêté dans les groupes et entendit toute la scène. Quand Saloméa fut seule, il l’aborda et lui dit:

–Vous savez que j’ai été la caution de votre famille, et vous allez me permettre de vous rendre cet argent.

Il lui mit un louis dans la main.

Elle tressaillit. Etait-ce humiliation? était-ce émotion de joie? Elle ne voulait ni accepter ni le blesser.

–Qui pourrait dire, répondit-elle, que cette générosité ne vous gênera pas?

–C’est parce que je ne suis pas bien riche, fit-il, que je me sens plus heureux de vous offrir cette petite somme. D’ailleurs, elle vous est due.

Il s’éloigna.

Elle ne le retint pas. Il lui sembla que Joachim venait de lui donner un gage: elle eut dans son cœur un frémissement doux, et elle fut bien plus heureuse en quittant la rue qu’en y arrivant.

Alacoque aurait volontiers embrassé le séminariste; mais il n’y tenait pas.

La journée s’était avancée, couvant un orage qui ne devait éclater que le soir sur la pauvre famille.

L’histoire des oies était arrivée aux oreilles de M. le maire. D’autres plaintes avaient circulé. Juliuz, qui avait été touché par les bonnes paroles dites au presbytère, ne fit aucun mal durant la journée, et pour économiser l’avoir de la famille, s’ingénia tout le temps à réparer sa roue lui-même. Il était habile et parvint à remplacer le charron. La tâche terminée, il alla voir Valentin dans le pré. Il était attaché à ce vieux compagnon de ses routes par autre chose que par l’intérêt. Valentin était immobile auprès d’un saule, et quoique l’herbe fût savoureuse à ses pieds, il n’avait rien mangé.

Juliuz eut un frisson, comme quand un malheur passe dans l’air. Mais ne voulant pas se décourager il se dit:

–S’il y a quelqu’un là-haut, il ne permettra pas cela! Il retourna vers sa voiture, chassant cette menace de sa pensée. Il alluma la lanterne et chercha des brindilles de bois pour faire cuire le repas du soir. Il était inquiet malgré lui et ne fuma pas sa pipe.

Les autres revinrent peu à peu.

Moab la première. Elle mit trois francs dans la main de son père. Mais elle se tut sur la promesse du billet.

Ensuite Saloméa et Equinoxe.

L’aînée ne rapportait rien et n’avait pas non plus ses corbeilles.

Il ne demanda aucune explication. Le monde de la foire s’écoulait par la route, et plus d’un montrait le poing dans l’ombre. Juliuz, qui aurait terrassé trois hommes d’une seule main, ne prêta aucune attention à ces gestes.

–Avec quoi souperons-nous ce soir? demanda-t-il à Saloméa.

Ce fut le triomphe d’Equinoxe. Il monta dans la voiture, et, tirant la grande oie par les ailes, il la fit voir de loin à son père.

Il y eut une minute de joie chez lui et de tristesse chez Saloméa.

Elle ne protesta pas, néanmoins, et réserva ses vingt francs pour une circonstance plus grave.

Juliuz voulut présider lui-même à ce festin inusité. Les passants étaient devenus rares, et ceux qui traînaient sur la route auraient été incapables, en raison de leur ivresse, de contrôler le repas. L’oie tournait majestueusement entre les mains de Juliuz, et faisait tomber dans l’assiette sa graisse odorante. La flamme claire égayait la nuit. Equinoxe regardait avec admiration.

Moab avait faim, à cause des exercices de danse faits dans la journée.

Le magnifique rôti était déjà dépecé. Les Egyptiens s’assirent sur le gazon. Ils coupaient leur pain.

Le garde champêtre parut de nouveau.

–Cette fois il ne servira de rien d’attendrir les voisins. M. le maire vous donne cinq minutes pour vider Noisy-le-Châtel, et vous êtes bien heureux qu’il ne vous fourre pas en prison.

–Partir! s’écria Saloméa, en regardant douloureusement le presbytère.

–Laissez-nous au moins souper! dit Equinoxe.

Juliuz était le plus atteint. Il avait une terreur telle, qu’il ne put que balbutier ces mots inintelligibles:

–Valentin est malade. Ayez pitié de nous, monsieur le garde.

–J’ai l’ordre de m’assurer de vos personnes, si vous faites résistance, dit le fonctionnaire.

Juliuz ne tenta pas une lutte dont le résultat n’aurait été que momentanément favorable; Moab jeta dans un panier les débris du repas si mal commencé; Equinoxe alla chercher le cheval.

Et la petite voiture partit.

Les filles de Bohême

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