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LE JUIF ERRANT

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Table des matières

Il y a près de deux mille ans, dans les rues d’une magnifique ville de l’Asie, de Jérusalem, un homme, jeune encore, passait poursuivi par les malédictions de ceux de son peuple. C’était Jésus de Nazareth, fils de Marie. La figure de Jésus ruisselait de sang et de poussière; depuis trois jours il avait souffert toutes les ignominies, toutes les brutalités des soldats romains; depuis trois jours, le sommeil n’était pas venu un seul instant fermer ses beaux yeux bleus rougis par les larmes; depuis trois jours, une goutte d’eau n’avait pas rafraîchi sa langue brûlante! Et maintenant il marchait courbé sous le poids de la lourde croix de chêne sur laquelle on allait le clouer au mont du Golgotha; il était si faible, sous les ardents rayons du soleil, que par deux fois il était tombé sur la route, et ses bourreaux sans pitié l’avaient battu de lanières et forcé de se relever.

Isaac Ashvérus Laquedem, le riche cordonnier, était, comme tous les Juifs de Jérusalem, sorti devant sa porte pour voir passer Jésus de Nazareth, fils de Marie, celui qui se disait le Roi des Juifs. Un long murmure mêlé de cris d’opprobre arrivait aux oreilles d’Ashvérus.

«Le voici enfin, le Prophète!» s’écria-t-il.

Et le condamné arriva devant la maison du cordonnier.

Voyant un escabeau devant la porte, Jésus de Nazareth s’y laissa tomber, épuisé de lassitude et de douleur. Mais à l’instant Isaac Laquedem le repoussa durement et lui dit:

«Je ne veux point que tu te reposes sur ce siège! Marche au gibet! marche, Roi des Juifs!»

Jésus leva les yeux sur le méchant cordonnier, et, d’une voix tonnante qui fit tressaillir la foule, il s’écria:

«Isaac Ashvérus Laquedem, parce que tu n’as pas eu pitié de mon malheur et de mes souffrances, tu marcheras sans repos jusqu’à l’anéantissement de toutes choses!»

Et le Christ s’éloigna, toujours portant la lourde croix de chêne.

Ashvérus était resté immobile, sans voix, comme pétrifié sous la malédiction de Jésus. Mais lorsque le cortège lugubre eut disparu sur la route du Calvaire, Isaac se sentit conduit comme par une force invincible. Il embrassa son vieux père et sa vieille mère, prit un noueux bâton de voyage et quitta sa maison, où jamais plus il ne devait reposer sa tête.

Isaac Laquedem sortit de Jérusalem et s’achemina vers la vallée du Jourdain. Ceux qui le voyaient passer se disaient:

«Quel est donc cet homme étrange qui arrive et disparaît presque aussitôt comme le ferait un lépreux ou un réprouvé ?»

Le soleil avait monté en son midi, puis était descendu vers l’Occident que le Juif maudit ne s’était pas encore un seul moment arrêté. La souffrance était venue; ses jambes alourdies vacillaient sous le poids de son corps, et à chaque instant il semblait au malheureux qu’il allait rouler sur les pierres de la route.

«Voici la nuit qui s’approche, pensa-t-il, je pourrai enfin reposer mes membres endoloris!»

La forêt était voisine, Ashvérus se coucha sur la mousse et ferma les yeux. Mais plus vite il dut se relever, tant ses souffrances venaient d’augmenter. Et le misérable Juif s’aperçut de toute l’étendue de son malheur. Il lui faudrait marcher sans repos jusqu’ à la consommation des siècles!

«Marche, Ashvérus! marche!» cria une voix dans la forêt obscure.

Et Isaac continua sa route.

Toute la nuit, il alla par les chemins déserts, les routes sauvages et les étroits sentiers des montagnes; et lorsque, bien loin à l’horizon, le soleil levant commença de lancer ses étincelantes fusées de lumière, Isaac Ashvérus Laquedem se trouva à l’entrée du grand désert d’Arabie. De quelque côté qu’il jetât ses regards, le Juif errant ne vit que sables brûlants, qu’une plaine immense sans un buisson, sans un arbre, sans même la plante la plus humble. Le vent, un vent effroyable, qui passait soulevant des tourbillons de poussière, frappait le malheureux au visage, l’aveuglait et desséchait sa gorge altérée déjà par la longue course. Combien il était à plaindre, le réprouvé !...

Tout à coup, Ashvérus poussa un grand cri de joie. Au loin, à l’horizon presque, se détachaient de noires silhouettes: c’étaient les chameliers du désert qui, en caravane, s’en allaient commercer, échanger leurs marchandises, les denrées de la Judée, contre celles des pays voisins.

Isaac plus vite marcha, et bientôt il les eut rejoints.

«Qui es-tu? lui dirent les chameliers. Qui es-tu, toi qui oses t’aventurer dans ces désertes régions?

— Je suis Ashvérus le maudit!

— Fuis loin de nous, si tu es maudit!

— Je me meurs de soif et de fatigue. Par pitié, laissez-moi rafraîchir mes lèvres à la bouche de vos outres! Et donnez-moi une petite place sur l’un de vos chameaux.

— Bois!» dirent-ils.

Isaac Laquedem saisit avec avidité l’outre qu’on lui offrait, et à longs traits il but cette eau délicieuse qui venait ranimer son corps affaibli. Mais lorsqu’il voulut monter sur le chameau, il n’y put parvenir; les voyageurs eux-mêmes essayèrent de le placer sur la monture: efforts inutiles! Isaac Ashvérus comprit encore que la malédiction du Christ restait pleine et entière, et qu’il n’avait désormais plus rien à espérer.

«Laissez-moi! dit-il aux chameliers. Laissez-moi à mon malheureux sort!

— Marche! marche, Ashvérus! s’écria la voix mystérieuse.»

Et Isaac Laquedem se remit à marcher, tandis que les hommes s’enfuyaient épouvantés.

Après la soif, ce fut la faim, la faim et ses déchirantes tortures, que souffrit le Juif errant.

Il avait franchi le désert et il était entré dans une grande et populeuse cité toute remplie de magnifiques maisons, de temples imposants et de palais de marbre. Et les habitants, voyant Ashvérus le maudit, s’enfuyaient de devant cet être étrange aux vêtements couverts de poussière et à la figure souillée de sueur.

«Un peu de pain!» implora-t-il.

Mais partout on le repoussa.

Ah! s’il avait eu quelque monnaie! Mais non, il n’avait pas même un denier lorsqu’il avait quitté Jérusalem pour entreprendre son éternel voyage!... Cependant il chercha dans la poche de son manteau, et il poussa un cri de bonheur: il venait d’y trouver cinq deniers!

«Du pain!» demanda-t-il en entrant dans la boutique d’un marchand et en faisant sonner sa monnaie.

On lui donna un pain.

«C’est six deniers!» lui dit-on.

Et de nouveau il trouva cinq autres deniers. Le Juif errant devait toujours posséder cinq pièces de monnaie!

Isaac Ashvérus Laquedem dévora le pain qu’il venait d’acheter, et, poussé par la force invincible qui le conduisait, il quitta la ville merveilleuse aux palais de marbre et d’or.

Ainsi marcha longtemps le Juif errant. Lorsqu’il voulait se reposer, ses souffrances étaient intolérables, la voix mystérieuse lui criait: Marche, marche, Ashvérus! et il reprenait sa course sans but et sans fin!

Un matin, Isaac Laquedem arriva au bord de la mer.

«Enfin, se dit-il, je vais pouvoir me soustraire à mon horrible destin! Je me précipiterai dans les gouffres sans fond de l’Océan et je terminerai ma misérable vie!»

Ashvérus monta sur le rocher le plus élevé et se jeta dans la mer. Les flots s’entr’ouvrirent avec un bruit épouvantable; avec bonheur, Isaac Laquedem se sentit descendre dans les gouffres où sont les baleines gigantesques et les terribles requins. Mais à peine eut-il touché le fond, qu’il remonta avec une vitesse vertigineuse et se retrouva sur les flots agités. La tempête vint avec ses vagues prodigieuses, hautes comme des montagnes, et le Juif errant, sans force contre la mer en furie, fut dix fois et cent fois lancé sur les rochers à pic et les falaises surplombantes. Enfin, une lame plus épouvantable alla le jeter bien loin sur la grève de galets roulés, et la voix cria:

«Ashvérus, marche, marche, sans trêve ni repos!»

Isaac Laquedem reprit sa course à travers le monde, sans souci des montagnes les plus escarpées, des gorges les plus sauvages, des fleuves les plus impétueux, des océans les plus immenses. Sur terre et sur mer il marchait, et ainsi il traversa de part en part l’Asie et l’Afrique, l’Europe et l’Amérique encore inconnue, et jusqu’aux îles sauvages de l’Océanie. Il vit le monde entier sous tous ses aspects: les déserts inhabités et leurs oasis de verdure; les plaines ensoleillées de l’Italie et de la Grèce; les monts neigeux des Alpes et des Pyrénées; les glaces des pôles; les forêts de pins de la grise Norvège; les bois ombreux de l’Écosse et de la France; les inextricables forêts vierges du nouveau monde. Et puis ce furent des peuples qu’auparavant il n’eût jamais soupçonnés; les uns à peau fine et blanche; d’autres aux yeux obliques et à la figure jaune; puis les nègres aux cheveux crépus; les Arabes de l’Afrique, les Indiens de l’Amérique. Il vécut de leur vie, mangeant des poissons et buvant de l’huile rance avec ceux de la Laponie ou de la Sibérie, des viandes crues avec les Tartares, des mets savoureux avec les Grecs et les Romains.

Cent fois encore, il chercha dans la mort un moyen d’échapper à ses souffrances. Un jour, il se jeta dans un palais embrasé, et les flammes le respectèrent; une autre fois, il s’offrit à la dent des crocodiles et aux griffes acérées des lions, et les terribles animaux s’enfuirent à son approche... Les années et es siècles s’écoulèrent; les hommes mouraient autour de lui; les héros tombaient fauchés par la maladie ou par les embûches des traîtres; les rois se succédaient sur les trônes; les générations disparaissaient; les empires s’écroulaient; mais Isaac Ashvérus Laquedem le maudit continuait de parcourir les mers et les continents: la mort ne voulait point de lui!

L’éternel voyageur devint ainsi l’homme le plus savant qui fût sur la terre. Il avait vu tant de choses dans sa course sans fin!... Oh! s’il avait pu s’arrêter et écrire le long récit de ses infortunes! Combien étrange eût été cette histoire! et combien véritable!... Mais non, à peine était-il permis au maudit de passer un jour de l’année à se reposer sous quelque toit hospitalier, et il lui fallait aussitôt repartir pour d’autres provinces et pour d’autres pays!...

Isaac Laquedem souffrait, mais il ne se plaignait plus. Il avait compris depuis longtemps la grandeur de sa faute et il en acceptait sans murmure le cruel châtiment. Autant jadis il était orgueilleux et méchant, autant il était maintenant doux et charitable. Sur son passage, il ne laissait que des bénédictions. Pauvres, malheureux, orphelins, mendiants, trouvaient toujours ouverte la bourse d’Ashvérus; ses cinq sous se multipliaient dans sa main, et il donnait aux infortunés que le hasard menait sur sa route.

Lorsque le Juif errant passait par les villes, c’était toujours un grand événement pour les bourgeois. On se pressait dans les rues, on s’empilait aux portes et aux fenêtres pour voir ce grand vieillard plusieurs fois centenaire, à l’épaisse et longue barbe blanchie par les siècles, et qui allait, allait, s’appuyant sur un jeune tronc d’olivier arraché jadis aux coteaux de Judée.

Le Juif errant! Ce nom magique sonnait comme un bruit de cloches!... Et longtemps on gardait le souvenir du malheureux Isaac Laquedem dont la touchante infortune faisait couler les larmes des yeux les plus durs!... On le vit, le voyageur maudit, traverser Rome et Paris, Vienne en Autriche et Berlin, Amsterdam et Bruxelles en Brabant. Trois bourgeois de Bruxelles l’arrêtèrent même au passage;

Jamais ils n’avaient vu

Un homme aussi barbu!

Comme le dit la complainte, qui lors fut écrite sur le Juif errant. C’est même à ces bonnes gens du Brabant que nous devons de savoir au juste l’histoire d’Isaac Laquedem. Mais, quoi qu’ils fissent, ils ne purent décider le malheureux à boire avec eux un verre de cette bonne bière de Bruxelles qu’ils voulaient lui offrir.

«Marche, Ashvérus, marche!» avait dit la voix mystérieuse, et il était reparti.

Isaac continua sa course, et, de Bruxelles, marcha vers l’Allemagne, traversa la Suisse et arriva dans les hautes montagnes de Savoie.

ISAAC LAQUEDEM ENVELOPPA L’ENFANT. (PAGE 54.)


Par une belle nuit d’été, fraîche et parfumée, alors que la lune illuminait de ses clartés fantastiques les grands pins plantés au flanc des monts, le Juif errant passait dans une profonde gorge des Alpes, lorsque des cris ressemblant à des vagissements d’enfant vinrent à frapper son oreille. Il se retourna et aperçut une troupe furieuse de loups entourant un petit être dont ils venaient de dévorer la mère. Isaac Laquedem, n’écoutant que son bon cœur, leva son lourd bâton et, se précipitant sur les bêtes féroces, lutta toute une heure avec eux. Les loups lui firent de cruelles morsures, mais il réussit à les assommer jusqu’au dernier et à sauver l’enfant.

Le Juif errant prit le pauvre garçon dans ses bras et le contempla longtemps en silence.

«Et pourtant, se dit-il, sans mon crime abominable moi aussi j’aurais pu être l’heureux père d’un joli enfant aux grands yeux bleus!... Puisque je n’ai point eu ce bonheur, je te prendrai pour mon fils d’adoption; ta mère est morte, je serai ta seconde mère; et plus tard tu béniras le nom du malheureux Ashvérus le réprouvé.»

Isaac Laquedem enveloppa l’enfant dans son manteau avec toutes sortes de précautions, et, le serrant sur son sein, il marcha doucement pour le laisser dormir en paix.

Le lendemain le Juif errant arriva dans un grand hameau de la Provence, bâti tout près de la mer, au milieu des orangers, des myrtes et des oliviers. Il alla frapper à la porte d’une petite chaumière de joyeuse mine à moitié enfouie sous les vignes vierges et les clématites. Une bonne vieille vint ouvrir et recula épouvantée.

«Femme, ne crains rien; je suis Isaac Ashvérus Laquedem, le Juif errant.

— Le Juif errant! C’est donc vous ce maudit qui marchez, depuis des siècles, courbé sous la malédiction du Christ?

— Oui, c’est moi!

— Alors, que voulez-vous?

— Tu vois ce petit être, bonne femme; veux-tu en prendre soin et l’élever jusqu’à mon retour?

— Hélas! murmura la vieille, je le voudrais bien, mais je suis si pauvre!... Cependant qu’importe! Cet enfant est si gracieux et si charmant, que j’en prendrai soin comme de mon fils. Je travaillerai davantage, me levant tôt et me couchant tard. Ce sera une bénédiction dans ma triste demeure.

— Tu as bon cœur, s’écria le Juif errant. Eh bien, je veux, non point te rendre riche, mais te donner une honnête aisance. Ouvre ce bahut.»

La vieille femme obéit; Isaac Laquedem plongea la main dans sa poche et en retira cinq sous qu’il jeta dans le grand coffre. Puis il recommença, et puis il continua. Comme il arrivait toujours cinq sous dans la bourse à mesure que le Juif errant en tirait cinq, ce fut toute la journée une pluie continue de pièces de monnaie qui tomba dans le grand bahut. La bonne vieille restait ébahie, regardant monter et monter encore le tas sans cesse grossissant qui s’empilait au fond du coffre. Et lorsque le soleil fut sur le point de disparaître à l’horizon, Ashvérus embrassa l’enfant et s’en alla en disant:

«Dans quinze ans, je reviendrai. Adieu!»

Sur la route, Isaac Laquedem ne songea plus qu’au petit être qu’il avait recueilli dans les montagnes de Savoie. Il forma mille projets pour lui, de ces projets que font les pères pour leurs enfants. Et il allait, il allait bien plus vite que par le passé, alors qu’il marchait sans but, tournant autour du globe, ainsi que le fait le bœuf traçant son sillon. C’est qu’il avait hâte de franchir les plaines et les montagnes, les mers et les continents, afin de revoir plus tôt son fils adoptif...

Le Juif errant passait d’un œil indifférent auprès des villes assiégées, des armées en campagne, des flottes s’abîmant sous les ondes. Son fils! son fils! c’était sa seule pensée. Son fils! c’était le mot magique qui ranimait ses jambes engourdies lorsque, fatigué, il se mettait à ralentir sa marche.

Isaac Laquedem marcha si rapidement, qu’au bout de dix ans il était à la maison de la pauvre femme. Et il était temps, car elle venait de mourir comme il franchissait le seuil de la demeure.

Son fils adoptif avait grandi. D’abord, il se recula effrayé en apercevant le nouveau venu; mais quand celui-ci l’eut longuement embrassé, il s’enhardit et se mit à jouer avec le gros bâton d’olivier.

«Qui êtes-vous? demanda-t-il.

— Je suis le Juif errant.

— Ah! c’est donc de vous que grand’mère me parlait chaque jour? N’êtes-vous pas mon père?»

Le Juif errant sentit son cœur se fondre à ce mot. Il embrassa plusieurs fois l’enfant; puis il songea à ce qu’il ferait maintenant de son fils adoptif. Et après y avoir longuement réfléchi, il le prit dans ses bras, et il l’emporta en Italie, dans une forêt des Abruzzes, où vivait un saint ermite de ses amis.

Combien cette course fut pénible pour Ashvérus! Enfin, il parvint à la forêt solitaire où le moine avait établi son ermitage. Le petit garçon pleura bien fort quand il lui fallut se séparer du bon vieillard qu’il nommait son père; mais Isaac Laquedem ne pouvait davantage s’arrêter; la voix était toujours là, criant: Marche, marche, Ashvérus!...

... Dix ans plus tard, le Juif errant revit son enfant; il était grand et robuste, et il faisait l’admiration du pieux solitaire par sa douceur, son obéissance et son amour pour l’étude. Ashvérus lui remit un gros rouleau de parchemin rempli de tous les secrets qu’il avait appris dans le cours de sa longue vie; et, parmi ces secrets confiés au manuscrit, il en était d’extraordinaires que cherchaient en vain les savants les plus justement renommés.

«Mon fils, dit Ashvérus, lorsque tu auras à fond étudié toutes ces choses, je reviendrai et j’aviserai à la voie qu’il te faudra suivre. Jusque-là, attends! »

Quand le jeune homme en fut arrivé à posséder les secrets précieux du parchemin, Isaac Laquedem le conduisit à Rome. Et bientôt le nouveau venu se fit remarquer parmi les docteurs les plus savants, qui, auprès de lui, n’étaient que de vulgaires écoliers...

Comme Ashvérus arrivait, un jour, dans une ville lointaine, par delà l’Océan, un étranger lui dit que son fils adoptif venait d’être choisi par les évêques et les cardinaux pour remplacer, sur la chaire de saint Pierre, le pape défunt.

Isaac Laquedem marchait péniblement. A peine si ses jambes usées pouvaient encore le porter. Mais que lui importait de souffrir! Il traversa le vaste Océan, et il arriva dans la ville de Rome.

Les cloches des basiliques, des églises et des couvents sonnaient à toute volée; jamais leur chant n’avait été si joyeux. Ashvérus s’avança à travers une foule immense qui remplissait les rues et se dirigeait vers le palais des papes.

«Quelle fête célèbre-t-on? demanda-t-il.

— Hé ! vieillard, lui répondit-on, ne savez-vous point que notre seigneur le pape se montre pour la première fois au peuple assemble?

— Mais n’y a-t-il pas des années qu’il fut élu par les évêques et les cardinaux?

— Non pas. Hier seulement.»

Isaac Laquedem resta songeur. Pourtant, c’était au fond de l’Amérique qu’il avait appris l’élévation de son enfant adoptif à la dignité pontificale!... Et, réfléchissant longuement, il se rappela que depuis son départ le soleil ne s’était couché qu’une seule fois: le Juif errant avait été prévenu par un génie ou par un ange; il avait franchi en un jour l’Océan, la France et l’Italie!...

Ashvérus fut entraîné par la foule toujours grossissante et porté jusqu’au palais où maintenant son fils régnait. Des acclamations enthousiastes retentirent; les cloches sonnèrent plus joyeuses; le Juif errant releva sa tête blanchie, et devant lui parut le nouveau pape, au milieu d’une suite imposante de prélats revêtus d’ornements magnifiques.

Comme le cortège allait passer, Ashvérus le maudit se recula. Mais tout à coup il tressaillit. Une main venait de se poser sur son épaule.

«Isaac Laquedem, mon père, je vous bénis!» dit une voix douce.

Le Juif errant releva sa grande taille voûtée, tandis que son fils l’embrassait tendrement.

«Ah! mon enfant! murmura l’heureux vieillard.

— Mon père, je vous bénis! répéta le pape. D’un malheureux orphelin vous avez fait le plus élevé en dignité parmi les hommes! Soyez béni!...

— Béni! Oh! non, mon crime est trop grand!

— Isaac Ashvérus Laquedem, l’heure de ton repos approche. Dieu a pris en pitié tes souffrances; il a vu d’un œil favorable le bien que partout tu as semé sur ta route; il a écouté mes prières. En son nom, je te dis: Marche, Ashvérus, marche! mais seulement jusqu’au jour où les hommes seront égaux, où la sainte fraternité humaine règnera sur la terre qu’éclairera l’ardent flambeau de la liberté !»

Quand le Juif errant voulut répondre à son fils, le cortège avait disparu.

Ashvérus reprit son noueux bâton de pèlerin et recommença son voyage. Mais combien il allait lentement! Sa barbe blanche tombait jusqu’à terre; ses genoux s’entre-choquaient; son bâton butait à chaque pierre de la route.

Le Juif errant revit les Alpes neigeuses, il remonta le long des rives agrestes du Rhin, et ainsi il parvint jusqu’auprès de la ville de Mayence.

Épuisé de fatigue, le malheureux s’affaissa et s’endormit dans une profonde caverne; pour la première fois depuis dix-huit siècles, il put reposer son corps exténué. Il dormit longtemps. Et lorsqu’il se réveilla, une ère nouvelle venait de s’ouvrir pour le monde. La Révolution française était victorieuse; le drapeau aux trois couleurs se montrait par toute l’Europe comme un signe rédempteur. Ashvérus, ouvrant les yeux, entrevit dans le lointain brumeux des cohortes de soldats se répandant fièrement par les plaines de l’Allemagne.

«Vive la France! criaient-ils. Tous les hommes sont égaux et ils sont frères!»

Isaac Laquedem, le Juif errant, tomba à genoux, leva les mains vers les guerriers et les bénit.

Puis, comme il restait prosterné, un son de cloches lointain vint à ses oreilles ainsi qu’au jour où il avait revu son fils à Rome; le son des cloches s’éleva, s’éleva, monta à des hauteurs inconnues et soudain cessa. Le Juif errant tomba sans vie. Jésus de Nazareth lui avait pardonné.


Les légendes de France

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