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LE ROI DES JOUEURS DE BINIOU

Table des matières

Francès Ar Morvan n’avait pas son pareil de Nantes à Tréguier, d’Auray à Morlaix, de Quimper à Mortagne, pour jouer de son biniou en toutes circonstances où l’on avait besoin de ses services. Aussi l’avait-on surnommé le Roi des Joueurs de biniou du pays de Bretagne.

Entre tous les airs de son répertoire, il y en avait un surtout que l’on disait capable de faire danser morts et vivants.

A la première note, les souliers se mettaient à trembler; à la deuxième, les pieds allaient, allaient, soulevés par une force irrésistible; à la troisième, il fallait que jambes et corps se missent de la partie; on entendait un frémissement qui ressemblait au bruit tumultueux de gens qui se poussent et se pressent, et puis c’était le trépignement des pieds, des sabots ferrés qui claquaient contre le sol, et les battements des mains accompagnant le joueur de biniou. Et c’était plaisir, ma foi, de voir les gens de la fête ou de la noce, vieilles femmes et jeunes filles, grands-pères et marmots, danser comme des fous en tournant, de ci, de là, de droite, de gauche, ainsi que le duvet des chardons qu’emporte le vent.

Aussi lorsque venaient fêtes, noces, baptêmes ou pardons, de dix lieues à la ronde, on accourait chercher Francès Ar Morvan, le joueur de biniou, et, sans se faire prier, celui-ci prenait son bon instrument, montait sur son âne, et se rendait à l’invitation.

Un jour, c’était la fête de Kerarven, le village de pêcheurs bâti tout auprès de la grève sablonneuse de Saint-Goat-en-Mer. De tous les hameaux avoisinants, jeunes gens et jeunes filles étaient venus pour entendre le merveilleux joueur de biniou. Francès Ar Morvan se jucha sur une estrade décorée de feuillage, et la danse commença aux acclamations de tous.

Lorsqu’on se fut bien trémoussé, il fallut boire pour se rafraîchir le gosier.

«Ohé ! Francès, dit un des danseurs; buvez-vous un verre de cidre?

— Volontiers, l’ami! répondit le ménétrier.

— Avez-vous un verre ou un gobelet?

— Inutile. Passez-moi la bouteille, ma bouche a précisément la contenance d’un verre.»

Quand Francès Ar Morvan rendit la bouteille, elle était vide.

«Et cette eau-de-vie, ménétrier, lui dit un autre, en voulez-vous goûter?

— Jamais Francès ne désobligera qui que ce soit! Donnez la bouteille.

— Hé ! hé ! le joueur de biniou! A quoi songez-vous donc? Ne m’en laisserez-vous pas un plein verre, au moins?»

Ce mot arriva à point, car le ménétrier semblait oublier que le danseur n’avait pas encore bu.

«Allons, allons, les amis! allons! cria Francès Ar Morvan. En place pour la danse!»

Jeunes gens et jeunes filles se tinrent par couples, prêts à recommencer la ronde.

Et voilà que, tout d’un coup, sans crier gare, sans prévenir, le Roi des Joueurs de biniou attaqua son air merveilleux. Vous raconter ce qu’était cette folle danse est vraiment impossible. Francès lui-même ne pouvait rester en repos; il se balançait sur une jambe, puis sur l’autre, ainsi qu’un vaisseau sur la mer agitée. Mais tous ces trémoussements n’étaient rien auprès de ce qui se passait sur la place et sur le rivage voisin.

Les gars sautaient par-dessus la tête de leurs danseuses; les bonnes vieilles et les vieux culbutaient, roulaient, se relevaient, et repartaient pour culbuter de nouveau; les petits garçons et les petites filles aux joues rosées, aux boucles blondes, aux yeux vifs, aux dents de perles, s’accrochaient en riant et criant aux jupes de leurs mères, à la veste de leurs pères, et, sautant et trébuchant, bondissaient en cadence avec eux. Les chiens et les chats des alentours ne tenaient plus sur leurs pattes; ils s’élevaient à quinze pieds et retombaient aboyant et miaulant furieusement...

La grève de Saint-Goat était couverte de toutes sortes de poissons qui sautillaient et replongeaient en entendant les accords du joueur de biniou, et plus la musique allait, plus vite ils se démenaient, entraînés par cet air si étrange. Des crabes d’une grosseur monstrueuse tournaient en rond sur une seule patte avec l’agilité d’un maître à danser, et, à côté, leurs cousins les homards, leurs cousines les langoustes, cherchaient à les imiter. Les grands phoques s’agitaient comme les vagues de l’Océan, ou bien, se dressant sur leurs pattes goutteuses, s’avançaient suivis de bataillons de poissons tous résolus à prendre part à la danse.

C’était merveille de les voir suivre la mesure! Les morues étaient haletantes; les turbots, les carrelets aplatis, les poissons ronds cabriolaient gaiement; les dorades et les maquereaux brillants sautaient à faire plaisir; les bancs argentés des sardines et des harengs arrivaient en grandes lignes sur le rivage, tandis que les poulpes marquaient la cadence en baissant et relevant leurs longs bras, et que les moules et les huîtres agitaient leurs sonores castagnettes.

Jamais, non jamais, il n’y eut pareil charivari sous le soleil de Bretagne! Tout à son air merveilleux, Francès Ar Morvan ne voyait rien, n’entendait rien et continuait à jouer de son biniou.

Mais voilà que, dansant au milieu des poissons, apparut une jeune femme, belle comme l’aurore d’un jour d’été. Sa longue chevelure était verte comme les algues et les goémons de la côte; ses dents étaient deux rangées de perles fines; ses lèvres semblaient de rouge corail; sa robe était aussi blanche que l’écume des vagues. La jeune fille s’approcha de Francès, qui balançait ses jambes aussi vite qu’il lui était possible, et elle lui chanta d’une voix douce comme le murmure d’un luth:

«Francès Ar Morvan, j’ai entendu le son de ton biniou, et je suis accourue vers toi. Je suis la Fée de la mer, et je commande à tous les êtres qui en habitent les sombres profondeurs. Viens avec moi et sois mon époux!»

Le Roi des Joueurs de biniou jeta les yeux sur la gracieuse fée des eaux, et un instant il oublia de souffler dans son instrument. Danseurs et danseuses, hommes et poissons s’arrêtèrent dans leur ronde. Mais presque aussitôt, Francès reprit la mesure et se remit à jouer.

«O Francès! n’entends-tu pas ma voix? continua la Reine de la mer; n’entends-tu pas ma voix qui t’appelle? Viens dans mes palais de marbre blanc, au creux des rochers, et je t’accorderai l’immortalité. Tous tes jours se passeront dans les fêtes; dans les coupes de rubis, nous boirons les vins les plus exquis, et dans les plats d’or pur, les ondines t’apporteront les fruits savoureux de l’Afrique et des Indes!»

Francès Ar Morvan songeait maintenant aux merveilleux palais dont lui parlait la fée des eaux, et insensiblement il se sentait attiré par la voix de l’enchanteresse.

«Roi des Joueurs de biniou, je t’en conjure, obéis à ma prière. C’est le bonheur, le bonheur sans cesse renaissant que je t’offre: le refuseras-tu?

— Belle ondine, puis-je donc ainsi quitter tous ceux qui me sont chers pour te suivre dans ton royaume au fond des ondes? Que deviendraient mon vieux père, ma bonne mère, les frères et les grandes sœurs? Qui, aux fêtes et aux pardons, ferait danser les épousés et les fiancés?

— Ma puissance est sans égale, Francès Ar Morvan; ne l’as-tu donc jamais entendu répéter aux longues veillées d’hiver par les vieux conteurs du pays? Sur mon simple désir, les flots se soulèvent en vagues épouvantables; l’ouragan gronde comme le tonnerre et siffle dans les cordages; les mâts gémissent, craquent et s’abîment; l’onde s’entr’ouvre comme un linceul, engloutissant les imprudents qui ont osé affronter ma colère. Puis je commande à la tempête, et sur l’instant, le gai soleil disperse les nuages, la mer se calme comme par magie, et l’on n’entend plus sur les eaux que la chanson du timonier, les rires des matelots et les douces harmonies qui par moments s’échappent de mes palais. Viens, Francès, mon pouvoir t’appartiendra; dès cet instant tu es le Roi des eaux. Conduis ces pêcheurs dans mes retraites des rochers et accorde-leur de vivre avec toi jusqu’à la fin des siècles.»

Cette fois, le joueur de biniou était vaincu. Il s’approcha davantage de la côte, entraînant avec lui les danseurs et les danseuses.

«O mon fils! ô mon fils! criait la mère de Francès Ar Morvan, ne vois-tu pas que tu cours à ta mort? De grâce, mon enfant chéri, n’écoute point l’appel de la fée des eaux! Enfuis-toi vite, et cesse ce jeu fatal!»

Mais le joueur de biniou ne l’entendait même point. Déjà le flot lui léchait la cheville, lui mouillait les genoux. Et les pêcheurs et les jeunes filles, sur ses talons, sautaient, dansaient, cabriolaient, voulant s’arrêter, mais ne le pouvant point, tant était puissant l’air merveilleux du ménétrier.

La mer montait jusqu’à la ceinture de Francès Ar Morvan. Toujours il jouait de son biniou, et la Fée de la mer l’appelait de sa voix douce, mélodieuse, qu’on eût dit le murmure d’une harpe d’or.

«Hâte-toi! hâte-toi! Roi des Joueurs de biniou! disait la belle jeune fille. Ne vois-tu pas que le soleil descend à l’horizon? Déjà même il disparaît. Il s’en va, dans les profondeurs de mon royaume, éclairer les vastes salles aux colonnes d’émeraudes, aux voûtes toutes étincelantes de pierreries! Vite! vite! J’entends la voix de mes sœurs, les ondines des rochers et des grottes, qui me disent que l’heure est venue!»

Les derniers sons du biniou résonnèrent sur la plage. Vieilles femmes et jeunes filles, garçons et fillettes sautèrent une fois encore; et, à regret, phoques, crabes, langoustes, dorades, poulpes et coquillages plongèrent dans la mer. La fée des eaux s’enveloppa avec Francès Ar Morvan dans un large manteau bleu comme le ciel, et disparut, entraînant le joueur de biniou dans ses palais enchantés, tandis qu’une vague énorme, s’abattant sur les gens de Kerarven, les emportait pour toujours...

... Et parfois, racontent les bonnes vieilles du pays de Bretagne, quand la nuit est descendue sur la terre, que les étoiles brillent à la grande voûte du ciel, et que le croissant de la lune vient éclairer la lande et la plage, le voyageur entend des sons de biniou sur la côte de Saint-Goat-en-Mer. C’est toujours Francès Ar Morvan qui joue de son instrument merveilleux et qui fait danser les ondines dans les palais enchantés de la gracieuse fée des eaux son épouse.


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