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LES BONS TOURS QUE SAINT MARTIN JOUA AU DIABLE
ОглавлениеIl y a de cela bien longtemps, le Diable était venu s’établir en Gaule dans l’intention de faire fortune. Il s’était d’abord mis marchand, puis forgeron, puis armurier, et cela ne lui avait pas réussi. Il avait alors cherché ailleurs sans plus de bonheur, et il était sur le point d’aller prendre demeure en un autre pays, lorsqu’il eut une excellente idée.
«Je me ferai meunier, se dit-il. Rien ne vaut cet état; on reçoit du froment de première qualité qu’on se hâte de revendre fort cher, et l’on rend aux clients de la farine d’orge et d’avoine. Et puis on trompe sur le poids autant que sur la qualité, et le plus malin n’y voit que du bleu! Le dicton a raison:
«Les cordonniers et les tailleurs sont des fripons,
«mais un meunier vaut à lui seul cent cordonniers
«et cent tailleurs!» Être fripon ou voleur, cela m’inquiète fort peu. Le tout pour moi est de faire rapide fortune!»
En conséquence, il résolut d’établir un moulin dans la vallée de la Loire. Il retourna en Enfer et commanda à ses noirs forgerons de lui construire des meules, des rouages et des roues en acier forgé. Puis il revint en Gaule et assembla, ajusta, paracheva toutes ces pièces, tant et si bien, qu’un beau jour le moulin se trouva construit à l’endroit choisi.
Jamais pareille merveille ne s’était vue dans le pays ni ailleurs. On vint de dix lieues à la ronde admirer le nouveau moulin, et aussitôt les pratiques commencèrent à affluer. Les meuniers des environs, dont on avait, au reste, grandement à se plaindre, perdirent un à un tous leurs clients et se trouvèrent réduits à prendre le bâton et la besace, et à s’en aller demander l’aumône aux portes des riches.
Toutefois, les chalands du Diable ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils étaient tombés de fièvre en chaud mal; car, lorsque les autres meuniers eurent été ruinés et forcés d’arrêter les roues de leurs moulins, le Démon traita si mal ses clients et les vola de telle façon, que ceux-ci crièrent misère plus fort que jamais.
On ne sait ce qui serait advenu, si le grand saint Martin ne se fût, par hasard, trouvé à passer dans la vallée de la Loire, aux environs du pays où le Diable meunier s’était établi.
Le bon saint fut touché de la position de ce pauvre peuple, et il résolut aussitôt de lui venir en aide.
L’hiver était rigoureux, ce qui augmentait encore la détresse générale. Saint Martin se mit donc sur le champ à construire, à quelques centaines de toises en amont de l’établissement du Diable, un moulin tout en glace. Et ce fut bientôt fait, grâce à la puissance merveilleuse du saint homme. En deux matins, le moulin fut édifié et assemblé, et se trouva tout prêt à moudre.
Dès que les grandes roues de la nouvelle usine tournèrent et resplendirent au soleil ainsi que deux immenses pièces d’artifice, les fermiers et les métayers de la contrée, semblables à l’oiseau qu’attirent les feux scintillants du miroir, s’empressèrent d’apporter leur froment à saint Martin et oublièrent le pauvre Diable. Chacun s’en retourna si content de la qualité et de la quantité de farine que lui avait livrée le saint meunier, qu’en quelques jours le Démon se trouva à son tour sans une pratique.
On pense si le Diable rageait! Plus moyen de faire fortune comme il l’avait espéré. Où donc saint Martin avait-il pris cette fantaisie de passer dans la vallée de la Loire? S’il eût attendu un an ou deux, au moins! Mais non.
Voyant cela, le Diable se rendit un jour chez le meunier, son voisin, et lui dit:
«Grand saint, tu fais des affaires d’or dans ton moulin de glace, n’est-ce pas?
— Mes pratiques sont nombreuses, c’est vrai.
— Eh bien, j’ai un marché à te proposer.
— Voyons!
— Vends-moi ton moulin; en échange, tu auras le mien et dix mille pistoles.
— Je le veux bien! répondit le saint.
— Alors, marché conclu!
— Marché conclu!»
Le Diable compta dix mille pistoles et s’en vint au moulin de glace, tandis que saint Martin allait s’établir au moulin d’acier.
Le Démon était, depuis huit jours, installé dans sa splendide usine, qui marchait à merveille, grâce au froid dont l’intensité allait augmentant, lorsque le vent tiède du renouveau apporta le plus grand désordre au moulin de glace. Les meules, dures et brillantes ainsi que des diamants, commencèrent à se fondre sous l’influence de la chaleur. Au lieu de farine fine et sèche, elles ne donnèrent plus que de la pâte, et cela ne faisait point l’affaire des fermiers.
A la vue de ce prodige, le Diable perdit complètement la tête. Il s’assit, sombre et désespéré, au bord de la rivière, et là, d’un œil sec et enflammé de colère, il vit fondre son moulin jusqu’à la dernière parcelle.
Alors, il se leva en silence et s’en fut au moulin d’acier.
«Qu’y a-t-il? demanda saint Martin.
— Ne le sais-tu pas? tu m’as volé indignement.
— Comme tu volais si bien les pauvres gens du pays! De quoi te plains-tu?
— J’avais un superbe moulin et tu m’as donné en échange une usine qui vient de disparaître dans la rivière.
— N’est-ce pas toi qui l’as voulu? Tu n’as pas de chance, vraiment!
— C’est vrai. Mais quel métier vais-je entreprendre?
— Cultive la terre.
— Une bonne idée! Mais je n’ai pas de quoi payer un champ. Mettons chacun mille pistoles.
— Soit! répondit saint Martin. Nous partagerons la récolte.»
Le Diable et le saint homme achetèrent un champ, et, de compagnie, le labourèrent et le hersèrent. Puis le saint y sema des navets qui bientôt couvrirent le sol de leurs larges feuilles vertes, et grossirent dans la terre jusqu’à se toucher.
Quand les navets furent bons à récolter, saint Martin demanda au Diable:
«Que veux-tu? le dessus ou le dessous, les tiges ou les racines?»
Le Démon réfléchit un instant, et comme il n’entendait absolument rien aux choses de l’agriculture, il crut être malin de demander ce qui poussait au-dessus du sol.
«Alors, prends ce qui te revient!» dit saint Martin.
Le Diable sua sang et eau à couper les feuilles des navets. Puis il en remplit trois chariots et les porta à la ville. Les marchands lui rirent au nez et le chassèrent à coups de pierres quand il leur proposa de leur vendre les feuilles qu’il avait avec lui. Il revint furieux et s’en alla trouver le saint qui, justement, finissait d’engranger les précieuses racines qu’il avait eues pour sa part.
«Écoute! s’écria le Diable. L’année prochaine, j’aurai ce qui vient dans la terre, et toi, tu te contenteras des tiges. Je ne me laisserai pas deux fois duper!
— A ton aise! répondit saint Martin. Tu auras. ce que tu demandes.»
Le saint et le Diable labourèrent encore de compagnie, et l’homme de Dieu sema du froment. Le blé germa, sortit de terre, poussa ses feuilles et ses épis, jaunit et se trouva prêt à être fauché, lié et battu.
LE DÉMON SE MIT A FRAPPER. (PAGE 29.)
Le Démon étant venu chercher sa part de récolte n’obtint que le chaume et quelques racines dont il ne sut que faire, tandis que son associé remplissait ses granges de superbes gerbes dorées.
Le Diable retourna au moulin de saint Martin.
«Cela ne peut pas continuer ainsi! s’écria-t-il dès qu’il aperçut son compagnon.
— Voyons, que veux-tu? lui demanda Martin.
— Je veux cultiver le champ par moi-même. J’y sèmerai la plante qu’il me plaira choisir. Si tu m’en dis le nom, le champ sera à toi, sinon il m’appartiendra! Cela te convient-il?
— Oui, c’est convenu.
— A trois mois, alors!»
Le Diable s’en alla dans un pays lointain et en rapporta une plante que ne connaissait point le saint: la Lentille. Il en sema dans le champ et attendit les trois mois.
Les lentilles germèrent, poussèrent et couvrirent la plaine. Saint Martin était en grand danger de perdre la partie, car, malgré toutes ses recherches, il n’avait encore pu trouver le nom de la plante semée par le Diable.
Quelques jours avant que les trois mois fussent écoulés, le saint se leva pendant la nuit, alla se rouler au beau milieu du champ de lentilles et revint tranquillement se coucher. Puis le lendemain, il dit à son associé :
«Hier soir, une grosse bête noire est allée dans ton champ; elle y a même écrasé bon nombre de plants de cette herbe que tu y as semée. Si tu veux m’en croire, fais bonne garde; il ne te resterait rien de ta récolte!
— Je n’y manquerai pas, et je te remercie de ton excellent avis.»
Le soir venu, le Diable alla s’embusquer auprès du champ, tandis que saint Martin se roulait dans un grand tas de plumes après s’être tout enduit de glu. Ainsi déguisé, il entra dans le champ.
Le Diable ne put reconnaître le saint et fut très surpris de voir un tel animal piétiner ses lentilles.
«Quelle est donc cette bête qui vient dévaster mes lentilles?» s’écria-t-il.
Et peu rassuré, il s’enfuit bien vite se cacher dans sa maison.
Saint Martin en savait assez! Il courut à la rivière et se débarrassa de l’étrange plumage dont il s’était recouvert. Puis il rentra chez lui et se coucha.
Le lendemain matin, le Diable était au moulin d’acier.
«Les trois mois sont écoulés, Martin, et je viens te demander le nom de la plante que j’ai semée dans notre champ.
— As-tu aperçu l’animal qui...?
— Il s’agit bien de l’animal! Sais-tu le nom de la plante?
— Peut-être. Je dirai trois noms. Si le véritable n’y est pas, le champ est à toi.
— Convenu!
— Je commence: 1° Lin?...
— Ce n’est pas cela, pauvre Martin!
—... 2° Luzerne?...
— Pas davantage! la pièce de terre va m’appartenir!
— Cette fois, il s’agit de ne pas se tromper! Cherchons bien!... Tiens, tant pis: c’est... Lentille!»
Le Diable fit une grimace épouvantable.
«Décidément tu es plus fort que moi! s’écria-t-il. Adieu! je vais m’établir en un autre pays.»
Et il s’en alla loin, bien loin, traversa la mer et acheta un grand champ dans l’île de Corse, au beau milieu de la jolie plaine de Campotile.
Un jour qu’il labourait avec ses bœufs, saint Martin vint à passer.
«Il faut que le Diable s’en aille d’ici, se dit le saint, car il doit y faire beaucoup de mal.»
Il s’approcha donc du laboureur et lui dit:
«Que fais-tu encore, Satan?
— Que t’importe? Passe ton chemin et va-t’en!
— Non, car je veux que tu quittes ce beau pays!
— Ces champs sont à moi et tu ne pourras m’en chasser.»
Satan et le saint se disputèrent longtemps.
Au plus fort de la querelle, comme le Diable ne faisait nulle attention à ses bœufs, sa charrue heurta un rocher et se brisa en plusieurs morceaux.
Ce que voyant, saint Martin s’écria:
«Eh bien, Satan! Travaille donc si tu le peux!
— Ce ne sera pas long!» ricana le Diable.
Et en un instant, il eut installé une forge avec son soufflet, ses tenailles, son enclume et son marteau. Le soc de la charrue rougit et le Démon se mit à frapper de toutes ses forces avec un bruit d’enfer.
Tous ses efforts furent inutiles: la charrue ne pouvait être réparée.
Le Diable alors fabriqua un immense marteau, si grand, mais si grand, qu’à peine il le pouvait soulever.
Un ouragan arriva par le soufflet; la fournaise étincela; le fer rougit à se fondre.
«Cette fois, se dit le Démon, il faut que je réussisse! »
Et le voilà frappant du lourd marteau sur les morceaux séparés du soc. Efforts vains!
Saint Martin riait sous cape.
«Allons, Satan! quand donc finiras-tu de labourer tes champs? Vois, le soleil va bientôt disparaître derrière les monts lointains!»
Le Diable ne répondit pas; mais, furieux de ne pouvoir parvenir à refaire sa charrue, il lança dans l’air son marteau qui, venant à frapper la montagne, la traversa et donna naissance à ce trou énorme qu’au soleil levant on distingue dans le mont Tafonato.
«Écoute, dit-il ensuite au saint, puisque tu es plus fort que moi, voyons si tu me vaincras à la lutte. Viens dans ma maison; j’ai ce qu’il faut pour cela.
— Je suis tout prêt!» répondit saint Martin.
Dans la demeure du Diable, il y avait des armes de toute espèce, des lances et des glaives, des épées et des masses d’armes, des dagues et des poignards.
«Quelle arme choisis-tu? demanda le Démon.
— Comme nous sommes tous deux vilains, et qu’il n’est parmi nos ancêtres ni chevaliers ni barons, nous nous battrons armés d’un vulgaire gourdin. J’aperçois justement ce qu’il nous faut. Tu vois cette canne de néflier et cette longue perche de chêne; choisis.»
Sans se le faire dire deux fois, le Diable saisit la branche de chêne, tandis que le saint s’armait du court, mais solide bâton de néflier.
«Allons!» cria saint Martin.
Et ce disant, il s’approche de Satan et le frappe à bras raccourci, tandis que le Diable, à chaque coup qu’il veut donner, embarrasse le haut bout de sa perche dans les poutres et les solives de l’appartement, et ne peut parvenir à atteindre son but.
«Grâce! grâce! cria bientôt Satan.
— Grâce, je le veux bien! mais tu quitteras à l’instant le pays et jamais l’on ne t’y reverra.
— Oui, oui!... Je le jure!... Aïe! aïe!... Mais arrête donc!... Aïe!... Arrête!
— C’est fini! dit le saint en lui plantant une dernière fois son gourdin sur les côtes. Va-t’en, et que je ne te rencontre plus!»
Et le Diable sauta par la fenêtre et disparut sous les grands oliviers qui ombrageaient la ferme.