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LE PALADIN ROLAND ET LE TRAITRE GANELON
ОглавлениеAuprès de Marsile, le roi des Sarrasins d’Espagne, Charlemagne a envoyé Ganelon en ambassade, Ganelon le beau-père du paladin Roland, du plus vaillant d’entre les guerriers de France.
Sur le chemin, Ganelon médite:
«Depuis longtemps je hais le neveu de Charlemagne; l’occasion n’est-elle pas venue de le vendre aux Sarrasins? Que Roland périsse, et chacun me proclamera le premier du royaume, et je n’entendrai plus vanter mon mortel ennemi!»
Et ainsi songeant, il arrive près du roi Marsile.
«Parle-moi de ton maître, le vaillant empereur Charles! dit le chef des infidèles. Ce guerrier en cheveux blancs est si vieux, et ses actions sont si grandes! Comme les chênes de la forêt, il a déjà duré deux cents ans et plus! Il a promené son corps par tant de terres! il a reçu tant de coups sur son armure! il a réduit à mendier tant de rois puissants! Quand donc sera-t-il las de guerroyer?
— Jamais tant que vivra Roland, Roland le paladin, Roland le soutien du royaume.
— Ne sais-tu pas, Ganelon, que quatre cent mille chevaux sont dans mes écuries, et que quatre cent mille cavaliers sont prêts à les monter?
— En eussiez-vous encore dix fois et cent fois plus, que vous ne viendriez pas à bout de Charles.
— Ganelon, dis-moi le moyen de vaincre l’empereur, et tu puiseras dans mes trésors.
— Usez de ruse; soumettez-vous sur l’heure. Charlemagne rentrera en France, et je vous livrerai son neveu Roland avec vingt mille Français. Lorsque l’arrière-garde sera dans les profonds défilés des Pyrénées, vous lancerez sur elle cent mille des vôtres. Ils périront. Mais encore vous en lancerez cent mille autres, et Roland succombera. Le paladin mort, vous vaincrez facilement l’empereur, car Roland est son bras droit et l’appui de son royaume.
— Jurons! dit le roi Marsile.
— Jurons! répond le traître.»
Et tous deux lèvent la main et échangent leurs serments.
«Voici les clefs de Saragosse, Saragosse la plus fière d’entre mes villes; donne-les au roi de France et dis-lui que je veux vivre en paix avec lui!»
Ganelon revient auprès de Charlemagne.
«Marsile implore la paix et veut être votre ami. Voici les clefs de Saragosse la superbe!
— Grâces à Dieu!» répond joyeusement l’empereur.
Les cors et les clairons sonnent le départ et l’armée des chrétiens se met en marche pour le doux pays de France la belle
Lentement ils remontent vers les Pyrénées, tandis que les Sarrasins chevauchent en hâte par les vallées, les plaines et les monts, et viennent se poster dans les taillis bordant le défilé de Roncevaux. Ils sont là cent mille, casque en tête, cuirasse au dos, lances et épées à la main. Et derrière les Francs, il en est encore cent mille autres. Ah! si Charlemagne le savait!
L’aube matinale luit joyeuse par delà les sommets escarpés.
«Vous voyez cette profonde vallée! dit l’empereur à ses douze pairs. Qui restera à l’arrière-garde?
— Ce sera Roland, Roland, mon fils chéri! dit le traître Ganelon. Il n’est point dans l’armée quelqu’un qui l’égale.
— Mon beau-père, merci! répond le paladin. Puisque je dois conduire l’arrière-garde, mon oncle Charles peut se reposer sur moi. Il ne perdra ni un cavalier, ni un mulet, ni un âne!
— Roland, mon vaillant neveu! crie l’empereur. Ne crains-tu point quelque embûche des païens? Prends la moitié de mon armée.
— Non, je n’en ferai rien. Vingt mille guerriers me suffiront. Je ne démentirai ni mon nom ni ma race. Passez les défilés et ne craignez point pour moi!»
Le fier paladin monte sur son cheval; il revêt sa cuirasse et son casque, et à son cou il suspend son bouclier d’airain; il dresse sa lance dont les longues franges d’or descendent jusque sur la croupe de son noble coursier. En main il tient sa Durandal, sa bonne épée forgée par Véland, l’habile armurier du Nord. Autour de lui se rangent ses compagnons, Olivier, Ogier, l’archevêque Turpin et vingt mille autres vaillants hommes de France.
L’armée de Charlemagne s’engage dans les sombres défilés de Roncevaux, et comme un immense essaim elle couvre les hautes montagnes, les sombres vallées et les noirs rochers. La terre de France paraît enfin, et les guerriers pleurent de joie, car ils vont revoir leurs femmes et leurs enfants. Charles aussi pleure, mais c’est de tristesse: il songe à son neveu Roland qu’il a laissé là-bas aux défilés d’Espagne.
«A Roncevaux! à Roncevaux!» crient les Sarrasins.
Et le neveu de Marsile lui dit:
«Mon oncle, vous savez si je suis brave et combien de batailles j’ai gagnées à la tête de vos armées. Je ne veux qu’une seule récompense: c’est de frapper Roland!
— Mort à Roland! mort à Roland!» répondent les infidèles...
... Le jour était clair, le soleil était beau, l’air était doux; les armures brillaient de mille feux; les cors et les clairons résonnaient dans les forêts, et le bruit en arrivait aux Francs.
«Ami Roland, dit Olivier, quel est donc ce bruit? Ne sont-ce pas ces païens maudits? Peut-être aurons-nous bataille en ce jour.
— A la grâce de Dieu! Nous sommes ici pour la France! pour elle tout Français doit souffrir, endurer les chauds et les froids, perdre son sang et sa chair, frapper de grands coups, et mourir si c’est nécessaire. »
Le bruit maintenant augmente. Olivier monte sur la montagne. Il appelle Roland.
«Ah! que de blanches cuirasses! que de casques! que de lances! et que de cavaliers sur la terre d’Espagne! Roland, nous sommes vendus et Ganelon est le traître!
— Ami, ne parle point ainsi! Ne sais-tu pas que Ganelon est mon beau-père!»
Olivier redescend dans la plaine et dit ce qu’il a vu.
«Honte! crient les Francs; honte à qui s’enfuira! Nul ne manquera à l’appel pour mourir!»
Roland est brave et Olivier est sage, et tous deux sont amis. Au retour, Roland ne doit-il pas épouser la belle Aude, la sœur d’Olivier! Et le sage guerrier dit:
«Les païens sont nombreux comme les feuilles de la forêt, et nos Francs sont bien peu. Sonnez de votre cor, Roland! Charles l’entendra et ramènera son armée!
— Je serais bien fou, répond Roland. J’en perdrais ma gloire au beau pays de France. Non! je frapperai de grands coups avec ma Durandal, et la lame en sera rougie jusqu’à l’or du pommeau.
— Où serait, Roland, le déshonneur? je les ai vus; les vallées en sont couvertes, avec les montagnes, et les clairières, et les grandes plaines!
— Hé ! tant mieux! La bataille en sera plus belle!»
Les Sarrasins sont tout près; les voici.
«Vous n’avez pas voulu sonner du cor, dit Olivier; maintenant il est trop tard, car Charlemagne est déjà loin. Combattons et mourons!»
L’archevêque Turpin bénit les guerriers.
«Si vous mourez, vous aurez place au Paradis! leur dit-il. Pour pénitence de vos fautes, battez-vous comme des lions!»
Les Français répondent par leur cri de guerre: «Montjoie et Saint-Denis!» Ils enfoncent leurs éperons dans le flanc de leurs montures et s’élancent sur les païens.
Roland frappe le premier coup, et le neveu du roi Marsile tombe dans la poussière. Olivier frappe le second coup: c’est pour le frère du roi des Sarrasins! Et les douze pairs de France abattent les douze pairs d’Espagne.
«Combien peu nombreux sont les chrétiens!» s’écrie ironiquement un chef des infidèles.
Turpin l’entend, pique droit à lui, lève sa lourde masse d’armes — car il ne peut répandre le sang, les canons de l’Église le défendent — et jette d’un seul coup le païen à bas de son cheval.
Ah! combien merveilleuse est la bataille! Roland est ferme comme une tour; sa longue lance perce des files entières de Sarrasins; rien ne lui résiste, ni cuirasses, ni écus, ni boucliers! Par quinze coups, elle est brisée, pourtant! Lors le héros tire Durandal; il tranche casques et armures, et pourfend chevaux et cavaliers.
Olivier, lui aussi, a brisé sa lance, mais il continue de frapper de droite et de gauche.
«Ah! que faites-vous, ami? Est-ce d’un bâton qu’il faut se servir contre les mécréants? Que ne tirez-vous donc votre épée, Hauteclaire la vaillante?
— Je n’en ai pas le temps! répond Olivier. J’ai trop à frapper!»
Et les pairs ne sont pas en retard.
«Bravo!» leur crie l’archevêque Turpin tout en faisant tournoyer sa masse d’armes.
Les Sarrasins tombent par dix; ils tombent par cent; ils tombent par mille. Mais pour un de mort, vingt le remplacent, et les Français perdent les meilleurs d’entre leurs guerriers. Ils ne reverront plus leur mère, ni leurs filles, ni l’empereur, ni le doux pays de France! Et Ganelon est le traître!...
Un infidèle court vers Marsile.
«Les chrétiens ont perdu dix mille des leurs. L’instant est venu de les faire périr jusqu’au dernier.»
Cent mille Sarrasins s’avancent et tombent encore sur Roland et ses fidèles. Un païen s’élance ainsi qu’une flèche sur l’un des douze pairs, et le transperce de sa lance. Mais Olivier le venge. Et Turpin va dans la bataille; il bénit les mourants et trouve encore le temps de combattre.
Les pairs, un à un, tombent sur l’herbe rougie; les Sarrasins sont trop nombreux. Il ne reste plus que trois cents épées nues. Mais ces épées volent et abattent les têtes, et Durandal fauche les païens ainsi qu’en été le moissonneur abat les épis dans les champs dorés.
IL MET CEPENDANT LE COR D’IVOIRE A SES LÈVRES. (PAGE II.)
«Au secours, Marsile, notre roi!» gémissent ceux d’Espagne.
Et dix autres colonnes s’élancent. Roland, Olivier et l’archevêque font merveille. Autour d’eux, il ne reste que soixante guerriers.
«Ami, dit Olivier, viens auprès de moi que nous ne mourions pas l’un sans l’autre!
— Ah! si Charlemagne était ici! répond Roland. Comment ferai-je pour lui donner de nos nouvelles?
— Je n’en sais rien, ami Roland.
— Je vais sonner de mon olifant et ainsi, peut-être, mon oncle m’entendra.
— L’heure est passée. Ce serait honte! Si vous m’aviez cru, Charlemagne serait ici. Maintenant, il faut mourir.
— Qu’est-ce donc? demande l’archevêque. Turpin. Roland, Olivier, ne vous querellez point. Sonnez du cor, que Charlemagne vienne nous venger et mettre les païens en fuite.
— Comment fera Roland pour sonner de l’olifant? ses deux bras sont tout sanglants.
— C’est vrai, dit le héros en souriant; j’ai donné de si fiers coups!»
Il met cependant le cor d’ivoire à ses lèvres et sonne de toutes ses forces. Le sang lui jaillit de la bouche et des tempes. Mais le son court à travers les défilés et le bruit s’en entend à trente lieues.
«Qu’est-ce donc? dit l’empereur. J’entends le cor de Roland! Sans doute il y a grande bataille à Roncevaux!
— Roland chasse, dit le traître Ganelon. Il est homme à corner toute la journée pour un cerf ou un daim.»
Roland souffle toujours avec grande douleur.
«C’est mon neveu qui souffre là-bas! s’écrie Charlemagne. Jamais je n’ai ouï sons si plaintifs et si déchirants.»
Et voilà que la nature se met en deuil pour la mort du paladin. Les nuages noirs couvrent le ciel; le tonnerre gronde, le vent souffle et mugit, mais pas aussi fort que l’olifant de Roland.
Charles crie:
«Au secours! mon neveu chéri se meurt à Roncevaux! »
Les clairons sonnent la marche; les Français tournent bride vers l’Espagne; ils vont, ils courent, ils volent comme l’ouragan.
«Roland! Roland! courage! Nous voici!»
Tels sont les cris qui maintenant s’élèvent de l’armée de Charles. Hélas! il est trop tard!
A Roncevaux, ils ne sont plus que trente.
«Frère Olivier, dit Roland, je mourrai avec vous.»
Et Durandal tournoie toujours; à chaque coup, elle abat dix païens.
«Frappez, Français! Que la douce France n’ait pas à rougir de nous! dit le paladin. Quand Charles viendra et qu’il verra comment nous sommes morts, il nous bénira.»
Olivier tombe frappé par un païen. Roland abat son meurtrier et lui crie:
«Tu n’iras pas te vanter chez les tiens!»
Olivier se sent mourir et il embrasse Roland. Puis le cœur lui manque; il dit une dernière fois: «France!...» et il meurt.
Deux Français restent encore: Roland et Turpin, et ils sont là mourants. Le paladin délace la cuirasse de l’archevêque, il bande ses plaies et il le couche sur l’herbe rougie.
Puis il se traîne sur le champ de bataille, ramasse les corps des douze pairs et les range devant Turpin. L’archevêque les bénit et meurt.
«Charles! Charles!... Roland! nous voici!» crient soixante mille voix dans le lointain.
Et déjà les infidèles se sont enfuis devant l’armée de l’empereur, comme les lièvres devant les limiers. Trop tard! trop tard, hélas!
Roland est à l’agonie. Un Sarrasin le saisit et veut l’entraîner. Mais le fier baron lui brise la tête d’un formidable coup de son olifant.
Puis Roland dit:
«Ma bonne Durandal, vous laisserai-je donc aux mains des païens? Non, plutôt je vous briserai! »
Il prend alors son épée et, pour la briser, la frappe contre la roche brune. L’acier grince, il entame la montagne et ouvre une large brèche, mais il ne se rompt point.
Trois fois Roland frappe la roche grise et trois vallées nouvelles s’ouvrent au flanc des grands monts.
Le paladin se couche; d’une main il tient son olifant, de l’autre sa Durandal. Il tourne le visage vers l’ennemi et pousse un soupir:
«Charles! France! Aude!... adieu!» murmure-t-il, et il meurt.
Voici Charlemagne et les siens.
«Où es-tu, Roland? crie l’empereur. Où êtes-vous, vaillants pairs de France la belle?...»
Ils sont morts, les braves guerriers! Et Charles arrache sa longue barbe blanche et pleure.
«Allez, mes fidèles! dit l’empereur. Et apportez-moi l’épée de mon vaillant neveu!»
Gauvain s’épuise en efforts; Roland mort ne veut point laisser Durandal. Cinq chevaliers, un pour chaque doigt, ne sont pas plus heureux.
«La bonne épée du paladin ne pourra, sans doute, être prise que par quelqu’un qui vaille Roland en force et en bravoure! disent les compagnons de l’empereur. Ce sera Charlemagne.»
Charles se met en prières; il s’approche un genou en terre.
La main de Roland se desserre et abandonne l’épée.
«Que ferai-je de Durandal? dit l’empereur. Personne après Roland n’est digne de la porter!»
Il en réserve le pommeau.
«Jetez à la mer cette lame sanglante, dit-il. Ainsi elle ne pourra tomber en vilaines mains.»
Puis en terre de France reviennent les Français, et à Blaye, en des caveaux de marbre blanc, ils ensevelissent Roland et les pairs.
«Où est Roland, dit la belle Aude, Roland qui a promis de m’épouser?»
Charles pleure et arrache sa barbe chenue.
«Las! Il est mort à Roncevaux. Mais je te donnerai mon fils Louis, l’héritier du royaume.
— A Dieu ne plaise que je survive à Roland, mon fiancé !» répond la sœur d’Olivier.
Elle pâlit, chancelle et tombe morte aux pieds de l’empereur.
... Après le printemps, l’été. Après l’été, l’automne et son ciel gris, et les grands arbres dépouillés de leurs feuilles.
En son château d’Heilly, le traître Ganelon a réuni les barons et les preux.
Les vins les plus renommés circulent à la ronde dans les hanaps et les coupes d’or fin; la joie est grande parmi les chevaliers. On ne songe donc plus au paladin? Roland ne sera-t-il point vengé ?
Mais soudain le cor résonne; les ponts-levis s’abaissent, et devant le vieil empereur les lourdes portes de chêne s’ouvrent.
Charlemagne paraît dans la salle du festin. Les barons se lèvent. Adieu les chansons et les cris de joie! Ganelon aussi s’est levé et s’est avancé vers l’empereur.
«Ganelon, demande Charles, Ganelon, qu’as-tu fait de Roland, de Roland le plus brave des Francs?
— Sire, n’est-il pas mort à Roncevaux?
— Ganelon, qu’as-tu fait de Roland?»
Le lâche demeure sans voix.
«Ganelon, tu es un traître. Tu as vendu mon neveu au Sarrasin Marsile.
— Seigneur, murmure le félon, seigneur... je n’ai pas vendu Roland. Je le jure...
— Et sur quoi le jures-tu?
— Les sept tours du château d’Heilly sont solides comme des rochers. Puissent-elles à l’instant se fendre par le milieu si j’ai menti!
— Ainsi soit-il!» dit l’empereur.
Et voilà qu’à l’instant un craquement épouvantable se fait entendre. Les tours du castel se fendent par le milieu; six s’écroulent et une seule reste debout pour attester la honte de Ganelon.
«Soldats! crie Charlemagne, saisissez le traître; vous m’en répondez sur votre vie.»
... Dans la grande forêt d’Heilly, Charles est avec toute sa cour, seigneurs et guerriers, barons et princesses. C’est que ce jour il doit y avoir grande chasse!
«Qu’on amène Ganelon!» commande l’empereur.
Le traître est conduit devant Charlemagne. Les valets le déshabillent et le cousent dans la peau d’un loup énorme fraîchement écorché. L’empereur fait un signe, et à grands coups d’épieu le félon est chassé dans la forêt.
«Hallo! hallo! hallo!»
La meute s’élance, et à travers fourrés et buissons, taillis et futaies, poursuit Ganelon.
«Hallo! hallo! hallo!»
Enfin, il est saisi, l’infâme! Les chiens furieux l’entourent; ils le mordent, ils le déchirent, et dans d’épouvantables souffrances, il meurt enfin, celui qui vendit Roland au roi des Sarrasins d’Espagne.