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II

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Où l'on fait connaissance avec des gens et des bêtes.

Quelque temps après la réception du cadeau odoriférant que mes amis n'avaient pas néglige de réduire peu à peu en parfum en mon lieu et place, j'étais assis, par une pluvieuse matinée d'octobre où je ne m'étais pas précisément levé trop tôt, devant un déjeuner, et absorbé dans une silencieuse méditation lorsqu'un tapage extraordinaire se fit entendre au-dessous de moi.

—Encore plus haut? disait une voix très-élevée qui m'était inconnue. Diable, madame! c'est donc au grenier! Saperlotte, il fait suffisamment obscur ici, savez-vous! Je veux être un hibou, si j'y vois goutte!

Ce n'est pas d'une façon aussi bruyante que s'annoncent les capitaines de vaisseaux naufragés munis de lettres illisibles dans des portefeuilles échoués avec eux; les professeurs de lycées inconnus qui viennent vous offrir des tableaux chronologiques; les épiciers ruinés qui n'ont rien sauvé de leurs magasins incendiés qu'une belle partie de chocolat de Zélande de la marque 1000 A; les faiseurs de portraits ou de silhouettes à bon marché qui ont eu l'honneur de reproduire les traits de votre meilleur ami; les artistes qui pour une bagatelle veulent déposer sur votre table toute la famille royale en plâtre; les commis-voyageurs porteurs de listes de souscription pour des livres indispensables qu'a élucubrés un professeur pour les endosser aux étudiants; ce n'est pas, dis-je, d'une façon aussi bruyante qu'ont coutume de s'annoncer les messieurs que je viens d'énumérer et quiconque s'introduit adroitement chez la jeunesse studieuse pour spéculer sur sa pitié, son inexpérience ou sa timidité; car s'ils ne parlent pas français, allemand ou wallon liégeois pour jeter de la poudre aux yeux de votre hôtesse, ils prennent vis-à-vis d'elle la contenance la plus polie, la plus avenante, la plus bénigne, et, quant à l'escalier, il n'est pas rare qu'ils feignent de le connaître parfaitement. J'étais donc tranquille sur ce point, et, comme je me trouvais dans une disposition d'esprit à considérer toute diversion comme la bienvenue, je me réjouis par avance de voir apparaître une figure étrangère,

La porte s'ouvrit et il entra un monsieur bien mis qui pouvait avoir une bonne quarantaine d'années. La physionomie de cet homme n'était pas très-distinguée, mais l'expression en était particulièrement gaie et joviale. Son teint hâté annonçait un habitant des pays chauds. Il avait des yeux gris bleus, pleins de vivacité et des favoris très-noirs. Sa chevelure dans laquelle commençait à se former sur le sommet de la tête une lacune déjà notable, sa chevelure était, selon l'expression d'Ovide, çà et là saupoudrée de gris. Il portait un surtout vert qu'il déboutonna sur-le-champ, et se montra vêtu d'un habit noir et d'un gilet de satin sur lequel ressortait une lourde chaîne d'or qui retenait sa montre. Il tenait à la main un superbe bambou garni d'un pommeau en ambre jaune.

—Kegge! me cria-t-il au moment où je me levais stupéfait pour le saluer. Kegge! le père de William! Je suis venu pour vous voir, vous, le muséum et le burg[1], et si vous consentez ensuite à revenir avec moi à la maison, cela me fera un plaisir du diable.

J'étais tout à fait surpris de cette visite et ému par le nom du visiteur. J'avoue que je ne pensais plus que rarement au bon William, mais son souvenir soudainement réveillé, et cela par la bouche du père qui l'avait perdu, me remua.

Je lui témoignai le plaisir que j'avais à voir le père de mon ami défunt:

—Oui, dit monsieur Kegge en tirant sa montre, c'est grand dommage d'avoir perdu le jeune homme, hein? Ce serait devenu un fameux gaillard... J'en suis triste jusqu'au fond de l'âme...

Et tirant les rideaux de ma fenêtre, il ajouta:

—Vous demeurez ici diablement haut, mais c'est une belle situation; cette rue s'appelle la Bree-Straat, n'est-ce pas?

—William demeurait ici vis-à-vis, là où se trouve cet échafaudage.

—Eh, vraiment! Vous étiez donc proches voisins! Oui, c'est dommage, dommage, dommage! Saperlotte, n'est-ce pas là le portrait de Walter Scott? Lisez-vous l'anglais? une belle langue, n'est-ce pas? Pourrait-on se procurer ici une édition complète de Walter Scott? mais il faudrait qu'elle fût belle, qu'elle eût du prix. Je ne tiens pas à ces livres qui ressemblent à des chiffons. Mes enfants en ont déjà déchiré une à demi.

Il consulta de nouveau sa montre.

—A quelle heure s'ouvre le muséum? Il faut absolument que je voie cette collection de bêtes mortes. Puis-je aussi voir l'université? Et qu'avez-vous encore ici?

Par cette pluvieuse journée d'octobre, on vit Hildebrand trotter par les rues de Leyde avec un étranger pour aller voir d'abord les bêtes mortes dans le muséum d'histoire naturelle, puis contempler les Pharaons morts au muséum de l'histoire inconnue[2], pour jeter ensuite un coup d'œil sur les petits enfants qui n'ont jamais vécu, au cabinet d'anatomie, et enfin sur les portraits des professeurs défunts qui vivront éternellement dans la salle du sénat académique, depuis Scaliger au manteau de pourpre jusqu'à Borger au manteau de bois, bien qu'un certain nombre d'entre eux soient parfaitement morts. Pour mettre un peu de variété dans nos plaisirs, nous visitâmes le Burg qui lui-même est un cadavre, jadis habité par les Romains, par la comtesse Ada[3] et par la chambre de rhétorique dont tant de génies furent membres. Pour finir nous allâmes voir encore le mobilier chinois et japonais réuni chez monsieur Siebold[4], et nous vînmes enfin nous reposer à la société Minerva, étayée encore à cette époque par cette double colonne, symbole de fraternité, qui depuis lors a été outrageusement mise en pièces. Nous dînâmes à table d'hôte à l'hôtel du Soleil; monsieur Kegge y excita la stupéfaction générale, et même toute l'indignation d'un Monsieur très-long et très-maigre, par la notable quantité de poivre de Cayenne dont il saupoudrait les mets, au moyen d'un petit étui d'ivoire expressément destiné à cet usage et qu'il portait toujours sur lui, comme aussi par son dédain absolu pour les choux-fleurs et les vins de Bordeaux, ce qui me mit dans la nécessité de partager avec lui une bouteille de Porto.

Après le dîner il partit par la diligence, non sans m'avoir extorqué la promesse qu'après m'être débarrassé de l'examen de candidat dont j'étais alors occupé, je viendrais sans faute passer chez lui une couple de semaines; il me montrerait à cette occasion comment il avait coutume de recevoir les gens et combien sa cave était bonne.

—S'il vous convient d'étudier, dit-il, j'ai une belle collection de livres; et s'il a paru alors du nouveau de Buwera ou de quelque écrivain de ce genre, apportez-le pour mon compte, mais surtout que ce soit une très-belle édition!

Environ quinze jours après, je reçus une lettre qui me rappelait mes promesses et qu'accompagnait un énorme pot de confitures des Indes contenant, pour autant que je pouvais m'y connaître, une quantité de tranches de rhubarbe et de grands morceaux de roseaux confits dans une quintessence de sucre; monsieur Kegge me mandait que «sa femme et sa fille laquelle, soit dit entre parenthèses, était une jolie brunette, brûlaient du désir de me voir.»

Je satisfis à ce désir et, peu de jours après, j'étais chez monsieur Jean-Adam Kegge, assis en face de madame et de la jolie brunette, an milieu des aboiements furieux de deux levrettes d'Espagne.

La chambre où je me trouvais offrait le spectacle de la plus somptueuse magnificence associée à la plus grande négligence. Elle était encombrée d'une foule de meubles élégants auxquels leur aspect tout neuf donnait l'air d'être étrangers à la maison. Il y avait là un large piano à nombreuses octaves, ouvert et chargé d'une quantité de livres, d'un tas de morceaux de musique jetés pêle-mêle et d'une guitare. À côté se trouvait une cassette à musique en bois poli, ouverte aussi; et l'une des levrettes d'Espagne s'amusait à déchiqueter quelque peu la partie de son contenu qui n'était pas éparpillée sur le piano. Une très-jolie table d'apparat était chargée de curiosités de toutes sortes et de charmantes bagatelles, flacons d'odeur, écrans à tenir à la main, magots, coquillages, étuis à cigares et précieux livres à gravures. Une pendule en argent massif et deux vases du même métal reposaient sur un manteau de cheminée en marbre de Carrare, et dans un trumeau, au-dessous d'une glace de dimensions colossales, on voyait un groupe d'oiseaux empaillés, avec des becs pointus et de longues queues, et des plus brillants qui aient jamais brillé morts ou vivants. Tout à côté se trouvait un écrin à bijoux en maroquin et entr'ouvert. Dans les quatre coins de la chambre scintillaient quatre candélabres couverts d'une épaisse dorure. Le tapis de pied offrait un mélange de rouge éclatant et de vert qui ne l'était pas moins. Les rideaux de mousseline étaient doublés de soie orange et bleu clair. Comme chez tous les gens vaniteux on voyait suspendus à la muraille de ce sanctuaire domestique les portraits de grandeur naturelle et très-prétentieux de monsieur et de madame; monsieur était gracieusement drapé dans un almaviva et avait le regard d'un poète inspiré; madame très-décolletée portait au cou un grand collier de perles, à la robe une riche garniture de dentelles, aux bras des bracelets étincelants. Un troisième tableau représentait un groupe de quatre des enfants, parmi lesquels la jolie brunette surtout n'était pas trop maltraitée; l'absence du portrait de William qui était l'aîné de la famille, me fit peine; c'était naturel cependant, ces tableaux n'étaient faits que depuis le retour de la famille dans la mère-patrie. Devant le sopha sur lequel était assise la jolie fille de la maison, était étendue une peau de tigre bordée de rouge; et le fauteuil de madame était si ample et si commode qu'elle s'y abîmait pour ainsi dire.

A mon entrée, la maman tenait sur ses genoux et caressait la levrette Azor, qui paraissait douée d'instincts moins musicaux que la levrette Mimi, tandis que la fille avait déposé sa broderie pour s'entretenir avec un grand kakatoès blanc à huppe jaune.

Madame Kegge était plutôt de petite que de grande taille, notablement plus jeune que son époux, notablement plus brune que sa fille et, quoi qu'elle eût pu être jadis, notablement loin en ce moment d'être une beauté aux yeux d'un Européen. Sa toilette était, je dois l'avouer, assez simple et je dirais presque malpropre, mais il est vrai que cela était grandement corrigé par une éblouissante ferronnière qui ceignait son front, et une lourde chaîne d'or qui s'étalait sur sa poitrine, bien que ces joyaux se donnassent l'air de ne vouloir nullement s'accorder avec le costume actuel de madame Kegge. Elle parut embarrassée de ma visite et semblait, au reste, un peu embarrassée de tout, voire du luxe qui l'entourait et de l'attitude dé dignité qu'il lui fallait garder.

Sa fille vint à son secours. Une bonne invention de certaines mères d'avoir des filles! Tandis que le domestique noir m'avançait un siège beaucoup plus près d'elle que de sa mère, la fille se leva du sopha un peu cérémonieusement pour me saluer, et me témoigner le plaisir quelle éprouvait de voir monsieur Hildebrand.

—Papa s'était tant réjoui de posséder chez lui monsieur Hildebrand. Sans doute il ne se ferait pas attendre longtemps, mais une commission urgente l'avait appelé dehors....

C'était vraiment une belle jeune fille que la fille de monsieur Kegge. Elle avait le nez finement dessiné et la bouche de William, mais des yeux beaucoup plus beaux que celui-ci. C'étaient des yeux magnifiques, noirs, brillants, qui pénétraient jusqu'au fond de l'âme; pleins de feu et de hardiesse quand elle levait le regard, ils avaient cependant quand elle les baissait une expression particulièrement douce et languissante. Ses cheveux abondants tombaient, à la manière anglaise, en longues boucles luisantes le long de ses joues un peu pâles, mais pleines. Je savais qu'elle avait trois ans de moins que William qui eût compté alors une vingtaine d'années, mais, comme cela arrive chez les habitants des tropiques, elle était entièrement développée. Un voluptueux négligé de batiste blanche et de tulle chiffonné enveloppait sa taille svelte, et elle ne portait pour tout bijou qu'un rubis couleur de sang passé à son doigt et qui attirait le regard sur sa jolie petite main.

La belle brunette soutint parfaitement la conversation et en remplit les intervalles en causant le plus amicalement du monde avec le kakatoès et en lui faisant becqueter dans sa main de petits morceaux de biscuit, ce qui me fit souffrir de mortelles angoisses pour ses jolis doigts. On devine que je prônai hautement l'animal favori.

—Oh, il parlait si bien! Elle avait commencé à lui apprendre son nom à elle. Coco, comment s'appelle ta maîtresse?

Et elle caressa si doucement la tête de Coco que je souhaitai être Coco.

Toutefois le nom demandé sortit aussi peu du bec corné de l'oiseau que j'eusse moi-même été en état de le dire. Après s'être longtemps laissé cajoler Coco dit:

—Gratter la tête!

C'était évidemment une erreur et Coco l'expia assez durement. Les beaux yeux étincelèrent et la charmante main donna avec un étui d'or un bon coup sur la tête de l'indocile, à la suite de quoi monsieur Coco, inclinant obliquement sa huppe et marchant à petits pas, gagna la partie la plus éloignée de son perchoir, et là se posta, la patte levée pour se défendre, comme un écolier que le maître regarde d'un œil menaçant.

—Papa lui apprend quelquefois des mots pareils par plaisanterie, dit la belle fâchée, mais je trouve cela très-désagréable.

La maman regarda sa fille avec une certaine anxiété.

Je cherchai un nouveau sujet de conversation et j'avais justement l'intention d'appeler les portraits à mon aide, quand monsieur Kegge lui-même rentra.

—Mon immortel ami! s'écria-t-il comme si toute notre vie nous eussions été unis, enchaînés et, quand la rime, telle quelle, l'exige, rivés par les liens de la plus tendre amitié dont il ait jamais été question dans un album. Mon immortel ami! Voilà qui est bien fait, oui vraiment, voilà qui est bien! N'avez-vous encore rien pris? Que désirez-vous? Du madère, du ténériffe, du malaga, du constance? du porto blanc? du vin de fruits? Ma chère enfant, faites apporter les liqueurs sur-le-champ. Que fais-tu là à sommeiller, vaurien?

—Il a été grondé, papa, répondit la jeune fille, parce qu'il dit d'autres mots que ceux que je lui ai appris.

—Sottises que tout cela! Plus il dit de mots mieux cela vaut! Minou, minou! Gratter la tête! Benêt!....

—Papa; j'aime mieux en vérité qu'il ne sache pas tout cela....

—Allons, allons, Harriet, my dear, je ne le ferai plus... Ah çà que dis-tu de notre hôte, monsieur Hildebrand? Et que dit monsieur Hildebrand de ma fille?

Tous deux nous fûmes embarrassés, nous n'avions rien à dire l'un de l'autre.

—Sottises que tout cela! s'écria monsieur Kegge, vous vous familiariserez bien. Dorénavant ni Monsieur ni Mademoiselle, mais Henriette et Hildebrand, s'il vous plaît.

Mademoiselle Henriette se leva pour chercher avec beaucoup d'empressement un livre sur le piano.

Sur ces entrefaites, le domestique avait reçu l'ordre d'apporter les rafraîchissements offerts et déposa sur la table une immense caisse carrée de bois de santal sur laquelle était peint en lettres majuscules le mot: LIQUEURS. Je n'aime pas ces coffres-forts de l'hospitalité dont la serrure et les verrous semblent indiquer le prix qu'on met soi-même à leur contenu. Toutefois, à en juger par les paroles de monsieur Kegge, je crois que je l'eusse réellement obligé si j'avais pu me résoudre à vider l'une après l'autre les six carafes extraites à la fois de leur prison avec accompagnement de verres. Il but à ma bienvenue un verre de madère.

—Ah çà, mon immortel ami, poursuivit monsieur Kegge, voilà ma maison, ma femme, ma fille aînée, et vous verrez tout à l'heure tous les enfants, n'est-ce pas, Anna? Un mot aussi sur notre manière de vivre. Songez que dans les Indes nous sommes sans façons. En Europe on est un peu froide. Vous avez ici de nobles et grands seigneurs; je n'en suis pas; non, en vérité, je ne suis pas noble, je ne suis pas grand seigneur; je suis un parvenu, si vous voulez.

Henriette quitta la chambre.

—Mais, Dieu merci, je ne dépends de personne; c'est bien heureux! Vive la liberté et surtout ici, dans la maison. Libre à vous de faire ou de ne pas faire tout ce que vous trouverez bon, de dormir aussi tard que vous le voudrez; mangez bien, buvez bien,—voilà les lois de la maison. Où est Henriette?

—Dans sa chambre, répondit madame Kegge, elle s'habille pour le dîner.

—Ah! il faut aussi que les enfants viennent se montrer. On sonna, le domestique noir reçut ses ordres, et les enfants parurent.

Je vis entrer d'abord deux beaux garçons, l'un de neuf ans, l'autre de dix. La dureté de leurs yeux noirs trahissait la méchanceté et cependant, hélas! ils n'en étaient pas plus laids. Ils portaient des vestes de drap bleu garnies jusque sur les épaules d'innombrables boutons dorés, un col de batiste à larges plis et rabattu; ils n'avaient pas de cravate et étaient chaussés de souliers échancrés et de bas blancs. Vint ensuite une petite fille de sept ans dont les cheveux noirs tombaient sur son dos en longues tresses attachées par des rubans rouge de sang; puis un petit garçon de cinq ans vêtu d'une blouse en mérinos écossais de couleurs bigarrées; puis derechef une fille de deux ou trois ans dont les petits pieds nus étaient enfermés dans des bottines de couleur, et enfin, sur les bras d'une nourrice, un enfant qui n'avait sur le corps que la jaquette blanche que l'on voyait et la chemise blanche qu'on ne voyait pas.—Ne vous alarmez pas, tendres mères hollandaises, l'enfant avait un air de parfaite santé,—et tenait d'une main un hochet d'or et de l'autre une croûte de pain.

—Les voilà tous! s'écria le papa en prenant le plus petit des mains de la nourrice et en l'asseyant sur son épaule, ce qui fit que l'enfant se mit à rire aux éclats et à se trémousser en agitant ses petites jambes nues, tellement que c'était plaisir à voir.

—J'en ai eu onze, continua monsieur Kegge: William que vous avez connu; Henriette que vous venez de voir; après cela il y a toute une lacune; en premier lieu ma femme fit une fausse couche, puis elle mit au monde un enfant mort: le quatrième est mort d'une fièvre à l'âge de dix ans; viennent ensuite les gamins que voilà; voici Rob, et voilà Adam, qui porte mon prénom; ils sont tous deux plus polissons encore que leur père quand il avait leur âge; entre eux et cette fillette il y a encore un petit qui est mort empoisonné à un an et demi par une imbécile de négresse; cette fillette se nomme Anna; une jolie petite pièce, n'est-ce pas? et ce petit garçon se nomme Jean; n'est-il pas vrai, mon gros paysan? Voici Sophie, et la plus jeune s'appelle Ketty.

Après ce dénombrement de ses enfants, il leur donna à tous un verre de malaga et en fit même goûter à la petite Ketty, ce qui amena sur le visage de l'enfant une laide grimace qui réjouit beaucoup l'auteur de ses jours. La maman jouait avec les boucles de Rob, et Rob avec la queue d'Azor; Adam piquait doucement avec une épingle sa sœur Anna dans la nuque, après quoi il courut vers le kakatoès qui avait visiblement peur de lui. Jean et Sophie se prirent de dispute à propos de la levrette Mimi. Monsieur remit à la nourrice son plus jeune rejeton.

Voilà, nourrice! dit-il, et maintenant retournez à la chambre des enfants! En route, gamins! Amusez-vous bien!

Toute la troupe se précipita vers la porte en riant et criant, et disparut.

—Voulez-vous voir votre chambre à coucher, mon immortel ami? reprit monsieur Kegge qui paraissait avoir fait choix de cette qualification pour moi. Venez avec moi; vous pourrez voir en même temps la bibliothèque.

Il me conduisit à l'étage supérieur dans une chambre de derrière qui avait vue sur le jardin. Je n'avais jamais dormi au milieu d'un luxe pareil. J'y vis un lit d'ange, un canapé, une chaise longue par surcroît, une pendule, une psyché, un lavabo en bois des îles, plus que garni des moindres bagatelles relatives à la toilette.

—Vous n'avez pas peur des armes qui sont dans ce coin, n'est-ce pas? dit monsieur Kegge en désignant une couple d'arcs indiens et une douzaine de flèches empoisonnées, Dieu sait comme. Voici la sonnette, si vous avez besoin de quelque chose, sonnez à faire trembler la maison.

Nous nous rendîmes ensuite à la bibliothèque où flambait un feu gai et où se trouvait réuni un trésor de voyages pittoresques et d'œuvres appartenant à la littérature contemporaine, le tout relié de la façon la plus exquise.

—Venez ici quand vous vous ennuierez! Ce sopha est très-confortable. Ce tiroir renferme des gravures. La plus grande partie de ce que vous voyez ici a été acheté en Angleterre, et Henriette complète maintenant le collection. Je ne puis m'occuper toujours de ces babioles. Henriette a été en pension à Arnhem pendant deux ans... Mais au bout de ce temps nous sommes revenus dans le pays et l'avons reprise à la maison; elle était trop grande, et puis elle n'eût fait qu'embrouiller ses idées. Elle sait l'anglais, et quand on ne peut apprendre le français en deux ans, on n'en apprendra jamais. Ces longues années de pension, voyez-vous, sottises que tout cela! Je ne mettrai plus en pension aucun de mes enfants; ils ont à la maison des maîtres patentés; je ne veux voir chez moi ni gouverneurs, ni gouvernantes. Et quant aux filles, voyez-vous, ma femme ne comprend pas un mot de français, et cela ne l'a pas empêchée d'avoir onze enfants... Voyez-vous ce tigre empaillé? C'est moi qui l'ai tué dans ma plantation de sucre. Le coquin ôtait venu jusqu'à trois fois enlever un veau.

Nous allâmes plus loin et, en une demi heure, monsieur Kegge m'eut fait voir toutes les chambres de la maison, le jardin, l'écurie et la remise, le tout avec accompagnement de commentaires aussi prolixes, et de quoi il me parut de plus en plus évident que monsieur Jean-Adam Kegge était fort épris de sa richesse, de ses enfants et de lui-même. Il semblait parfaitement convaincu qu'il avait une fortune inépuisable et qu'il était un parfait bon garçon, dix fois meilleur que tous les nobles et puissants seigneurs possibles, et pleinement autorisé à se débarrasser de tous les soucis du monde et de toutes les convenances par son exclamation favorite: sottises que tout cela!

Quand nous eûmes tout visité, madame nous attendait dans la salle à manger. Henriette reparut avec une robe de soie bleue qui ne lui seyait pas tout à fait aussi bien que son négligé blanc. J'eus l'honneur d'être placé entre elle et madame sa mère. Monsieur était assis au-dessus de moi, et les enfants se rangèrent comme ils le trouvèrent bon. Près du couvert de l'ainé qui, à la vérité, avait déjà dix ans, se trouvait un carafon de vin aussi bien qu'auprès du mien. Au bout de la table se trouvait encore une chaise vide et quand nous fûmes tous assis, entra une petite femme maigre, plus brune encore que madame Kegge. Elle pouvait être âgée de soixante ans environ, comme le faisaient présumer quelques mèches de cheveux gris; elle ne portait pas de faux cheveux. Elle était vêtue de noir, sauf un mouchoir de soie des Indes d'un rouge vif, retenu par une épingle. Derrière elle marchait un beau chien aux formes allongées qui, dès qu'elle eut pris place, s'assit à côté de la chaise et posa la tête sur ses genoux, tandis qu'elle appuyait sur cette tête sa main brune. Il y avait quelque chose de saisissant dans cette apparition, bien que personne ne fit attention à celle qui entrait. On l'appelait grand'maman, mais je doutais parfois si ce nom ne lui était pas donné par plaisanterie. Elle-même parlait peu et d'une façon un peu décousue; mais je la vis une fois hocher la tête d'une manière très-significative quand monsieur Kegge raconta qu'il avait conclu le marché de la nouvelle voiture et que désormais elle serait conduite à l'église plus confortablement encore que par le passé.

—Allons, allons! s'écria-t-il, pas de hochements de tête! sottises que tout cela! Ce sera la plus belle voiture de la ville, et les plus nobles et puissants seigneurs... J'ai envie d'y faire peindre un écusson portant un Keg[5] d'or sur champ d'argent et surmonté d'une grande couronne de planteur formée de cannes à sucre et de fèves de café.

—Je n'y mettrais que les lettres J. A. K. dit la vieille dame sèchement; aussi bien pourriez-vous enjoliver ces lettres autant qu'il vous plairait.

Je ne vous décris pas le dîner avec ses mille sauces fortement épicées, sauce aux tomates et autres, cayenne, zoya, vinaigre aux herbes aromatiques, atjarbambou, pickles anglais, etc., et je n'essaierai pas davantage de vous donner une idée du vin de Porto de monsieur Kegge, vin qu'il réservait pour les circonstances tout à fait extraordinaires, mais qui était tellement hors ligne que monsieur Kegge déclarait devoir être réduit à une rixdale de Zélande si jamais vin pareil était bu ailleurs, sauf peut-être à la table du roi d'Angleterre. Madame mangeait beaucoup, et Henriette peu, mais on pense bien que cette dernière parlait infiniment plus; elle surveillait aussi la table et prenait soin que les plats fussent abordés dans l'ordre convenable, bien que son père prêchât de temps en temps contre ses dispositions et excusât en même temps sa faute par un: sottises que tout cela! Les levrettes de madame se tenaient très-tranquilles grâce au respect que leur inspirait le grand chien de la vieille dame, mais les enfants qui étaient élevés en liberté faisaient un effroyable tapage.

Après le repas, le domestique noir présenta le café et je dus goûter une liqueur écossaise qui me brûla le gosier comme du feu.

Dès la fin du dîner la vieille dame s'était levée et s'était retirée, suivie de son fidèle chien. Les enfants étaient demeurés dans la salle à manger où la petite Anna s'était emparée du pot de morelle[6] et, tandis que la société se séparait, s'en servait derechef à elle-même et à ses petits frères, et lorsque sa mère la priait d'une voix affectueuse de ne pas abuser de ce mets ... elle se bornait à répondre que c'était si bon.

—Vous ne prendrez pas en mauvaise part que j'aille un instant à la bibliothèque, dit monsieur Kegge; voici mon heure: d'étude! Et il quitta la salle avec un bâillement très-peu contenu.

Madame s'installa sur le sopha dans une commode attitude, jeta sur sa tête un mouchoir de soie bariolée, et se prépara également à la sieste.

La jolie brunette et moi demeurâmes donc à peu près seuls dans le demi-jour du crépuscule qu'éclairaient seulement les flammes capricieuses d'un feu qui brûlait joyeusement. Elle s'assit dans l'embrasure d'une fenêtre et déclara qu'elle s'estimait heureuse d'avoir après dîner si agréable compagnie.

C'était charmant; mais je fis la remarque qu'une heure d'isolement à la tombée du soir a bien son prix.

Elle n'aimait pas l'isolement. Elle aimait une profusion de lumières, un entretien animé, une société nombreuse, et elle ajouta:

—Hélas! il n'y a absolument pas de conversation ici!

Je m'étonnai de ce fait phénoménal qu'une ville qui compte tant de milliers d'habitants n'eût pas la moindre conversation.

—Ah! répondit Henriette, il faut savoir que les gens sont ici terriblement froides; ce sont toutes coteries où l'on n'accueille personne. Il y a bien, à la vérité, assez de familles qui voudraient bien nous fréquenter, mais celles-là ne nous conviennent pas.

Je comprends parfaitement une semblable situation. Il y a dans chaque ville des familles qui ne sont pas orientées, qui ne s'accommodent ni du rang ni de la position qui leur convient; des familles sans relations qui haussent la tête devant le simple et bon bourgeois dont le père et le grand-père ont été comme lui simples et bons bourgeois, mais qui s'étonnent que les premiers cercles ne les reçoivent pas à bras ouverts. D'où vous vient cette prétention, mes chères gens? Faut-il donc, madame, parce que votre mari occupe un emploi qui l'élève au niveau de six ou sept grands seigneurs que compte la ville, que les six ou sept femmes de ces grands seigneurs oublient instantanément que votre naissance est bourgeoise, votre origine bourgeoise, votre ton bourgeois? Cela vous surprend-il, vous, femme d'un riche négociant, que les plus hauts cercles ne se soient pas rapprochés de vous, à mesure que votre mari en est venu par degrés à habiter une maison plus vaste, à mettre ses domestiques en livrée, à acheter un plus grand nombre de chevaux, voire même peut-être une seigneurie? Faut-il donc, mademoiselle, parce que votre père est revenu des Indes Orientales ou Occidentales avec quelques tonnes d'or, et éclipse le plus respectable patricien, le meilleur gentilhomme, par son fastueux étalage, faut-il que le respectable patricien, le gentilhomme d'illustre race tende à l'instant la main à tous les vôtres et désire vous voir la femme de son fils? Ne savez-vous donc pas que si ces cercles dans lesquels vous êtes si désireuse d'entrer s'ouvraient devant vous, vous seriez en proie à une anxiété continuelle; vous craindriez à tout instant quelque allusion à l'origine de votre père, quelque piquante méchanceté sur votre soudaine élévation sociale? Ne vaudrait-il pas mieux que vous vous résignassiez à rester dans la situation qui vous convient, qui en vaut une plus élevée et dans laquelle vous seriez honorée et considérée? Ne serait-il pas bien préférable que vous fussiez les premiers entre les bourgeois plutôt que les derniers dans le grand monde qui ne vous accueillerait que par tolérance? En vérité je comprends mieux la retenue de ce monde que votre ambition. Ces gens-là se tiennent parfaitement satisfaits de la fréquentation de leurs égaux; ils redoutent de faire des avances dont ils pourraient se repentir plus tard; les dames craignent d'avoir à rougir parfois de leurs nouvelles connaissances, si elles vous prenaient en amitié et que vous vinssiez; quelque jour à montrer que vous êtes des intruses, voire tout à fait déplacées dans une caste où vous seriez admises sans être initiées à ses secrets! et pour parler plus bref encore, elles ne voient pas au juste pourquoi elles vous recevraient dans leur société.—Mais vous-mêmes, vous qui vous dressez sans cesse sur la pointe des pieds pour voir à travers les fenêtres comment ces dames meublent leur maison, comment elles disposent leur table, comment elles dressent leurs domestiques, vous qui les provoquez et les défiez en vous évertuant à faire une toilette plus somptueuse que la leur, et qui étalez tour à tour l'imitation, la parodie, la charge de cette; toilette;—vous qui, tout en vous plaignant de l'orgueil peu chrétien des grandes dames qui ferment leur porte à une famille qui n'appartient pas à leur condition, fermez votre propre porte à double tour à des familles qui sont parfaitement de votre rang, je ne sais comment il se fait que vous n'ayez pas abjuré depuis longtemps cette folle ambition? Une poule vaut tout autant et peut-être mieux qu'un faisan, bien qu'elle n'appartienne pas à la catégorie des oiseaux à plumage doré. Si elle dédaigne la société des poules, ses compagnes, il ne lui reste qu'à aller s'installer seule sous quelque sapin, à s'y becqueter les plumes et à apprendre aux canards qui passent devant elle que sa cousine au dixième degré était une faisane. Mais les poules se trouvent si bien entre elles que, dans leur simplicité, elles s'estiment les unes les autres, elles admirent réciproquement leurs œufs, elles caquètent et gloussent ensemble que c'est plaisir à voir. Mais j'ai une autre comparaison à votre adresse. Vous ressemblez aux chauves-souris mal vues parmi les oiseaux et qui méprisent les souris, qui n'ont d'autre plaisir que de parader quelque peu à l'heure du crépuscule avec une espèce d'ailes qui vraiment leur vont aussi mal que si elles ne leur appartenaient pas.

Il me parut, à cette même heure crépusculaire, que la belle Henriette s'abandonnait aux tortures de cette misérable ambition. Je ne connaissais pas encore Madame; mais quant à Monsieur, tout brusque qu'il fût à l'endroit de ce qui était grand et haut, il m'avait beaucoup trop parlé de nobles et puissants seigneurs pour que je ne le soupçonnasse pas de porter à ceux-ci une secrète jalousie. Dans son orgueilleux aveu qu'il était un parvenu, il y avait peut-être autant de dépit que de sincérité.

Dans le cours de notre conversation, Henriette me raconta des merveilles de la maison, des chevaux et des esclaves que sa famille possédait aux Indes. Il y avait un esclave pour le mouchoir de poche, un esclave pour l'éventail, un esclave pour le livre de prières, un esclave pour le flacon d'essence. Elle parla aussi de son pensionnat et se plaignit de la vilaine supérieure qui était détestée de toutes les jeunes filles, et elle mentionna la charmante Clémentine, sa meilleure amie, et avec laquelle elle sympathisait en tout. Elle avait une prodigieuse envie cohabiter La Haye ou de faire un voyage en Suisse. A cette occasion, elle manifesta le goût de gravir toutes les montagnes que les dames ne gravissent pas habituellement. Elle trouvait insupportable que les gens missent le nez derrière leurs rideaux dès qu'ils voyaient une dame à cheval et que dans cette ville maudite on ne pût se montrer en public en compagnie d'un monsieur sans être fiancés du coup par la voix publique. C'est là un grief que j'ai entendu élever par toutes les dames possibles contre toutes les villes possibles, mais dont, à vrai dire, je n'aperçois pas toute l'horreur.

Scènes de la vie Hollandaise

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