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IV

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Angoisses paternelles et amour filial.

Quiconque invite Hildebrand à venir loger sous son toit, n'a pas en lui, j'ose le dire, un hôte trop incommode: mais il est une chose à laquelle il tient infiniment. Il lui faut non-seulement un coin à part où il couche, mais encore un coin à part où il puisse être seul, un lieu de refuge, quelque exigu qu'il soit, où il puisse s'appartenir à lui-même, et, sans être dérangé ni épié, faire, pendant une partie de la journée, ce qui lui convient; c'est là, pendant l'hiver, une condition difficile à remplir pour certaines gens, car il se peut qu'on ne puisse allumer le poêle dans telle chambre, à cause du vent, ni faire de feu dans telle autre, attendu qu'il y fume trop; et, bien qu'Hildebrand puisse, à la rigueur, prendre son parti d'un peu de froid, il lui est absolument impossible de s'installer dans un appartement où il fait sérieusement froid. En attendant, c'est une terrible chose que d'être condamné à se tenir depuis le déjeuner jusqu'à l'heure du café dans la chambre commune, d'abord dans la société de dames en négligé, puis d'un domestique qui vous prie de lever votre livre pour essuyer un peu la table, puis tout seul, puis de nouveau dans la société de l'un ou l'autre qui vient écrire une lettre, le tout assaisonné d'une conversation indifférente, soporifique, à bâtons rompus. Non! le jour conversable ne commence pas avant une heure. La lecture de la Bible et le recueillement conviennent au déjeuner; après celui-ci il faut la solitude et le travail; la sociabilité n'acquiert ses droits qu'à l'apparition du café, et je n'ai aucune considération pour l'homme qui raconte une anecdote ou dit un trait d'esprit avant qu'il soit une heure bien sonnée.

J'étais resté jusqu'à une heure dans la bibliothèque, où je m'étais mis à mon aise, et j'avais passé mon temps non pas à m'ennuyer selon la mode, sans occupation déterminée, en tirant du rayon tel ou tel livre, en le parcourant et le remettant en place; mais bien à commencer un petit ouvrage dont j'avais apporté les matériaux avec moi, ouvrage que je pouvais abandonner à tout instant, mais qui me souriait assez pour que je m'en occupasse avec intérêt.

Je descendis et fut salué par mon amphitryon du titre de savant qui avait passé toute la matinée le nez dans les livres; sottises que tout cela! Monsieur Kegge consentait à être un dromadaire s'il ne se fût pas endormi à ma place.

Henriette entra; elle paraissait extraordinairement contente et joyeuse, et tenait à la main un petit billet de couleur violette, qu'on eût dit qu'elle venait de recevoir à l'instant.

—Mon enfant, lui dit monsieur Kegge, tu sors ce soir, entends-tu?

—Et pour où aller, papa? demanda Henriette,

—Chez le cousin de Groot, mon cœur! pour dorer.

—Pour quoi? demanda Henriette dont le visage se rembrunit.

—Pour dorer les gâteaux! dit le père. Saperlotte, j'ai fait tout cela aussi dans mon jeune temps: j'ai doré des hommes, des femmes, des cochons, des lits, Adam et Eve, des vaisseaux, enfin tout le tremblement! Ne sais-tu pas que nous touchons à la saint Nicolas?

—Moi, dorer des gâteaux chez les de Groot, papa! c'est impossible; je vous en remercie. Non, vraiment, grand merci, dit Henriette d'un ton résolu, je n'en ferai rien.

—C'est fort bien, ma chère fille, dit monsieur Kegge; mais j'ai accepté pour toi et tu ne peux t'en dispenser; c'est toute une partie de dames.

—Et quelles dames viendraient chez les de Groot? demanda la belle ironiquement.

—Est-ce que je le sais, mademoiselle Henriette? dit le père en ôtant d'une façon plaisante, bien qu'avec un visible embarras, le bonnet qu'il portait à cause de la place vide que nous avons signalée sur son cuir chevelu; je veux être un vanneau si je les connais. Ton cousin m'en a nommé plusieurs: mademoiselle Riet, mademoiselle Bekker, mademoiselle ci et çà; il dit que ce sont des jeunes personnes tout à fait comme il faut.

—Et pourquoi donc Sara ne m'a-t-elle pas invitée hier?

—Parce qu'elle l'a oublié, dit-il.

—Parce quelle n'a pas osé, rectifia Henriette rouge d'indignation.

—Ma chère Henriette, dit le papa d'une voix caressante, je verrais avec plaisir que tu fusses en bons termes avec les de Groot. Quand nous sommes arrivés ici tout à fait étrangers, ils nous ont rendu mille services. Le cousin a loué cette maison pour nous et nous a aidés en tout; c'est un honnête homme et est-ce sa faute qu'il ne soit pas un noble et puissant seigneur et ne porte pas de gants glacés comme notre ami Van der Hoogen? J'ai accepté pour toi; tu iras, n'est-ce pas? Je veux que tu y ailles.

—C'est bien, j'irai, répondit Henriette pâle de colère, mais si je joue mal vendredi ce sera votre faute.

—Je prends cela sur moi; mais, à propos de vendredi, peut être cela te déplaira-t-il aussi, j'ai promis une carte d'entré au cousin de Groot.

—C'est bien, dit Henriette se mordant les lèvres de dépit.

—De qui est cette lettre violette?

—Je l'ai reçue avec la musique.

—Ainsi, mon enfant, ce soir tu vas dorer, c'est entendu? Hildebrand pourra aller te chercher si le cœur lui en dit, et dans ce cas il devra y aller de bonne heure, pour pouvoir prendre part au tirage au sort du plus grand morceau. Ce sont vraiment d'excellentes gens, Hildebrand, des gens tout à fait bien. Vous avez vu Sara hier. Henriette, ajouta-t-il et clignant des veux, Henriette devrait bien lui ressembler!

Henriette frémit.

—Mais elle, elle a aussi de biens beaux veux noirs, dit son père en lui donnant un baiser. Harriet, my dear, il ne faut pas être fâchée.

Harriet, his dear, détourna la tête.

Le père fut embarrassé.

—Il fait beau temps, reprit-il, un temps superbe! j'ai fait mettre les gris-pommelés à la birouchette; je veux faire un petit tour avec mon hôte. Nous accompagnes-tu, Henriette?

—J'ai à écrire et à copier de la musique, répondit-elle en ouvrant un portefeuille et en en tirant une feuille de papier Bath, sur lequel elle se mit à l'instant à écrire avec ardeur.

—En ce cas nous partons seuls; il fait trop froid pour maman.

Il se fit un court silence.

—Ta toilette pour vendredi est-elle en ordre, Harriet? demanda monsieur Kegge.

—Je n'en sais rien, répondit Harriet.

—Ne te faut-il rien de nouveau, une ferronnière ou quelque chose comme cela?

—Non, papa.

Les gris-pommelés étaient attelés; Henriette continuait à bouder. Nous prîmes congé d'elle et montâmes dans la birouchette.

—Henriette est fâchée! dit le père quand nous fûmes assis, oui, oui, ces petites dames veulent être ménagées... Et Henriette a beaucoup de caractère!

Nous parcourûmes d'abord les principales rues de la ville et ébranlâmes les fenêtres de leurs habitants respectifs; monsieur Kegge assurait qu'il fallait aller grand train, et qu'autrement il était impossible de s'attirer le respect des piétons. Je pus lire clairement les mots: Cela n'est pas permis! sur le visage de plusieurs juifs qui parcouraient la ville avec des brouettes et de vieilles femmes qui revenaient du marché aux poissons, et qui, à un coin de rue ou l'autre, ne pouvaient se ranger assez vite devant la voiture. Je vis aussi de graves messieurs avec des cannes sous le bras et qui, bien que la rue fût suffisamment large, jugeaient plus sûr de suspendre leur promenade jusqu'à ce que le véhicule fût passé, et encore des bonnes d'enfants qui, à vingt maisons de nous, se saisissaient et attiraient par le bras vers elles les chers enfants confiés à leurs soins, pour montrer à tout le monde combien elles veillaient sur eux avec sollicitude. Dans un café, trois ou quatre messieurs tenant horizontalement leur pipe à la bouche, vinrent regarder par dessus les baguettes de cuivre des rideaux. Tout attestait la respectueuse admiration qu'inspiraient les beaux chevaux gris-pommelés, la jolie voiture, le grave cocher et le laquais noir debout derrière, qui regardait tout autour de lui avec une imperturbable majesté et en imposait à tous, sauf aux gamins qui sont au-dessus de tout préjugé et qui lui criaient: «Beau garçon! prenez garde que le soleil ne vous brûle le teint!»

Toutes ces marques d'attention et d'intérêt qu'on accordait à sa personne et à sa propriété, ne parurent cette fois ni chatouiller la vanité de monsieur Kegge ni exciter sa joyeuse humeur.

Nous franchîmes la porte, suivîmes la chaussée et fîmes une jolie promenade dans les environs qui étaient très-boisés. C'était une magnifique journée d'arrière-saison. Il avait peu plu cet automne, et il n'y avait pas encore eu le moindre orage. Les arbres étaient encore parés d'une bonne partie de leur couronne de verdure. Les teintes jaune d'or et rouge de sang des ormes et des hêtres resplendissaient magnifiquement sous les tièdes rayons du soleil. Çà et là un chêne étalait ses branches inférieures déjà jaunissantes, tandis que sa cime était encore verdoyante, et le sombre feuillage des sapins insultait par moments aux autres fils des forêts qui paraissaient si fiers encore de leur splendeur à son déclin, et qui bientôt, nus et dépouillés, se verraient exposés aux rigueurs de l'hiver.

Mais ni la belle nature, ni l'éclat du soleil, ni la fraîche brise d'automne ne pouvaient dissiper le nuage qui obscurcissait le front de monsieur Kegge. Je m'efforçais d'animer la conversation et d'attirer sa pensée sur mille sujets; mais chaque fois je m'apercevais clairement que cette pensée en revenait à l'irritation de sa fille chérie.

Les chevaux gris-pommelés étaient extrêmement ardents et couraient parfaitement, et le cocher fit remarquer, à plusieurs reprises, à monsieur Kegge que celui qui était sous la main avait enfin renoncé à tous ses caprices. Il semblait que cela ne touchât point monsieur Kegge; il songeait aux caprices d'Henriette. Le cocher réussit, après une longue lutte, à dépasser la voiture d'un noble et puissant seigneur, mais monsieur ne se frotta pas les mains avec le plaisir avec lequel je suis convaincu qu'il l'eût fait le jour précédent. Il était oppressé. Il s'efforçait bien de temps en temps de secouer le fardeau qui pesait sur lui, ou de se le dissimuler en faisant par intervalles quelque sortie brusque ou plaisante, mais il retombait aussitôt dans un morne silence. Ce n'était plus l'homme de la veille. Ce monsieur Kegge si indépendant, si bruyant, si remuant, si peu soucieux de quoi que ce fût, était découragé et abattu, et cela par le caprice d'une jeune fille de dix-sept ans, qu'il chérissait et craignait à la fois. Mademoiselle Toussaint, en qui je ne sais ce qu'il faut admirer le plus de la perspicacité avec laquelle elle saisit les mystères de la vie intérieure, ou de la délicatesse et en même temps de la puissance avec lesquelles elle les peint dans ses écrits, a décrit d'une façon supérieure cette forme de l'amour paternel.

En revenant, monsieur Kegge ordonna d'arrêter à la porte d'un fleuriste.

Le palefrenier noir descendit et sonna.

—Monsieur est-il chez lui, ma fille?

—Monsieur est à Amsterdam.

—Mais Barend est peut-être à l'ouvrage? cria Kegge de la voiture.

—Oui, Monsieur, Barend est là; si Monsieur veut descendre...

Nous mîmes pied à terre, et l'on nous conduisit vers la maisonnette dite des oignons, où nous aperçûmes bientôt Barend au milieu de treillis couverts de bulbes, de caisses en bois remplies de semences, et dans une atmosphère saturée de fortes et odorantes effluves.

Barend était le plus vieux domestique, le maître ouvrier du fleuriste chez lequel nous entrions; il avait, pour un homme de sa condition, l'extérieur le plus vénérable. Il était de petite taille, portait un habit bleu de coupe antique, une culotte courte, des bas gris et de grandes boucles d'argent de forme carrée aux jarretières et aux souliers; son tablier blanc était relevé en diagonale. Malgré son âge, il portait encore la tête très-droite. De rares cheveux blancs tombaient le long de ses tempes, mais son visage ridé avait cette saine rougeur que gardent jusque dans leur vieillesse ceux qui ont passé leur vie en plein air. Ses yeux bleus avaient une expression de douceur et de bienveillance, et sa bouche s'était affaissée juste assez pour prendre un pli des plus affables.

—Barend, dit monsieur Kegge, il me faut un beau bouquet.

—Cela ne sera pas facile, monsieur Kegge, répondit Barend.

—Avec de l'argent et de bonnes paroles, Barend, reprit Kegge; peu m'importe ce que cela coûte; vous-savez que je n'y regarde pas de près.

—Tout cela est bon à dire, dit Barend, mais on ne peut forcer la nature. C'est une autre affaire, voyez-vous. C'est le plus mauvais moment de l'année; nous avançons joliment vers la Noël, savez-vous. Venez au printemps aussitôt qu'il vous plaira, monsieur Kegge, et je vous donnerai une poignée de fleurs forcées à vous mettre le cœur en joie; mais à présent tout est fini. Il peut encore y avoir là bas un seul chrysanthème ... mais il est fané, monsieur Kegge. Je vous le dis encore une fois, on ne peut forcer la nature d'une chose. On peut bien la forcer; mais il y a forcer et forcer; et quand vous forcez une chose qui ne peut pas bien être forcée, qu'y gagnez-vous? Vous vous donnez des peines inutiles.

Monsieur Kegge coupa court à ce flux de paroles peu compréhensibles du vieux Barend en disant:

—Allons, allons, mon brave Barend, si vous cherchiez bien dans toutes les serres?

—Voyez-vous, dit Barend, vous pensez bien que j'aimerais autant vous donner le pot tout entier que d'en couper le cœur, car toute la force de la plante est là. Une fleur, monsieur Kegge, je le répète toujours, une fleur est juste comme un homme. Si je vous ôtais le cœur de la poitrine, vous ne pourriez plus vivre non plus. Voilà la vérité vraie... Qu'en dites-vous, Monsieur? ajouta-t-il en s'adressant à moi.

Monsieur Kegge n'attendit nullement ce que je pouvais avoir à dire sur ce point.

—Mais pour une pièce de cinq florins, dit-il avec impatience, je puis bien encore avoir quelque chose?

—Écoutez, dit Barend, en tirant de sa poche sa serpette qu'il ouvrit, s'il y a des fleurs elles ne vous coûteront pas cinq florins; vous pourrez avoir quelque chose de très-bien pour quatre florins. Mais nous sommes si diablement hors de saison. Est-ce pour Madame?

—Non, Barend, c'est pour ma fille.

—C'est la même chose, reprit le vieux jardinier; les dames sont nos meilleurs chalands pour les fleurs, mais si nous n'avions que les fleurs pour vivre!...

—Mais que diantre avez-vous donc d'autre?

—Parbleu, les oignons, dit Barend; les fleurs ne signifient rien. C'est de la misère. Tenez, poursuivit-il, en montrant un pot qui n'avait pas de fleurs, mais une quantité de petites feuilles finement découpées, n'avez-vous pas envie de cette petite chose-là? Ou l'auriez-vous déjà peut-être?

—Qu'est-ce que c'est, Barend?

—C'est, dit Barend, la véritable mimosa noli me tangere.

—Pas de latin à propos de pots, s'écria Kegge; sottises que tout cela! Comment cela s'appelle-t-il dans votre langue maternelle, mon brave?

—C'est la sensitive, répondit Barend.

—Je vous remercie, reprit Kegge, se souvenant probablement qu'il avait déjà cette petite chose.

Nous parcourûmes d'abord le jardin où était encore épanouie une seule rose de tous les mois, qui avait très-bonne mine, bien que Barend assurât que le cœur devait en être gâté par l'humidité; nous visitâmes ensuite les serres où le vieillard coupa çà et là un pélargonium, un chrysanthème, une primevère de la Chine, de sorte qu'en définitive, nous parvînmes à réunir un bouquet très-présentable, pendant que Barend, à propos de chaque fleur, faisait étalage de sa science et satisfaisait sa démangeaison de parler. Lorsqu'il ferma derrière lui la porte de la dernière serre, monsieur Kegge laissa imprudemment échapper cette question:

—Mais Barend, depuis combien de temps êtes-vous ici?

—Depuis cinquante-cinq ans, Monsieur, Dieu et l'honneur aidant, répondit-il; j'aurai soixante-huit ans à la Chandeleur, et j'en avais treize quand je suis entré ici comme garçon jardinier.

—Vraiment, mon brave! et vous avez encore si bon air! remarquai-je.

—Oh! répondit Barend, il faudrait que Monsieur vît ma femme. Celle-là est aussi dans les soixante, mais c'est bien autre chose encore. J'ai eu d'elle treize enfants, et il y a juste vingt et un ans de différence entre le plus jeune et l'aîné. Maintenant ce n'est plus cela, mais il y a une dizaine d'années il est arrivé plus d'une fois que les gens lui demandaient si son père était à la maison.

—Cela est beau, dit Kegge, très-beau, Barend! Aux Indes il en est autrement. Il peut bien y arriver que la mère et la fille ne diffèrent que de quinze ans, mais les femmes y vieillissent de bonne heure, mon brave.

A ces mots, M. Kegge tira sa bourse de sa poche et prit l'attitude d'un homme qui va partir. Mais Barend en jugea autrement et s'appuya contre le mur de la serre avec tout l'air de l'homme qui va commencer une longue histoire.

—Ces messieurs auraient dû connaître mon père, dit Barend; c'était là un homme solide. A sa mort il avait près de soixante-six ans et possédait encore toutes ses dents. Nous demeurions dans ce temps-là à Uitgeest: eh bien, il courait d'Uitgeest à Alkmaar pour prendre le café (nous avions une tante à Alkmaar), et il revenait de même à la maison sans s'apercevoir de rien. Et si ce n'était un maudit paysan, il se porterait encore bien.

—Il serait joliment vieux pourtant, dis-je.

—C'est égal! dit Barend, c'est égal! il n'aurait guère que cent et cinq ans et il aurait pu facilement y arriver. Mais il faut que je raconte cela à ces messieurs. Il était à travailler chez un paysan, car mon père était charpentier de son état, le paysan s'appelait Stoutema. Ce que c'est que le sort! Voilà que la fièvre lui tombe tout d'un coup sur le corps. Pour lors mon père était d'une nature telle, avec votre permission, que quand il pouvait venir à suer il était guéri. Mes gars, dit-il à ses compagnons, j'ai une grosse fièvre. Eh bien! dirent-ils, il faut t'aller coucher un instant sur le Koes. Le Koes, c'est comme ces messieurs peuvent savoir, la place derrière les vaches, où les domestiques se couchent pendant l'heure du repos[1]. Mais Stoutema dit: Cela ne se peut pas, car on vient de refaire le lit pour les garçons; et mon père dut monter sur la meule de foin. Pour cela il lui fallait monter une longue échelle qui avait une quarantaine d'échelons; il eut bien du mal avant d'arriver en haut; il se fit là un trou, ramena le foin sur lui et resta tranquille. Il y était depuis une heure quand arriva la barque, et les ouvriers retournaient avec à la maison, car il sonnait midi. Ils crièrent à mon père:—Jean, descends, voici la barque! Mais mon père dit:—Non, je sue trop! laissez-moi couché ici! Eux dirent:—Si tu devenais plus malade, tu ferais mieux de venir avec nous. Alors mon père descendit du tas de foin, mais, voyez-vous, il suait encore. Alors on demanda à Stoutema des couvertures de vache; mais il ne voulut pas en donner.—Il faut que mes couvertures de vache restent sèches, dit-il. Alors quelques-uns ôtèrent leur blouse et la mirent sur mon père; mais cela n'aida à rien, car c'était trop court. Ils arrivèrent comme cela à Uitgeest, mais il y avait bien encore une lieue et demie à faire. Mais ces gens-là avaient sûrement bien besoin de leur temps puisque aucun d'eux n'alla avec mon père. Ses jambes étaient devenues si roides qu'il ne pouvait plus aller et tombait de côté et d'autre. Les gens qui l'ont vu alors auront bien sûr pensé en eux-mêmes; cet homme-là est soûl! Quand il arriva à la porte de la maison, il voulut prendre le bouton...

Ici la voix du vieux Barend qui allait s'affaiblissant et se brisant de plus en plus, s'éteignit tout à fait et il fondit en larmes. Il porta la main gauche derrière la tête et se mit à arracher ses rares cheveux.

—Voyez-vous, dit le vieillard en frappant du pied et avec autant de colère et d'indignation que si son père fût mort la veille, voyez-vous, quand je pense à ce paysan!...

—Il voulut prendre le bouton, continua-t-il avec plus de calme, mais cela n'alla pas. Trois jours après, c'était un mort. Mais sans ce paysan, dit-il en frappant du pied derechef, il pourrait facilement vivre encore.

Monsieur Kegge avait des larmes dans les yeux. Il tâta dans sa bourse:

—Tenez, Barend, dit-il, ce qu'il y a au-dessus de quatre florins est pour vous. Maintenant mettez-moi le bouquet dans une grande boîte.

Barend alla chercher la boîte.

—En tout cas, ce vieux père Barend n'a pas été étouffé au berceau, remarqua monsieur Kegge avec une gaieté affectée et, s'essuyant les yeux, il ajouta: Un vieux gaillard comme cela finirait par vous rendre triste.

Nous fûmes bientôt prêts et de retour à la maison. Henriette qui se repentait déjà de sa colère avait repris une mine affable, et lorsque son père lui offrit les fleurs, il y eut des larmes dans ses beaux yeux. Elle était honteuse.

—Vous êtes pourtant un bon papa! dit-elle en l'embrassant et en arrangeant de sa jolie main les cheveux de monsieur Kegge. Je ne le méritais pas! ajouta-t-elle, et elle pencha la tête sur le sein de son père.

—Pas de jérémiades! dit le père. Sottises que tout cela! Il faut toujours être de bonne humeur.

Je commençai d'aimer Henriette dix fois davantage. Le perroquet criait:

—Douce maîtresse!

Nous étions encore au dessert lorsque Monsieur Van der Hoogen, qu'à part moi je n'appelais pas autrement que le charmant, fut annoncé et introduit.

Henriette rougit terriblement.

—Ne vous dérangez pas, ma chère dame; pardon, monsieur Van Kegge. Je me présente à une heure bien indue, n'est-ce pas. J'avais à dire une chose à mademoiselle Van Kegge, une chose des plus affreuses; j'en suis au désespoir...

Je considérai attentivement monsieur Van der Hoogen, mais je ne remarquai ni ces cheveux en désordre ni ces yeux hagards que je me représentais, grâce aux poètes, comme la condition sine qua non du désespoir. Au contraire, grâce à cet onguent connu chez les coiffeurs sous le nom de cosmétique, les boucles du personnage étaient aussi luisantes et aussi régulières que la veille; son regard était tout à fait calme, et la main du désespéré monsieur Van der Hoogen ne tremblait pas non plus quand il l'étendit vers un verre de porto que lui offrit mon hôte.

—Je dois vous dire, continua-t-il en s'adressant à Henriette, qu'il m'est impossible d'assister jeudi soir à votre répétition. Je viens de recevoir tout à l'heure une invitation à un grand souper chez monsieur Van Lemmer; je ne puis me dispenser d'y assister, et je dîne le même jour chez madame d'Autré. Demain, comme vous le savez, il y a soirée chez le général. Si vous ne pouviez répéter ce soir, je serais vraiment désolé... et j'ai bien peur que vous ne le puissiez pas...

Le père timoré saisit l'occasion de réparer complètement le mal qu'il avait fait le matin, car si l'irritation d'Henriette l'avait effrayé, ses larmes l'avaient pleinement convaincu qu'il avait été injuste envers elle: peut-être aussi redoutait-il un peu une nouvelle rupture de la paix.

—Dans ce cas-là, Henriette, dit monsieur Kegge en se hâtant de prendre la parole, il ne te reste pas autre chose à faire qu'à demeurer à la maison. Tu peux t'excuser; de cette façon il n'y aura pas de mal.

—Aviez-vous une invitation? C'est ce que je redoutais, dit Van der Hoogen; mademoiselle Kegge est si chérie partout. Non, non, s'il vous faut sacrifier quelque chose, ne le faites pas; je...

—Non, dit monsieur Kegge, je tiens à cette répétition. Nous vous attendons positivement ce soir. Vers sept heures, n'est-ce pas?

—Charmant! charmant! s'écria monsieur Van der Hoogen en quittant sa chaise. Ne vous dérangez pas! A ce soir!

Il gagna la porte en faisant une sorte d'entrechat.

Je compris mieux encore qu'avant le dîner la confusion et les larmes d'Henriette. C'était un coup monté, et monsieur Van der Hoogen partit avec la bienheureuse conviction d'avoir rendu un service signalé à la belle bru nette. Quant à celle-ci elle avait des remords. Je me levai pour reconduire le fat.

—Monsieur étudie à Leyde, n'est-ce pas? me demanda-t-il dans le corridor. Charmante jeunesse que les étudiants. J'ai aussi résidé six mois à Leyde. C'est, d'ailleurs, une misérable ville. Pas d'amusements; les gens ne se voient pas entre eux. C'est à peine si, une fois par an, ils y donnent un bal à leur façon. On s'y ennuie mortellement. Ne vous dérangez pas, À ce soir!

—Je suis fâchée que cela tombe ainsi, dit Henriette lorsque je rentrai, mais, vous le voyez, je ne puis absolument pas aller là-bas.

—Tu devrais écrire un mot ... dit son père.

—Je m'en garderai bien, dit Henriette; je n'écris pas aux de Groot; ces gens ne sont pas accoutumés à cela...

—Voulez-vous que j'aille les informer de l'empêchement survenu? demandai-je à demi-ironiquement.

—Ne vous ai-je pas dit, maman, que monsieur Hildebrand en tient pour Sara? dit Henriette en riant; mais elle prit aussitôt l'affaire au sérieux et ajouta:

—Vous m'obligeriez beaucoup en faisant cela...

—Très-bien! dis-je, et si la chose me plaît, je reste au lieu et place de mademoiselle Henriette, quoiqu'on y perde au change. J'aime assez dorer...

—Dorer! s'écria le père au comble du ravissement de ce que l'affaire s'arrangeât si complètement à la satisfaction de sa fille... Eh bien, je puis vous dire que je le ferais encore avec plaisir. Je parie que grand'maman s'y amuserait...

—Je n'aime pas beaucoup l'or! dit la vieille dame.

Scènes de la vie Hollandaise

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