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§ I

Table des matières

LE DEGRÉ D’IMPORTANCE DU CARACTÈRE

Qu’est-ce donc qu’un caractère notable, et d’abord comment savoir, deux caractères étant donnés, si l’un est plus important que l’autre? Nous nous trouvons reportés par cette question dans le domaine des sciences; car il s’agit ici des êtres en eux-mêmes, et c’est justement l’affaire des sciences que d’évaluer les caractères dont les êtres sont composés. Il nous faut faire une excursion dans l’histoire naturelle; je ne m’en excuse pas auprès de vous; si la matière paraît d’abord sèche et abstraite, il n’importe. La parenté qui lie l’art à la science est un honneur pour lui comme pour elle; c’est une gloire pour elle de fournir à la beauté ses principaux supports; c’est une gloire pour lui que d’appuyer ses plus hautes constructions sur la vérité.

Il y a cent ans environ que les sciences naturelles ont découvert la règle d’évaluation que nous allons leur emprunter; c’est le principe de subordination des caractères; toutes les classifications de la botanique et de la zoologie ont été construites d’après lui, et son importance a été prouvée par des découvertes aussi inattendues que profondes. Dans une plante et dans un animal, certains caractères ont été reconnus comme plus importants que les autres; ce sont les moins variables; à ce titre, ils possèdent une force plus grande que celle des autres; car ils résistent mieux à l’attaque de toutes les circonstances intérieures ou extérieures qui peuvent les défaire ou les altérer. — Par exemple, dans une plante, la taille et la grandeur sont moins importantes que la structure; car à l’intérieur, certains caractères accessoires, à l’extérieur, certaines conditions accessoires font varier la grandeur et la taille sans altérer la structure. Le pois qui rampe à terre et l’acacia qui monte dans l’air sont des légumineuses très-voisines; une tige de blé haute de trois pieds et un bambou haut de trente pieds sont des graminées parentes; la même fougère, si petite en nos climats, devient un grand arbre sous les tropiques. — Pareillement encore, dans un vertébré, le nombre, la disposition et l’emploi des membres sont moins importants que la possession des mamelles. Il pourra être aquatique, terrestre, aérien, subir tous les changements que comporte le changement d’habitation, sans que pour cela la structure qui le rend capable d’allaiter soit altérée ou détruite. La chauve-souris et la baleine sont des mammifères comme le chien, le cheval et l’homme. Les puissances formatrices qui ont effilé les membres de la chauve-souris et changé ses mains en ailes, qui ont soudé, raccourci et presque effacé les membres postérieurs de la baleine, n’ont point eu de prise chez l’une ni chez l’autre sur l’organe qui donne au petit son aliment, et le mammifère volant comme le mammifère nageant restent frères du mammifère qui marche. — Il en est ainsi dans toute l’échelle des êtres et sur toute l’échelle des caractères. Telle disposition organique est un poids plus lourd que les forces capables d’ébranler des poids moindres ne parviennent pas à ébranler.

Par suite, lorsqu’une de ces masses s’ébranle, elle entraîne avec soi des masses proportionnées. En d’autres termes, un caractère amène et emmène avec lui des caractères d’autant plus invariables et plus importants qu’il est plus invariable et plus important lui-même. Par exemple, la présence de l’aile, étant un caractère fort subordonné, n’entraîne avec soi que des modifications légères, et reste sans effet sur la structure générale. Des animaux de classe différente peuvent avoir des ailes; à côté des oiseaux sont des mammifères ailés comme la chauve-souris, des lézards ailés comme l’ancien ptérodactyle, des poissons volants comme les exocets. Même, la disposition qui rend un animal propre au vol est de si petite conséquence, qu’elle se rencontre jusque dans des embranchements différents; non-seulement plusieurs vertébrés, mais encore beaucoup d’articulés ont des ailes; et, d’autre part, cette faculté est si peu importante, que tour à tour elle manque et se montre dans la même classe; cinq familles d’insectes volent, et la dernière, celle des aptères, ne vole pas. — Au contraire, la présence des mamelles étant un caractère fort important, entraîne avec soi des modifications considérables et détermine dans ses principaux traits la structure de l’animal. Tous les mammifères appartiennent au même embranchement; on est forcément vertébré dès qu’on est mammifère. Bien plus, la présence des mamelles amène toujours avec soi la circulation double, la viviparité, la circonscription des poumons par une plèvre, ce qui exclut tous les autres vertébrés, oiseaux, reptiles, amphibies et poissons. En général, lisez le nom d’une classe, d’une famille, d’une division quelconque des êtres naturels; ce nom qui exprime le caractère essentiel vous montre la disposition organique qu’on a choisie comme signe. Lisez alors les deux ou trois lignes qui suivent: vous y trouverez énumérée une série de caractères qui sont pour le premier des compagnons inséparables, et dont l’importance et le nombre mesurent la grandeur des masses qui viennent et s’en Vont avec lui.

Si maintenant on cherche la raison qui donne à certains caractères une importance et une invariabilité supérieures, on la trouve d’ordinaire dans la considération suivante: dans un être vivant, il y a deux parties, les éléments et l’agencement; l’agencement est ultérieur, les éléments sont primitifs; on peut bouleverser l’agencement sans altérer les éléments; on ne peut altérer les éléments sans bouleverser l’agencement. On doit donc distinguer deux sortes de caractères, les uns profonds, intimes, originels, fondamentaux, ce sont ceux des éléments ou matériaux; les autres superficiels, extérieurs, dérivés, superposés, ce sont ceux de l’agencement ou arrangement. Tel est le principe de la plus féconde théorie des sciences naturelles, celle des analogies, par laquelle Geoffroy Saint-Hilaire a expliqué la structure des animaux et Gœthe la structure des plantes. Dans le squelette d’un animal, il faut démêler deux couches de caractères, l’une qui comprend les pièces anatomiques et leurs connexions, l’autre qui comprend leurs élongations, leurs raccourcissements, leurs soudures et leur adaptation à tel ou tel emploi. La première est primitive, la seconde est dérivée; les mêmes articles avec les mêmes rapports se retrouvent dans le bras de l’homme, dans l’aile de la chauve-souris, dans le membre à colonne du cheval, dans la patte du chat, dans la nageoire de la baleine; ailleurs, chez l’orvet, chez le boa, des pièces devenues inutiles subsistent à l’état de vestiges, et ces rudiments conservés, comme cette unité de plan maintenue, témoignent de forces élémentaires que toutes les transformations ultérieures n’ont pu abolir. — De la même façon on a constaté que, primitivement et par leur fonds, toutes les parties de la fleur sont des feuilles, et cette distinction de deux natures, l’une essentielle, l’autre accessoire, a expliqué des avortements, des monstruosités, des analogies aussi nombreuses qu’obscures, en opposant la trame intime du tissu vivant aux plis, aux sutures et aux broderies qui viennent la diversifier et la masquer. — De ces découvertes partielles est sortie une règle générale; c’est que, pour démêler le caractère le plus important, il faut considérer l’être à son origine ou dans ses matériaux, l’observer sous sa forme la plus simple, comme on le fait en embryogénie, ou noter les caractères distinctifs qui sont communs à sés éléments, comme on le fait dans l’anatomie et la physiologie générale. En effet, c’est d’après les caractères fournis par l’embryon, ou d’après le mode de développement commun à toutes les parties, que l’on ordonne aujourd’hui l’immense armée des plantes; ces deux caractères sont d’une importance si haute, qu’ils s’entraînent mutuellement l’un l’autre et contribuent tous deux à établir la même classification. Selon que l’embryon est muni ou non de petites feuilles primitives, selon qu’il possède une on deux de ces feuilles, il entre dans l’un des trois embranchements du règne végétal. S’il a deux de ces feuilles, sa tige est formée de couches concentriques et plus dure au centre qu’à la circonférence, sa racine est fournie par l’axe primaire, ses verticilles floraux se composent presque toujours de deux ou cinq pièces ou de leurs multiples. S’il n’a qu’une de ces feuilles, sa tige est formée de faisceaux disséminés et se trouve plus molle au centre qu’à la circonférence, sa racine est fournie par des axes secondaires, ses verticilles floraux se composent presque toujours de trois pièces ou de leurs multiples. — Des correspondances aussi générales et aussi stables se rencontrent dans le règne animal, et la conclusion qu’au bout de leur travail les sciences naturelles lèguent aux sciences morales, c’est que les caractères sont plus ou moins importants selon qu’ils sont des forces plus ou moins grandes, c’est que l’on trouve la mesure de leur force dans le degré de leur résistance à l’attaque, c’est que partant leur invariabilité plus ou moins grande leur assigne dans la hiérarchie leur place plus ou moins haute, c’est qu’enfin leur invariabilité est d’autant plus grande qu’ils constituent dans l’être une couche plus profonde et appartiennent, non à son agencement, mais à ses éléments.

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