Читать книгу Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne - Isabelle de Montolieu - Страница 13
Оглавление— Mes bons amis, je reviens vivre avec vous, leur dit-elle, n'êtes-vous pas bien aises de me revoir?
En un instant, elle fut entourée, pressée, et presque portée dans l'appartement de la chanoinesse, qui s'approchait attirée par le bruit qu'elle entendait, et qui faillit à mourir de saisissement quand elle vit sa Caroline, sa fille chérie, s'élancer à ses pieds, dans ses bras, et lui dire en pleurant de joie: Maman, ma bonne maman, c'est votre Caroline qui ne veut plus vous quitter; et des voix confuses répétaient autour d'elles: Elle ne veut plus nous quitter!
La sensible chanoinesse, dont la santé était faible et les nerfs délicats, fut émue au point d'alarmer Caroline. Pendant quelques instants, elle put à peine respirer; mais comme les émotions de joie ne sont pas nuisibles, elle se remit bientôt, et put demander à son élève par quel enchantement elle la revoyait.
Caroline, sans s'expliquer, lui donna la lettre du chambellan. Elle la lut, et voulut plus d'éclaircissements sur ce mariage différé au moment de se conclure.
Par le dernier courrier, disait-elle, j'ai reçu une lettre de ton père, qui m'apprenait que le jour était fixé à….. à aujourd'hui, je crois. Revoyons….. oui, c'était bien aujourd'hui; et qui m'aurait dit que ce soir même…. — C'est l'aventure la plus singulière. — Et je les aime à la folie les aventures singulières; conte-moi tout bien en détail. S'il n'en faut pas parler, tu peux être assurée que je n'en dirai rien.
Caroline savait positivement le contraire; elle eut cependant bien de la peine à cacher son secret à cette tendre amie, qui jusqu'alors avait partagé tous ses petits chagrins, tous ses petits plaisirs. C'était le premier mystère qu'elle lui faisait de sa vie. Il coûta beaucoup à son coeur; et sans la terrible condition qu'on y avait attachée, la bonne maman eût tout su. Pour approcher au moins de la vérité autant qu'il lui fut possible, elle avoua que les obstacles venaient d'elle seule; qu'elle n'avait jamais pu s'accoutumer à l'excessive laideur du comte. "On a bien voulu, ajouta-t-elle, m'accorder un peu de temps, mais je sens bien que je ne m'y ferai jamais."
Alors, en forme d'excuse, elle fit à son amie le portrait du comte, et ne l'embellit pas. Celle-ci put à peine la laisser achever, tant elle était courroucée qu'on eût jamais eu l'idée d'unir sa Caroline à un tel monstre.
"Il faut que le chambellan n'ait plus la tête à lui, répétait-elle; mais console-toi, mon enfant. J'ai, comme tu sais, quelque ascendant sur son esprit: ou je l'aurai perdu tout à fait, ou cet absurde mariage ne se fera de la vie, je te le promets. Compte sur moi; tu ne seras jamais comtesse de Walstein, ni la femme d'un borgne ou d'un boiteux. Nous te trouverons quelqu'un qui le vaudra bien, et qui aura de bons, de beaux yeux, et marchera droit. Le bel accouplement que ce comte et ma charmante Caroline! Je t'approuve fort d'avoir résisté. A ton âge, on voulut aussi me marier sans me consulter; mais je m'aperçus à temps que mon futur louchait horriblement, et je ne voulus plus en entendre parler. Il est vrai que j'aimais déjà ton père à la folie, et qu'il n'y a rien de tel que l'amour pour donner du courage. Mon grand système à moi, c'est qu'il faut s'aimer à la passion quand on s'unit; il n'y a que cela qui puisse faire supporter les peines du mariage. Les liens que forme une passion ardente sont les seuls qui soient heureux; aussi n'en ai-je point voulu contracter d'autres, ni entendre parler de mariage après celui de ton père, parce que mon coeur n'était plus susceptible que d'une tranquille amitié, qui ne suffit point au bonheur. L'amour, l'amour mutuel, voilà ce qu'il faut en ménage."
Caroline, embarrassée de son secret, écoutait en silence, les yeux baissés, ce flux de paroles; et la chanoinesse, qui, depuis trois mois, n'avait pas eu l'occasion de parler à son aise, s'en dédommageait, et n'exigeait pas de réponse.
Après une courte pause pour respirer, elle reprit d'un air fin: Mais à présent que j'y pense, mon enfant, ne serait-ce point l'amour qui t'aurait donné la force de résister? Prends-moi pour ta confidente; conviens que tu connais quelqu'un qui te plairait mieux que ce comte. — Oh! tous ceux que j'ai vus me plairaient plus que lui, dit ingénument Caroline. — Tous? c'est beaucoup! et tu n'as distingué personne en particulier? Tu n'as pas vu celui avec qui tu voudrais passer ta vie? Ton coeur n'est point occupé? — Non, maman, dit Caroline en soupirant, je n'ai d'amour pour personne, et personne n'en a pour moi. — Non! c'est bien singulier! Il faut donc qu'on ne voie plus à cour d'hommes comme ton père. Mais prends patience, mon enfant; cela viendra, il s'en trouvera; mais qu'on ne me parle plus de ce comte. Je te promets que tu ne l'épouseras de ta vie.
La pauvre petite comtesse répondit encore par un profond soupir, embrassa sa bonne maman, lui dit que son amitié suffisait à son bonheur, et alla dans son ancien appartement se reposer d'une journée bien fatigante.
Le lendemain, en se réveillant, elle ne savait trop où elle était, ni ce qu'elle était.
Grand Dieu! dit-elle, en rassemblant ses idées, est-il bien vrai que je suis mariée? Engagée, enchaînée pour la vie, je ne jouirai donc plus que d'une ombre de liberté, qu'on peut m'enlever d'un instant à l'autre, et que je ne dois en ce moment qu'à la générosité de celui à qui j'appartiens! J'appartiens donc à quelqu'un; et j'ai perdu pour jamais le droit de disposer de moi-même?
Malgré la légèreté naturelle à son âge, cette pensée pesa quelques jours sur son coeur avec assez de force pour détruire presque toute sa gaieté. L'indulgente chanoinesse attribuant sa tristesse à la privation des plaisirs, feignait de ne pas s'en apercevoir, et redoublait de soins, de caresses pour lui faire supporter sa retraite. Depuis elle inclusivement, jusqu'aux petits animaux que Caroline avait élevés, tous les individus de château lui témoignaient à leur manière leur joie de son retour, et l'attachement qu'ils avaient pour elle.
Le tendre coeur de Caroline n'y pouvait être insensible; et le charme attaché aux lieux où l'on a passé son enfance, la douceur d'être chérie de tout ce qui nous entoure, eurent leur effet ordinaire. Peu à peu elle reprit ses anciennes habitudes; ses occupations journalières redevinrent des plaisirs aussi vifs qu'avant son séjour à Berlin. Son parterre, négligé depuis son absence, retrouva, par, ses soins un nouvel éclat, et fut bientôt émaillé de mille couleurs. Sa volière se peupla d'oiseaux nouveaux. La récolte des foins, des blés, les nombreux troupeaux qui couvraient la prairie, les danses sous l'ormeau, les flageolets rustiques, l'amusèrent, l'intéressèrent tout autant qu'avant d'avoir vu les spectacles, les fêtes de la cour. Elle n'avait qu'effleuré tous ces plaisirs factices; ils l'avaient plutôt éblouie qu'enivrée. Les plaisirs simples et vrais de la nature, toujours préférés par ceux dont l'habitude du grand monde n'a point corrompu le coeur et le goût, les eurent bientôt effacés; et l'été s'écoula sans qu'elle eût éprouvé ni vide ni regret.
Caroline avait rarement des nouvelles de Berlin. Son père, encore irrité contre elle et tout occupé de ses dignités, lui écrivait peu, et son époux jamais. Le chambellan avait encore un autre motif pour garder le silence; il espérait la ramener par l'ennui. Le comte ne voyait que l'embarras qu'elle aurait à lui répondre, et ne pensait qu'à le lui épargner; d'ailleurs il ne savait trop que dire lui-même à une enfant qu'il ne connaissait point, dont il n'était point connu, et qui ne voyait sans doute en lui qu'un tyran odieux. Espérant tout du temps, des progrès de raison, il prit patience, et repartit pour Pétersbourg bientôt après son mariage.
Chargé, dans la suite, d'affaires très-importantes qui l'occupèrent entièrement, peut-être alors regarda-t-il comme un bonheur la fantaisie de sa jeune épouse, qui la plaçait tout naturellement, pendant son absence, comme il l'aurait désiré sans oser l'exiger.
Il en résulta que Caroline n'eut pas passé trois mois à Rindaw, que tout ce qui lui était arrivé lui parut un songe dont elle se souvenait à peine, ou plutôt auquel elle ne pensait jamais. Elle éloignait elle-même de son esprit toute idée relative au comte, et personne ne cherchait à le lui rappeler. Son amie, s'étant aperçue qu'à ce nom seul un nuage obscurcissait ses traits, ne le prononçait plus. Son engagement s'effaça donc si bien de sa mémoire, que, si quelqu'un lui avait dit qu'elle était mariée, elle eût assuré de bonne foi, dans le premier moment, que cela ne se pouvait pas.
Il ne lui resta de son séjour à la cour que la passion de perfectionner ses talents: l'hiver fut employé à cette occupation. De bons maîtres de musique et de dessin venaient de temps en temps cultiver ses dispositions naturelles. Elle y joignit l'étude de l'anglais et de l'italien: elle savait déjà le français. N'étant distraite par rien, ayant une mémoire de quinze ans, le plus grand désir de s'instruire et beaucoup de temps à elle, elle fit des progrès rapides. Son esprit s'ornait en même temps par des lectures suivies qu'elle faisait chaque soir à sa bonne maman: sa figure aussi gagnait autant que le reste à ce genre de vie paisible et réglé. Elle était d'ailleurs dans cet âge heureux où l'on embellit chaque jour, où chaque année qui s'écoule développe une grâce nouvelle, et ajoute aux attraits de l'innocence tous ceux de la jeunesse.
Elle grandit. Sa taille se forma, s'élança, et prit toutes les proportions, tous les contours de la beauté. Son teint devint comme la rose naissante, elle en avait la fraîcheur et l'éclat. Une expression nouvelle anima sa physionomie. Ce n'était plus cette petite fille dont les regards vagues n'annonçaient que l'étourderie ou la timidité. Ses grands yeux bleu foncé brillaient quelquefois de tout le feu de l'intelligence et du génie, et lorsqu'ils étaient baissés et voilés à demi par de longues paupières, ils étaient l'image parlante de la modestie et de la sensibilité.
Sa voix même devint plus douce, plus agréable, et elle apprit à la ménager. Sans être bien étendue, elle avait cette justesse, cette flexibilité qui plaisent bien davantage; et lorsqu'elle chantait des romances, lorsqu'elle s'accompagnait de la harpe ou de la guitare, on ne pouvait résister à la douce émotion qu'elle inspirait et qu'elle partageait elle-même.
A tous ces talents elle joignait celui, plus rare peut-être qu'on ne le pense, d'être toujours mise avec une élégance noble et simple, qui ajoutait encore à tous ses charmes. Une robe de mousseline ou de toile, serrée par une ceinture de velours noir, marquait, sans la gêner, sa taille souple et déliée; un chapeau de paille ombragé de plumes rassemblait une forêt de cheveux blond cendré; les boucles qui s'échappaient retombaient avec grâce sur un cou d'albâtre, et son joli pied n'aurait pas eu besoin, pour paraître avec avantage, du petit soulier noir qui l'enfermait.
Telle était Caroline à seize ans; et tant d'attraits n'étaient vus, tant de talents n'étaient admirés que de la bonne chanoinesse, qui en était, il est vrai, toute extasiée, et qui ne cessait de regretter les temps heureux de la chevalerie, où sa Caroline aurait été sans doute le but de tous les exploits, l'objet de tous les tournois, et la récompense de la valeur.
Oh! combien de fois, en la regardant jura-t-elle ses grands dieux que le comte de Walstein ne posséderait jamais tant de charmes! Comme elle aurait été furieuse, si elle avait su qu'ils lui appartenaient déjà, et que c'était pour lui seul que Caroline embellissait! Elle trouvait qu'elle méritait pour le moins un prince; mais elle lui désirait plus encore, un mari tel qu'elle en avait vu dans les romans, beau comme Esplandian, fidèle comme Amadis, tendre comme Céladon, et s'étonnait beaucoup qu'ils n'accourussent pas en foule à Rindaw se disputer la main de la charmante Caroline.
Quant à sa jeune pupille, elle ne désirait que de rester comme elle était alors. Sa vie paisible et toujours occupée lui paraissait le comble du bonheur; quelquefois seulement, lorsqu'elle était seule, et même au milieu de ses occupations les plus chères, elle éprouvait une sorte de mélancolie douce, ou de rêverie vague et sans objet, dont elle ne pouvait se rendre raison. Cette espèce de tristesse était bien différente de celle que lui avait occasionnée son mariage. Celle-là était un état très-pénible; celle-ci, au contraire, avait un attrait incroyable. Si elle ne l'avait pas surmontée avec effort, elle serait restée des heures entières à rêver doucement, sans pouvoir dire à quoi.
Tout en rêvant et en s'occupant, l'hiver s'écoula assez vite. Tous les moments de Caroline étaient remplis; et il n'y a rien de tel pour les abréger. Elle fut charmée cependant du retour du printemps; mais à peine avait-elle commencé d'en jouir, que son tranquille bonheur fut cruellement troublé.
Sa bonne maman, qui, depuis quelque temps, était languissante, tomba dangereusement malade. Il faudrait avoir le coeur de Caroline, savoir à quel point elle lui était attachée, pour exprimer l'excès de son inquiétude et des soins qu'elle lui rendit: pendant près d'un mois que dura le danger, elle ne quitta pas son chevet; et c'était avec peine qu'on pouvait obtenir d'elle de prendre quelques instants de repos.
On croira peut-être que la crainte de retomber, par la mort de son amie, au pouvoir de son père et de son mari, causait cette douleur si vive. Non; cette pensée, toute naturelle qu'elle était, ne se présenta pas une fois à son esprit; absorbée dans le chagrin, uniquement occupée à soigner son amie, à adoucir ses souffrances, Caroline ne pensait pas à elle-même.
Si, pour la rendre à vie, il eût fallu consacrer la sienne au comte, elle y eût consenti sans balancer un instant; mais elle ne fut point mise à cette cruelle épreuve, et le ciel, touché de ses larmes, lui en conserva l'objet; la bonne chanoinesse se rétablit peu à peu. Les tendres soins de son élève y contribuèrent plus peut-être que les secours de la médecine: du moins le disait-elle.
Elles eurent, à cette époque, la visite du grand chambellan. Alarmé du danger de son ancienne amie, il accourut à Rindaw avec l'espoir secret de ne plus la retrouver, et de pouvoir ramener sa fille; mais toujours contrarié dans ses projets, il trouva la malade presque convalescente, et Caroline transportée de joie, qui ne pouvait se lasser de la regarder, et ne la perdait pas de vue un instant.
Ce n'était pas assurément le moment de parler de retour; aussi n'en fut-il pas question, non plus que du comte, qui était encore à son ambassade. La chanoinesse aurait voulu parler de lui, pour témoigner son indignation de ce mariage; mais, trop faible encore pour disputer, elle se contenta de répéter au chambellan que sa fille était un ange, qu'elle lui devait la vie, et qu'elle voulait la consacrer à son bonheur.
Il repartit bientôt, en annonçant une seconde visite pour l'automne, époque du retour de son gendre, et disant à sa fille qu'il espérait la trouver alors tout à fait raisonnable.
Dans tout autre moment, la visite de son père aurait vivement rappelé à Caroline ce qu'elle s'efforçait d'oublier; mais elle était alors trop occupée de son amie: elle avait été dernièrement trop agitée pour penser beaucoup à autre chose. Un danger présent efface ou du moins affaiblit la crainte d'un danger à venir, et Caroline se trouvait si heureuse d'avoir encore cette amie, qu'il lui semblait qu'elle n'avait plus de malheurs à redouter.
Cependant au moment du départ de son père, cette visite, annoncée pour l'automne avec une sorte de solennité, lui causa un saisissement dont elle ne fut pas la maîtresse. Sans penser à l'émotion qu'elle allait causer à sa chère convalescente, elle courut se jeter dans ses bras, et lui baisant les mains, qu'elle mouillait de ses larmes, elle lui disait: Maman, bonne maman, à présent que vous m'êtes rendue, je voudrais ne plus vous quitter, passer avec vous ma vie entière!
La baronne, attendrie à l'excès, lui rendit ses caresses, et lui promit que, s'il était possible, elles ne se sépareraient jamais. Cet instant passé, le calme se rétablit dans l'âme de Caroline: elle oublia bientôt cette visite d'automne; le terme était éloigné.
Est-ce à seize ans qu'on s'effraye six mois à l'avance? D'ailleurs, elle avait bien autre chose à faire alors qu'à s'effrayer! Elle était dans l'enchantement, parcourait du matin au soir ses jardins, ses bosquets, et ne pouvait se lasser d'admirer les progrès qu'avait faits la nature pendant ce mois de retraite et de douleur, où elle n'avait vu que son amie souffrante.
Jamais le retour du printemps ne lui avait fait une impression aussi vive, ou plutôt c'était la première fois de sa vie qu'elle remarquait, qu'elle sentait tout le charme de cette belle saison où l'on voit tout renaître, où l'on respire un air si pur, où chaque jour offre un spectacle nouveau et toujours plus intéressant.
La nature était alors dans sa plus grand beauté, et dut paraître plus belle encore à Caroline. Quel contraste frappant, en effet, de cette chambre fermée avec soin, dont elle n'était point sortie, de ce lit de douleurs sans cesse inondé de ses larmes, des plaintes déchirantes de son amie, à tout ce qu'elle voyait autour d'elle! Les champs, les prairies étalaient au loin le vert naissant le plus agréable; la rose de mai commençait à s'épanouir; tous les arbres étaient en fleurs; le lilas, le chèvre-feuille, la violette embaumaient l'air; la jacinthe, la renoncule, l'anémone, la tulipe, émaillaient son parterre de leurs brillantes couleurs.
Dès le point du jour, on entendait de tous côtés les chants variés de mille oiseaux différents; et le soir, après le coucher du soleil, le rossignol, la fauvette prolongeaient seuls leurs doux ramages, et, se répondant d'un arbre à l'autre, formaient les concerts les plus délicieux.
Rien n'était perdu pour Caroline. Elle sentait tout; elle jouissait de tout avec délices, croyait habiter un monde enchanté; et son bonheur n'était plus troublé par aucune inquiétude. Cette saison charmante, qui ranime tous les êtres, influait aussi sur la santé de son amie. Elle se rétablissait à vue d'oeil: une grande faiblesse dans les jambes et une fluxion sur les yeux la retiennent encore dans son appartement; mais elle peut respirer sur son balcon l'air pur du printemps; elle peut voir sa Caroline courir dans ses jardins, cueillir des fleurs, rattacher celles qui tombent; elle entend sa douce voix se mêler aux chants des oiseaux, et jouit comme elle de ses innocents plaisirs.
Une autre occupation intéressante vint ajouter encore au bonheur champêtre de la jeune comtesse. Elle eut l'idée d'élever un petit monument qui consacrât l'époque du rétablissement de son amie, et, voulant lui causer une surprise agréable, elle profita du temps que celle-ci était encore recluse dans sa chambre, pour le faire construire à son insu. Elle choisit pour cet effet un endroit écarté, tout à fait au bout du jardin, et qui le terminait de ce côté-là.
C'était un bosquet irrégulier et assez touffu de hêtres, de coudriers, de lilas, d'acacias, coupé par des sentiers et des cabinets, et traversé par un petit ruisseau d'eau courante, qui venait des grands jets d'eau du parterre, et produisait là un effet charmant.
La chanoinesse avait fait planter ce bosquet dans le temps de sa belle passion malheureuse. Le chiffre du perfide chambellan était tracé de sa main sur l'écorce des jeunes arbres; toujours elle avait conservé de la prédilection pour cet endroit, témoin de sa tendresse. Caroline l'aimait aussi, parce que l'ombre et la fraîcheur y attiraient les oiseaux; et, l'été précédent, elle y avait passé de délicieux moments avec sa bonne amie.
Ce fut donc au fond de cet asile qu'elle voulut élever le monument de sa tendre amitié. Elle mit son père dans sa confidence: il s'y prêta volontiers, et lui envoya tous les ouvriers nécessaires à son projet. Une porte qui s'ouvrait précisément là sur la route lui donna la facilité de les faire entrer sans qu'ils fussent aperçus du château. Elle était trop aimée des gens de la maison pour craindre leur indiscrétion; et la chanoinesse, toujours dans son appartement, ne se douta de rien.
Peut-être Caroline elle-même se serait-elle trahie; mais elle commençait à savoir garder un secret, et celui-là lui coûta moins que le précédent. Ni ses soins ni l'argent ne furent épargnés: elle y mettait un zèle, une activité qui en inspiraient à tous les ouvriers; elle leur donnait des idées; elle travaillait elle-même aux dessins, et toujours elle était le matin la première à l'ouvrage. Le tout fut exécuté avec une promptitude étonnante, et, dans moins d'un mois, absolument achevé.
Dès que le pavillon fut prêt à recevoir son amie, elle la pressa de s'y rendre. "Maman, l'air de votre bosquet vous fera du bien; il est si joli cette année! —Je le crois, mon enfant; mais je ne puis aller jusque-là. — Maman, je vous y porterai plutôt." Enfin elle la pressa tant, que la chanoinesse, qui ne savait pas lui résister, céda, s'y fit transporter dans son fauteuil, et fut bien récompensée de sa complaisance lorsqu'elle vit ce nouveau témoignage de la tendresse de sa fille adoptive.
C'était une espèce de petit temple ou pavillon octogone, de l'architecture la plus simple et la plus agréable, soutenu par huit colonnes de stuc blanc, qui formaient dans le bas un salon ouvert, pavé de marbre blanc et noir en mosaïque. Au milieu s'élevait un autel de marbre blanc, orné de festons de fleurs très-élégamment sculptés. Sur cet autel était le buste de la chanoinesse, modelé d'après un très-bon portrait que Caroline avait d'elle. Elle avait été belle dans sa jeunesse, et lorsque le chambellan l'aimait, il avait eu plus d'un rival. Elle disait souvent avec complaisance qu'on trouvait qu'elle ressemblait beaucoup aux statues de la belle Cléopâtre. Quoique les chagrins, les années eussent altéré sa fraîcheur et la ressemblance, ses traits étaient encore assez bien conservés pour faire un buste fort agréable.
Caroline aurait bien désiré de graver quatre vers sur une des faces de l'autel, pour indiquer l'objet auquel il était consacré; mais elle ne voulait rien d'emprunt: il fallait donc qu'elle les fit elle-même; et comme on ne peut réunir tous les talents, elle n'avait pas encore celui de la poésie: elle essaya cependant. Lorsqu'on sent vivement, on croit qu'il n'y a rien de plus aisé que de s'exprimer. Les idées se présentaient en foule, mais quatre vers n'en rendaient pas la moitié; il fallait en sacrifier à la rime, à la mesure; enfin, après avoir bien écrit, effacé, déchiré, recommencé, elle parvint à faire des vers qui pouvaient être entendus une fois avec plaisir, mais non pas gravés sur le marbre. D'abord elle en fut enchantée: bientôt, elle frémit de l'idée qu'ils seraient toujours là, que tout le monde les lirait. Renonçant donc à la gloire d'être poëte, elle fit écrire tout simplement en lettres d'or, au-dessous du buste: "Tel jour, tel mois, telle année, elle fut rendue à la vie, et sa Caroline au bonheur."
Un double escalier de marbre blanc conduisait dans le pavillon construit au-dessus des colonnes. C'était un second salon de la même forme que celui du bas, c'est-à-dire octogone, mais fermé, éclairé par quatre grandes croisées, terminé par un dôme élevé, et peint avec tant d'art, qu'il imitait parfaitement le ciel le plus pur. Dans les panneaux qui séparaient les croisées, des peintures emblématiques rappelaient l'objet pour lequel ce pavillon était élevé.
Dans l'un, on voyait Caroline à genoux devant une statue d'Esculape, l'invoquant avec ardeur, en lui montrant son amie expirante.
Dans le second panneau, elle lui aidait à se soulever, pendant que de petits génies dansaient autour d'elle, écartaient les coussins, renversaient une petite table chargée de remèdes, et brisaient la faux de la mort, qui s'enfuyait dans le lointain.
Dans le troisième, on élevait le pavillon. Caroline posait le buste sur l'autel, le génie de l'amitié et celui de la reconnaissance écrivaient l'inscription.
Enfin, dans le dernier, on la voyait soutenir d'une main la chanoinesse, dont l'attitude exprimait la surprise et la joie, et lui montrer de l'autre le petit édifice dont elle lui faisait hommage. Derrière ces panneaux, on avait pratiqué des armoires pour des livres; une petite cheminée dans une des croisées; une table ronde dans le milieu; autour, des siéges portatifs et commodes.
Rien n'était oublié, et tout avait été conduit par une enfant de seize ans; mais cette enfant était guidée elle-même par un sentiment vif, tendre, qui remplissait actuellement son coeur. Son ignorance totale de toute autre espèce d'affection tournait au profit de l'amitié; et cette âme aimante, ne connaissant encore d'autre objet d'attachement que son unique amie, avait concentré sur elle seule toute sa sensibilité, que la crainte de la perdre avait encore animée.
Caroline était d'ailleurs dans l'âge où le génie se développe, où l'esprit, l'imagination ont un feu, une activité qui demandent de l'aliment. Indépendamment du plaisir qu'elle préparait à son amie, elle en eut beaucoup, pour son propre compte, à faire construire ce petit édifice. C'était en quelque sorte créer. Chaque idée nouvelle était une vraie jouissance, et l'exécution et l'effet lui causaient des transports de joie incroyables. Jamais peut-être Caroline ne fut plus heureuse que pendant cette douce occupation; elle l'a dit souvent depuis, et n'a jamais revu ce monument sans émotion.
Que le lecteur se représente, s'il le peut, l'extase de la sentimentale chanoinesse. C'était vraiment une surprise de roman faite exprès pour elle….. Ce pavillon, qui se trouvait là comme par enchantement…. On la voit serrer dans ses bras l'intéressante petite fée à qui elle doit ce prodige. On voit celle-ci tomber à ses pieds, baiser ses mains, exprimer, par son touchant silence, tout ce qu'elle sent, et toutes les deux ensemble verser les douces larmes du sentiment et de la reconnaissance.
Caroline goûta dans ce instant le bonheur le plus pur, sans aucun mélange de peines, sans qu'il fût troublé par aucune idée fâcheuse.
Quel âge heureux que celui où le moment présent est tout, où l'on en jouit avec transport, sans souvenir du passé et sans crainte pour l'avenir!
Le séjour de Rindaw était alors l'univers entier pour Caroline, et son petit pavillon le temple du bonheur. Elle en était engouée au point d'y passer exactement tout le temps qu'elle n'était pas auprès de son amie. Dès qu'elle la quittait, c'était pour voler au pavillon, dont elle avait toujours de la peine à sortir. Sa construction élevée et terminée par un dôme était si favorable à la musique!… Tous les instruments y furent portés, et bientôt il ne fut plus possible d'en jouer ni de chanter autre part que dans le pavillon. Le jour était excellent pour le dessin. Au moyen des quatre croisées et des jalousies, on pouvait, à toutes les heures, avoir celui qu'on voulait, et tout l'attirail nécessaire à la peinture y fut aussitôt établit. On y lisait si tranquillement, sans bruit, sans distraction, la bibliothèque de Caroline y fut toute transportée; enfin, elle n'eut presque plus d'autre appartement. Elle n'entrait dans le sien que pour faire sa toilette a la hâte; et souvent dans celui de sa bonne maman, elle se surprit avec l'impatience d'en sortir: tant il est vrai qu'une passion nouvelle peut anéantir toutes les autres! Il faut cependant rendre justice à Caroline: elle désirait plus vivement encore que son amie pût venir habiter avec elle le pavillon. Celle-ci, qui n'avait de plaisirs que ceux de son élève, riait de son engouement, et lui facilitait les moyens de s'y livrer. Voyons s'il durera, et si longtemps encore elle aimera son pavillon pour lui seul. Jusqu'à présent sa vie tranquille s'est écoulée entre l'étude et l'amitié, sans qu'aucun sentiment plus vif en ait troublé le cours, sans qu'elle ait connu ni l'amour ni la haine: car sa répugnance pour le comte, sa crainte de vivre avec lui, n'étaient pas de la haine; et si par hasard elle pensait à lui, c'était plutôt avec un sentiment de reconnaissance pour la liberté qu'il lui laissait.
Mais disons vrai; avouons que ce hasard arrivait bien rarement, que le comte ne se présentait presque jamais à son idée, et que son engagement s'effaçait chaque jour de son esprit. Elle jouissait de sa liberté comme si elle eût été réelle, et ne ressemblait pas mal à ces oiseaux attachés par un fil: ils planent dans l'air; ils chantent; ils se croient aussi libres que leurs camarades qu'ils voient voler autour d'eux; ils oublient leur lien, et ne s'en aperçoivent que lorsque la main qui les retient les attire, et les remet doucement dans leur cage.
Caroline avait reçu depuis peu de Berlin beaucoup de musique nouvelle, entre autres un recueil de romances, dont elle était passionnée. Une surtout lui plaisait excessivement; l'air convenait à sa voix, et les paroles à son coeur. Elle la chantait du matin au soir, l'accompagnait alternativement sur la harpe, le clavecin et la guitare, et trouvait toujours un nouveau plaisir à la répéter. Nous allons la donner à nos jeunes lecteurs. Il s'en trouvera peut-être à qui elle pourra plaire aussi, et l'on sera bien aise sans doute de connaître ce qui plaisait à Caroline.