Читать книгу Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne - Isabelle de Montolieu - Страница 15
AVEC ACCOMPAGNEMENT DE GUITARE.
ОглавлениеAir noté à la fin.
La jeune Hortense, au fond d'un vert bocage,
Rêvait un jour seule sur le gazon;
La jeune Hortense, au printemps de son âge,
Ne connaissait de l'amour que le nom.
A ce nom souvent elle pense,
Craint et désire un doux lien:
Oh! ma paisible indifférence
Est-elle un mal? est-elle un bien?
Je vois l'amour dans tout ce qui respire,
Il est partout, excepté dans mon coeur.
Autour de moi tout aime, tout soupire:
Serait-ce donc le souverain bonheur?
Tout s'anime par sa présence;
Moi seule, hélas! je ne sens rien:
Oh! ma paisible indifférence
Est donc un mal plutôt qu'un bien!
Oui, mais je vois errer dans la prairie
De fleurs en fleurs le papillon léger,
Abandonnant celle qu'il a chérie:
Ainsi que lui, tout amant peut changer.
Vif emblème de l'inconstance,
Tu me dis qu'il faut n'aimer rien.
Oh! ma paisible indifférence,
Loin d'être un mal, est donc un bien.
J'ai vu souvent, pour un berger volage,
J'ai vu gémir d'innocentes beautés;
Elles fuyaient tous les jeux du village,
Pour des ingrats toujours trop regrettés:
Moi je ris, je change et je danse;
Tous les ingrats ne me font rien.
O ma paisible indifférence!
Vous êtes mon unique bien.
Ainsi chantait cette jeune bergère.
Amour l'entend, Amour se vengera:
Il tient déjà dans sa main meurtrière
Le trait fatal dont il la percera.
Bientôt, jeune et sensible Hortense,
En formant un tendre lien,
En perdant ton indifférence,
Tu vas connaître le vrai bien.
Elle la chantait un jour dans le pavillon, et cette fois-là c'était avec sa guitare. Elle répétait avec expression: O ma paisible indifférence! vous êtes mon unique bien, lorsqu'elle entendit une autre voix aussi douce, aussi mélodieuse que la sienne, mais plus forte et plus sonore, qui chantait en second dessus: Oh! perdez cette indifférence, et vous connaîtrez le vrai bien.
Ces accents, biens différents des chants rustiques auxquels elle était accoutumée, la surprirent beaucoup. Elle se tut, écouta; et, n'entendant plus rien, elle recommença à chanter plus doucement, à s'accompagner plus légèrement, et à entendre plus distinctement la voix qui la suivait. Alors, sa guitare à la main, elle courut à la croisée qui donnait sur la route. Elle entrevit, à quelques pas d'elle, un beau jeune homme en habit de chasse, appuyé sur un fusil, dont les regards étaient attachés sur le pavillon. C'était sans doute le chanteur en question; je dis qu'elle ne fit que l'entrevoir, parce qu'au même instant où elle l'aperçut, interdite et confuse d'avoir été entendue et d'être vue, elle recula bien vite au fond du pavillon; et là, s'élevant sur la pointe des pieds, et tendant le cou, elle regarda de toutes ses forces du côté qu'elle venait de quitter. Mais elle était trop éloignée; elle n'aperçut rien. Elle aurait bien voulu chanter sa romance, seulement pour voir si on l'accompagnerait encore; mais la voix lui manqua, elle n'osa jamais, et put à peine toucher légèrement quelques cordes de sa guitare.
Enfin, pressée par la curiosité, après avoir fait quatre pas en avant et autant en arrière, elle reprit courage, et se retrouva devant la croisée. Le beau chasseur n'était plus là. Elle le vit à vingt pas dans le chemin, s'éloignant lentement, et tournant la tête à chaque instant du côté du pavillon.
Cette petite aventure n'était rien, moins que rien assurément. Un homme passe par hasard, en chassant, devant un pavillon neuf et très-orné, il le remarque; il entend une musique délicieuse, il l'écoute; il voit à une croisée une femme charmante, il la regarde.
Il n'y a rien dans tout cela que de naturel, et cependant Caroline en fut occupée toute la journée, comme d'un événement fort extraordinaire. Il est vrai que tout devait faire événement pour elle; et tout être qui interrompt une solitude aussi profonde que l'était la sienne devient un être très-intéressant.
Elle pensa donc souvent à celui-ci. Elle se demanda cent fois qui ce pouvait être, et ce qu'il faisait là sur cette route écartée. Mais elle n'en parla point, parce qu'elle eut une idée vague qu'on pourrait lui interdire son cher pavillon, et que c'eût été lui ôter la vie.
Elle y vola le lendemain plus vite encore qu'à l'ordinaire; et après avoir passé près d'un quart d'heure à la croisée qui donnait sur le chemin, et s'être assurée, en regardant beaucoup de tous côtés, qu'on ne pouvait ni la voir ni l'entendre, elle prit sa guitare, s'assit dans l'embrasure de la croisée, et chanta sa romance favorite depuis le premier couplet jusqu'au dernier; et ce dernier, qu'elle avait toujours aimé moins que les autres, lui plut assez ce jour-là. Elle le répéta deux fois, puis elle recommença toute la romance d'un bout jusqu'à l'autre. Elle l'accompagna sur la harpe, mais non pas sur le piano-forté. Il était à l'autre bout du pavillon, et Caroline se trouvait si bien auprès de cette croisée! Elle nota le second dessus qu'elle avait entendu la veille; elle répéta sur tous les tons, que sa paisible indifférence était son unique bien, et personne ne vint lui dire le contraire.
Enfin, ennuyée et peut-être un peu dépitée de chanter si longtemps toute seule, elle jeta là sa musique, posa ses instruments, courut au jardin, cueillit des fleurs, en remplit confusément une petite corbeille qui se trouvait là, et, ne sachant à quoi s'amuser, elle se mit à la peindre. D'abord elle eut un peu de peine à se fixer. Elle regardait plus souvent la croisée que son vélin; mais peu à peu son ouvrage l'attacha et l'occupa tout entière. Elle y travaillait avec application, et les fleurs naissaient sous son pinceau, lorsqu'elle entendit tout à coup dans le lointain le galop d'un cheval. Ce bruit la surprit autant que le second dessus de la veille. Il ne ressemblait point au pas lent et pesant des chevaux du village.
Le pinceau fut bien vite jeté, peut-être au milieu du tableau; et voilà Caroline à la croisée, regardant de tous côtés.
Elle vit à cinquante pas un très-bel homme monté sur un cheval gris, fringant et fougueux, qu'il maniait avec grâce. Voyez comme les femmes ont le coup d'oeil juste et perçant! Elle avait à peine entrevu l'étranger de la veille; il était en habit de chasse vert, celui-ci en uniforme des gardes; il était à pied, celui-ci à cheval; il chantait, celui-ci galopait. Jusque-là il n'y a nul rapport, et cependant Caroline le reconnut à l'instant pour être exactement le même et c'était véritablement l'homme au second dessus. Comment résister à l'envie de le voir passer, et de savoir s'il montait aussi bien à cheval qu'il accompagnait les romances?
Il avançait cet homme, ou plutôt son cheval, qu'il avait peine à dompter et à conduire, et qu'il oublia dès qu'il aperçut Caroline. Il voulut la saluer; mais l'animal profitant de la liberté qu'on lui laissait, peut-être effrayé du mouvement, fit un écart prodigieux, qui aurait désarçonné un cavalier moins ferme, et partit au grand galop comme un éclair, emportant son homme, malgré tous les efforts de celui-ci pour le retenir. Caroline, très-effrayée, jeta un cri perçant, et les suivit des yeux aussi loin qu'elle le put. Ils disparurent bientôt à sa vue; mais elle ne fut ni plus rassurée ni plus tranquille, et regarda bien longtemps encore après qu'elle eut cessé de les apercevoir. Elle se représentait le cavalier tombé de son cheval, foulé, blessé, écrasé… Si du moins ce maudit cheval s'était emporté dans le village, on aurait pu l'arrêter, donner des secours à son maître, le recevoir au château. Elle eut bien l'idée d'envoyer sur-le-champ un domestique…..mais après qui? Elle l'ignorait elle-même; et sur quelle route? Il y en avait plusieurs qui se croisaient là. D'ailleurs, il n'est pas aisé de courir après un cheval emporté; et puis comment en donner l'ordre? Elle ne l'oserait jamais; et il fallut bien rester avec son inquiétude.
Elle chercha à la calmer, en se rappelant comme cet officier montait bien, comme il avait l'air ferme et sûr avant ce malheureux salut qu'elle se reprochait. Elle espéra que le maître n'ayant plus personne à saluer, le cheval se serait calmé; elle eut même l'idée qu'il pourrait bien passer encore le lendemain.
En vérité il le devrait, dit-elle, pour me rassurer. L'émotion lui ayant ôté l'envie de chanter et de dessiner, elle fit quelques tours dans le jardin, toujours pensant au cavalier, et revint auprès de sa bonne maman, à qui elle n'en parla point, sans doute pour ne pas lui faire partager son effroi. Elle se coucha avec l'impatience d'être au lendemain, et l'espérance que le jour ne passerait pas sans qu'elle fût rassurée sur la vie de l'inconnu. Hier, c'était simple curiosité qui l'agitait en pensant à lui; aujourd'hui l'humanité s'y joint pour un pauvre homme en danger. Après s'en être beaucoup occupée par bonté d'âme, elle s'endormit bien en colère contre les chevaux fougueux, qui ne permettent pas d'être honnête impunément.
Le lendemain… le lendemain, il tomba des torrents de pluie toute la journée. Il fut aussi impossible d'aller au pavillon, que d'imaginer qu'on pût monter à cheval. Caroline, fort contrariée, trouva la journée d'une longueur assommante, s'ennuya à la mort, et ne sut à quoi s'occuper. Tout était au pavillon, et ses livres, et sa musique, et ses crayons. Elle aurait bien voulu y être aussi, mais c'était impossible. On causa comme on put avec la bonne amie; on parla même avec assez d'intérêt de la pluie et du beau temps; on fit des voeux très-sincères pour le retour de ce dernier; on chanta quelquefois le refrain de la romance, en pensant au second dessus, et au cheval qui galopait; et la journée s'écoula dans l'espérance du lendemain.
Ce lendemain… hélas! il pleuvait encore plus que la veille. Tous les nuages semblaient s'être donné rendez-vous à Rindaw. Pour le coup, Caroline prit tout de bon de l'humeur, et le témoigna de bonne foi. "Voyez que c'est affreux! disait-elle à la baronne; ma corbeille qui est commencée; mes fleurs que je retrouverai toutes fanées; et celles du jardin que cette malheureuse pluie abîme! Je suis sûre que toutes les roses vont s'effeuiller, et qu'il ne me restera que les épines." — Pauvre petite! elles sont déjà dans ton coeur. Tu n'as plus cette gaieté soutenue, cette insouciance qui te faisaient supporter tous les temps, et rire et chanter les jours pluvieux comme ceux où le soleil le plus brillant éclairait l'horizon.
Elle s'impatientait si fort de le revoir ce soleil, que cette journée se passa à consulter tous les baromètres et tous les gens de la maison, et à regarder à chaque instant si le ciel s'éclaircissait: il fondait toujours en eau. Enfin, sur le soir, un léger nuage de pourpre donna quelque espérance; un vent frais la confirma, et le lendemain, en ouvrant les yeux, Caroline eut le plaisir de voir les rayons du soleil percer à travers ses rideaux, et le jour le plus pur éclairer son appartement.
La contrariété qu'elle avait éprouvée en augmenta la prix. A peine put-elle attendre que les chemins fussent essuyés, pour courir au pavillon. Mais ses fleurs tant regrettées n'eurent ni ses premiers regards ni ses premiers soins.
Elle est à la croisée, les yeux attachés sur la route, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. Elle regarde, elle écoute, et ne voyant, n'entendant rien, elle cherche à remarquer sur le terrain humecté si elle n'apercevra point les traces fraîches des pas d'un cheval. Oh! si je pouvais seulement savoir qu'il est passé, et qu'il n'a point eu d'accident! je serais tranquille et contente; car, au fait, si je n'étais pas restée, s'il ne m'avait pas saluée, son cheval ne l'aurait point emporté: mais que je l'aperçoive seulement, et je me retirerai, pour qu'il ne soit plus tenté de me saluer.
Au même instant elle fit plus que de l'apercevoir; elle le vit très-distinctement, portant le même uniforme, montant le même cheval gris, et s'avançant au grand trot du côté du pavillon, dont il était encore assez éloigné. Eh bien, il se porte à merveille: et voilà sans doute Caroline tranquille; elle va se retirer, comme elle se l'est promis, et n'y plus penser.
Mais pourquoi ce léger tremblement dont elle est saisie? D'où vient cette émotion qui colore ses joues et précipite les battements de son coeur? Je n'en sais rien; mais je sais bien qu'elle l'éprouve, et que tous ses mouvements s'en ressentent. Elle veut s'éloigner de cette croisée. Son mouchoir, qu'elle avait posé sur la tablette, et sur lequel elle était appuyée, n'étant plus retenu, s'échappe, et tombe dans le chemin: elle en fut au désespoir. Cet accident était bien involontaire, et pouvait ne pas en avoir l'air: elle sentit aussi que c'était bien pis que le salut qu'elle voulait éviter, et qu'il est encore plus difficile, lorsqu'on est à cheval, de ramasser un mouchoir que d'ôter son chapeau.
Ce calcul était juste; mais celui qu'elle fit sur les distances l'était moins. Elle jugea que le cavalier était encore assez éloigné du pavillon pour qu'elle eût le temps d'aller reprendre bien vite son mouchoir, et d'être rentrée avant qu'il passât sous la croisée. Cette idée lui parut excellente: elle remédiait à tout; c'était même le seul moyen de prouver bien clairement que le mouchoir n'avait pas été jeté tout exprès pour qu'on le lui rapportât; mais elle n'avait pas de temps à perdre en réflexions.
Elle courut aussi vite qu'elle le put à la petite porte qui donnait sur la route, et l'ouvrit précisément au moment où l'officier, déjà descendu de cheval, relevait le mouchoir. Il s'approche d'elle avec grâce et noblesse, et le lui présente en lui adressant un compliment flatteur. Elle reçut lui et l'autre d'un air très-déconcerté, et ne sut que lui répondre lorsqu'il lui demanda la permission de voir de plus près ce jardin et ce pavillon, qui lui paraissaient charmants.
Prenant le silence de la tremblante Caroline pour un consentement, il attacha promptement son cheval à la porte même, et la suivit. Elle avait bien le sentiment secret qu'elle aurait dû l'en empêcher; mais comment? Voilà ce dont elle n'avait pas même l'idée; peut-être aussi n'y vit-elle pas grand mal. Son innocence, sa parfaite ignorance du monde, lui cachaient le danger de recevoir un inconnu. D'ailleurs, l'uniforme, et plus encore les manières nobles et aisées de cet inconnu, annonçaient un homme d'une naissance distinguée: il avait cette politesse naturelle, ces grâces, ce ton de la bonne compagnie, qui ne permettent pas de douter qu'on en fait partie.
Je ne parle point d'une figure charmante, Caroline osait à peine le regarder. Cependant elle pourrait déjà nous dire que ses grands yeux noirs sont remplis de feu et d'expression; que le sourire le plus agréable laisse voir de très-belles dents; que son nez est aquilin, son visage ovale, ses sourcils très-marqués, sa taille haute, svelte et proportionnée; que son teint brun est animé des couleurs de la jeunesse et de la santé; que sa physionomie, ouverte et franche, inspirait la confiance et l'amitié au premier abord.
Voilà ce que les regards furtifs de la jeune comtesse avaient très-bien su remarquer, et ce qui pourrait peut-être excuser la facilité avec laquelle elle l'introduisait dans le pavillon, à moins qu'on n'aime mieux la rejeter uniquement sur l'innocence. Quoi qu'il en soit, il y est: il regarde, il admire, il loue avec esprit et sans fadeur le goût, les talents de celle qui l'a décoré. L'autel et les peintures le frappent: il en demande l'explication, on la lui donne, et il saisit cette occasion d'apprendre adroitement où il est, et avec qui il est, sans avoir l'air de s'en informer; mais les noms de baronne de Rindaw et de Lichtfield ne le rendirent ni plus honnête, ni plus respectueux, parce que c'était impossible. La guitare et la romance, encore posées sur le clavecin, l'engagent à dire un mot en souriant du second dessus, et à demander pardon d'avoir osé mêler sa voix aux accents flatteurs qu'il entendait, et qu'il voudrait bien entendre encore; mais voyant l'embarras de Caroline augmenter, il n'insista pas, parla de musique en homme qui s'y connaît, et fut le premier à proposer de sortir du pavillon, et de se promener dans le jardins.
Caroline commençait à se rassurer. La conversation de l'inconnu, simple, agréable, animée, devait la remettre à son aise, et produisit cet effet. Au bout de quelques instants de promenade, elle lui parlait aussi naturellement que si elle l'eût connu toute sa vie.
Elle lui raconta naïvement tout l'effroi qu'elle avait eu du cheval s'emporter, et son inquiétude pendant ces deux jours de pluie. Mais quelque envie qu'elle eût de savoir son nom, elle n'osa jamais le lui demander. Elle apprit seulement qu'il était capitaine aux gardes, et son voisin de campagne. Ces deux circonstances lui firent un grand plaisir: l'une l'assurait qu'il était un homme à voir, et l'autre, qu'elle le reverrait. Enfin, au bout d'un quart d'heure, qui leur parut bien court à tous deux, le fougueux cheval gris attaché à la porte s'impatienta si fort, que son maître fut obligé, bien malgré lui, de remonter dessus.
En vérité, lui dit Caroline pendant qu'il le détachait, à votre place je n'aimerais point un cheval qui ne veut ni qu'on salue ni qu'on se promène. L'inconnu, en souriant, lui assura qu'il serait certainement réformé, qu'il lui jouait de trop mauvais tours pour ne pas s'en défaire, et, sautant légèrement dessus, après remercié mille fois Caroline de sa complaisance, il s'éloigna d'elle le plus lentement qu'il lui fut possible, obligeant cette fois son cheval à n'aller que le pas.
Et Caroline aussi revint lentement au pavillon, lorsqu'elle l'eut perdu de vue. Sa tête et même son coeur étaient uniquement occupés de celui qu'elle venait de quitter. Qu'il est aimable! pensait-elle; et pourquoi le ciel ne m'a-t-il pas accordé un frère comme lui? Oh! combien je l'aurais aimé! Mais pourquoi ne l'aimerais-je pas comme un frère, comme un ami, que le ciel m'envoie dans ma solitude? Eh! qui m'a dit que je le reverrais…. peut-être de ma vie?… Je ne sais quelle triste pensée vint se joindre à celle-là. Caroline sentit son coeur oppressé et ses yeux humectés de larmes: elle en fut elle-même effrayée; et, voulant se distraire, elle eut recours à sa musique; mais ces deux jours de pluie avaient relâché les cordes de sa harpe et de sa guitare, elle fut obligée de les laisser; et après avoir joué sur le piano-forté quelques adagio qui ne firent qu'augmenter sa tristesse, elle essaya le dessin, qui ne lui réussit pas mieux, et la lecture encore moins: trois ou quatre livres qu'elle ouvrit lui parurent ennuyeux, mal écrits, quoiqu'elle en lût à peine une phrase; enfin, tout lui déplaisait ce jour-là. Elle laissa tout, revint au jardin, et fit exactement le même tour qu'elle venait de faire avec l'inconnu, s'arrêtant aux mêmes endroits, et se rappelant jusqu'à la moindre de ses expressions.
Il fallut ensuite décider en elle-même la grande question de savoir si elle en parlerait ou non à sa bonne maman. Elle souffrait de lui faire encore ce mystère; mais il était bien moins essentiel que celui qu'on exigeait d'elle. L'habitude de cacher un tel secret avait dû nécessairement la rendre moins confiante. "D'ailleurs, pourquoi le lui dire? A quel propos lui parler d'un homme que je ne reverrai peut-être jamais, dont j'ignore le nom? S'il revient, ce sera toujours assez tôt, et si elle allait me blâmer de l'avoir reçu, m'interdire mon pavillon, me défendre de regarder ceux qui passent?" Elle en frémit, et se promit bien d'être discrète; mais de retour auprès de la baronne, elle ne put s'empêcher de lui faire mille questions sur le voisinage à deux lieues à la ronde.
Comme madame de Rindaw ne voyait jamais aucun de ses voisins, Caroline ignorait qui ils étaient, et jusqu'alors ne s'en était pas embarrassée. Pour son amie, elle se piquait de connaître à fond leur familles, et tous leurs alentours. C'était la prendre par son faible, que de la questionner sur les affaires de ses voisins. La pauvre Caroline eut bien des histoires à entendre, et la seule qui l'intéressât n'arrivait point: il n'y avait rien qui eût le moindre rapport à son inconnu.
Là, c'était un vieux baron retiré du service, et sa femme aussi vieille que lui, qui vivaient tête à tête dans leur château.
Ici, un autre couple avec beaucoup d'enfants; mais ce n'étaient que des filles.
Là, tout près de Rindaw, un ancien commandeur de l'ordre teutonique, très-infirme et très-avare, avec sa gouvernante. Un peu plus loin, une vieille douairière vit avec un fils unique de vingt-cinq ans.
Ici, Caroline, qui bâillait, se réveille; elle écoute avec attention: mais ce fils est affreux et presque imbécille: il n'a d'autre vocation que de chasser et de boire; et malgré ses grands biens, il n'a trouvé personne qui voulût l'épouser. Ah! ce n'est pas là mon inconnu, pensa Caroline. Cependant la baronne allait son train, et racontait toujours; enfin, Caroline, excédée, n'apprenant que ce qu'elle ne se souciait point de savoir, et désirant d'être seule, prétexta un mal de tête, et se retira plus tôt qu'à ordinaire.
"Il n'est donc point mon voisin de campagne, dit-elle en soupirant; il m'a donc trompée, et sans doute je ne le verrai plus. Allons, il faut l'oublier, n'y plus penser du tout." Mais, comme dit Montcrif, en songeant qu'il faut qu'on l'oublie on s'en souvient.
Tout en se confirmant dans sa belle résolution, elle s'endormit en se rappelant chaque trait et chaque parole de celui qu'elle voulait oublier. Sans doute le projet de n'y plus penser fut la première idée qu'elle eut à son réveil. Elle se leva, bien décidée à ne point aller au pavillon de toute la matinée. L'habitude en était si forte, qu'elle eut de la peine à la surmonter; cependant elle en vint à bout. Elle s'occupa de son parterre, de sa volière, de sa broderie, se répétant toujours à chaque instant: Il n'y faut plus penser; et regardant souvent du côté du pavillon. "Oh! ce cher pavillon! disait-elle, je ne suis heureuse que là: je ne résisterai jamais à l'envie d'y aller; mais j'irai bien tard, bien tard, lorsque je serai bien sûre qu'on ne se promène plus."
La journée lui avait paru si longue, que, vers les quatre ou cinq heures de l'après-midi, elle se persuada qu'il était bien tard; et elle allait s'acheminer du côté du pavillon, lorsqu'elle entendit, dans la cour même du château, le pas d'un cheval qu'elle commençait à connaître, et qui fit palpiter son coeur. Un instant après un laquais entre, annonce M. le baron de Lindorf. La chanoinesse s'étonne, se rappelle cependant d'avoir connu ce nom-là, ordonne qu'on fasse entrer; et bientôt le charmant inconnu du pavillon paraît avec toutes ses grâces.
Oh! pauvre Caroline, comme elle est émue! comme elle se reproche mortellement de n'avoir pas parlé de lui à son amie! Combien elle allait avoir à rougir de sa dissimulation vis-à-vis du baron de Lindorf! Soit qu'il parle, soit qu'il se taise, elle redoute également son indiscrétion et son silence. Ce fut ce dernier parti que prit M. de Lindorf. Un regard jeté sur Caroline qui, tremblante, interdite, alternativement rouge et pâle, le saluait en baissant les yeux d'un air confus, le mit au fait à l'instant. Il lui rendit son salut comme s'il la voyait pour la première fois de sa vie; et s'adressant à madame de Rindaw, il se félicita d'avoir le bonheur d'être son voisin, en se reprochant d'avoir autant tardé à profiter de cet avantage.
La chanoinesse, qui ne connaissait point ce charmant voisin, demanda des explications. Le vieux commandeur de l'ordre teutonique avait été malade aussi; mais, moins heureux qu'elle, il était mort depuis peu, et M. le baron de Lindorf, son neveu et son héritier, était venu prendre possession de la terre et du château de Risberg, qui touchaient à la baronnie de Rindaw. Il avait compté d'abord n'y rester que peu de temps; mais ce pays lui plaisait infiniment, et depuis deux jours il avait pris la résolution d'y passer au moins toute la belle saison. Alors son premier désir avait été de connaître ses aimables voisines, de leur présenter ses hommages, et de solliciter la permission de les renouveler quelquefois.
Tout cela fut dit en regardant souvent Caroline, qui, les yeux attachés sur son métier, travaillait ou gâtait son ouvrage, et gardait le plus profond silence. Mais, grâce à la bonne chanoinesse, la conversation ne tarissait pas.
Ce furent d'abord des détails sur sa propre maladie, ensuite des lamentations sur celle du commandeur et sur sa mort, qu'elle avait ignorée. "Tenez, hier au soir encore, je le nommai à Caroline, qui s'informait de mes voisins." Ici le baron ne put s'empêcher de sourire à demi, et Caroline fut près de s'évanouir de dépit et de honte; puis vinrent des félicitations sur l'héritage, qui devait être considérable; puis les questions sur le degré de parenté qu'il y avait entre le défunt et son héritier. "Attendez; je dois savoir cela à merveille. Vous êtes Lindorf, n'est-ce pas? Eh oui, sans doute; c'est du côté de madame votre mère? N'était-ce pas une baronne de Risberg, propre soeur de défunt, je crois? Je ne connais que cela; c'est-à-dire pas elle précisément, mais une de mesdames vos tantes a été élevée dans le même chapitre que moi. Elle me contait le mariage de sa soeur avec monsieur votre père, oui, le baron de Lindorf. Je m'en souviens comme d'hier. C'était une inclination mutuelle: il n'y avait rien de si touchant! Je lui faisais mes confidences aussi…. Il me semble qu'il n'y a que quatre jours; et voilà déjà un grand garçon…. L'aîné de la famille, je suppose?…. Est-elle nombreuse? Avez-vous encore monsieur votre père, madame votre mère? Ils s'adorent toujours, sans doute?… Il n'y a que cela pour être heureux…. Et votre tante, cette chère amie dont je vous parlais tout à l'heure, est-elle mariée? est-elle morte? Depuis bien des années j'ai perdu cela de vue."
Toute ces questions se succédaient si rapidement, que le baron, surpris de cette volubilité, pouvait à peine placer de temps en temps un oui, un non. "J'étais fils unique; j'ai eu le malheur de les perdre, etc." Mais ses yeux fixés sur Caroline lui auraient dit bien des choses, si elle avait voulu les entendre.
Elle n'avait pas encore levé les siens ni prononcé un seul mot, lorsque la chanoinesse, voulant lui faire honneur de l'idée de son pavillon, lui dit d'y mener M. le baron, et ne prévoyant pas la moindre difficulté, commença, sans attendre la réponse, à lui raconter à quelle occasion il avait été élevé, et l'autel, et le buste, et l'inscription, et les peintures; et la surprise, et tout ce qu'il savait aussi bien qu'elle, mais qu'il eut tout l'air d'apprendre.
C'en était trop, beaucoup trop pour Caroline. Elle ne pouvait plus soutenir un état aussi pénible; et quand son amie, surprise de son peu d'empressement à se rendre au pavillon, lui en réitéra l'ordre, elle put à peine articuler qu'une migraine affreuse, inouïe, l'empêchait de faire un seul pas: et vraiment elle était si changée, sa voix même était si altérée, que la baronne n'eut pas de peine à la croire et s'en inquiéta beaucoup. "Bon Dieu! qu'est-ce donc que cela? lui dit-elle en lui touchant le font. Déjà hier au soir vous me frappâtes à votre rentrée; vous aviez l'air rêveur, occupé. Vous me quittâtes plus tôt qu'à l'ordinaire; et les jours précédents, vous fûtes d'une tristesse et d'une agitation singulières; vous aviez de la fièvre assurément: c'est ce pavillon qui vous tue…. Monsieur le baron, c'est une rage que ce pavillon, et surtout depuis quelques jours. On y court d'abord après la pluie; on brave le soleil et l'humidité: aussi voilà ce que c'est…."
D'après tout ce qu'on lui disait, monsieur le baron pouvait, sans fatuité, se flatter d'y avoir aussi quelque légère part; mais souffrant véritablement pour Caroline, et voulant la tirer de peine, il abrégea sa visite, et prit congé de ces dames espérant, dit-il, que la migraine n'aurait pas de suite. Caroline ne répondit que par un salut; et la baronne répéta à M. de Lindorf qu'elle le priait de profiter beaucoup du voisinage et de venir souvent partager leur solitude… "Il n'y a qu'un pas d'ici chez vous. Ce pauvre commandeur souffrait de la goutte les trois quarts de l'année, et ne sortait point de chez lui. Pour vous, monsieur, qui êtes jeune, ingambe, ce ne sera qu'une promenade. Mademoiselle de Lichtfield n'aura pas toujours la migraine; vous verrez un autre jour son pavillon. Elle dit qu'il est favorable à la musique. Vous êtes musicien, sans doute? vous en ferez ensemble."
Ce dernier trait manquait à Caroline pour augmenter son embarras; rien ne lui fut épargné. Enfin le baron partit, et la chanoinesse se tut; mais Caroline ne fut pas beaucoup plus soulagée. Penchée sur son fauteuil, la tête cachée dans ses deux mains, elle retenait avec peine les larmes et les sanglots qui l'oppressaient. Son amie, attribuant tout à la violente migraine dont elle s'était plainte, l'engagea à se retirer, et Caroline profita bien vite de la permission. Son chagrin la suivit dans son appartement; mais du moins elle put s'abandonner à toute sa douleur, et répéter mille fois: Grand Dieu! que doit-il penser de moi? La chanoinesse, seule aussi de son côté, avait des idées moins tristes. Le beau, l'aimable Lindorf avait tout à fait gagné son coeur. C'était précisément l'époux qu'il fallait à sa chère Caroline. Quel bonheur de pouvoir la fixer auprès d'elle, au moins une partie de l'année, et par un établissement aussi brillant à tous égards! Lindorf réunissait tout, jeunesse, figure, esprit, naissance, fortune; car, sans parler de la sienne propre, dont il jouissait déjà, puisqu'il était fils unique et qu'il avait perdu ses parents, l'héritage de l'avare commandeur devait être immense.
Déjà très-avancé au service, il paraît fait pour prétendre et parvenir à tout. Qu'on ajoute tant d'avantages à la fortune de Caroline, son bien, qu'elle lui destinait, et Caroline elle-même, qui n'étaient pas à dédaigner…; enfin ils paraissaient se convenir à merveille. Elle protesta que son élève serait baronne de Lindorf, ou qu'elle y perdrait ses peines; elle fixa même l'époque de son mariage à l'automne suivante, et à la visite promise par le chambellan.
Jusqu'alors elle résolut de cacher avec soin, même à Caroline, son idée et ses projets. Sans doute il lui serait bien difficile de cacher quelque chose; mais sa passion pour tout ce qui tenait du romanesque, l'emportait encore sur son indiscrétion naturelle. Elle se fit un singulier plaisir de laisser agir la sympathie, d'en suivre pas à pas les progrès dans le coeur de ces jeunes gens, de voir chaque jour leur passion s'augmenter par la crainte et l'espérance, et de couronner enfin tous leurs voeux au moment où ils s'y attendraient le moins. Ce plaisir, délicieux pour elle, elle ne pouvait se l'assurer qu'en gardant le plus profond secret. L'union projetée avec le comte de Walstein ne l'inquiétait guère; il était impossible qu'elle ne fît pas entendre raison au chambellan. Il devait savoir par lui-même ce que c'est qu'une passion mutuelle. "Je n'aurai qu'à lui rappeler ce que nous avons éprouvé l'un pour l'autre, et il cédera d'autant plus, que mon héritage sera à cette condition. D'ailleurs il verra ce charmant Lindorf; et pourra-t-il balancer entre lui et un monstre? Laissons agir la sympathie, l'amour, la tendresse paternelle, et le bonheur de ma chère Caroline est assuré pour la vie."
Pendant que la bonne chanoinesse arrangeait son petit roman, jouissant à l'avance des tendres scènes dont elle serait le témoin et du plaisir de faire deux heureux, Caroline continuait à se désespérer de l'idée que M. de Lindorf devait pris d'elle la plus mauvaise opinion possible. Elle repassait dans son esprit tout ce que la baronne lui avait dit très-innocemment, et n'y voyait que de nouveaux sujets de honte et de confusion. Oh! je veux partir d'ici, disait-elle, ne plus le revoir de ma vie. Mais cette fuite si soudaine sera presque un aveu de plus; et le laisser avec l'idée, la cruelle idée que je suis fausse, dissimulée, intrigante, ah! c'est impossible. Alors elle imaginait tous les moyens de se justifier dans son esprit, et n'en trouvait pas un qui ne la compromît mille fois davantage.
Toute la nuit se passa dans ce trouble et dans cet embarras. Pour la première fois de sa vie, le sommeil n'approcha pas de ses paupières. Qu'elle lui parut longue et cruelle cette nuit! et combien son agitation augmenta le lendemain matin lorsqu'on lui remit un paquet à son adresse, que le coureur de M. de Lindorf venait d'apporter, et dont il attendait la réponse!
Caroline, indignée, faillit le renvoyer à l'instant. Eh quoi! dit-elle, il ose déjà m'écrire! N'est-ce pas me dire à quel point il me méprise? Ah! l'opinion affreuse que je lui donnai hier de moi peut seule autoriser cette hardiesse; mais ne doit-elle pas l'excuser aussi, et ne suis-je pas la seule coupable? Avant cette malheureuse visite, comme il était honnête, respectueux! Ah! c'est moi seule qui me suis perdue.
Mais que fera-t-elle de ce paquet? L'ouvrir, c'est impossible; le renvoyer, c'est bien dur; et d'ailleurs ce n'est pas le moyen de savoir ce qu'il pense. Elle le tenait, le retournait en tous sens, et le regardait comme si ses yeux avaient pu percer au travers de l'enveloppe. Enfin, frappée tout à coup comme d'un trait de lumière, elle prend le parti de courir à l'appartement de la bonne maman, d'ouvrir ses rideaux, de se précipiter à genoux à côté de son lit, et là de lui faire, en fondant en larmes, un aveu complet de tout ce qui s'était passé entre elle et M. de Lindorf. Rien ne fut oublié: et le second dessus, et le cheval emporté, et le mouchoir tombé, et la promenade au jardin; elle avoua tout, jusqu'aux motifs secrets de son silence, dont elle avait été si cruellement punie.
"Jugez de tout ce que j'ai souffert pendant sa visite! disait-elle: grand Dieu! je crus en mourir. Et lui qui ne disait rien non plus, comme si nous avions été d'accord; et vous, maman, qui, sans le savoir, me perciez le coeur à chaque instant. Ah! pourrez-vous me pardonner? Accablez-moi de vos reproches, je les mérite tous; ils seront moins vifs que ceux que je me fais à moi-même."
Hélas! la bonne chanoinesse, tout émue, tout attendrie de ses pleurs et de son récit, ne songeait à lui faire aucun reproche. Elle s'était occupée toute la nuit de son mariage, qui l'enchantait toujours de plus en plus. Sa seule crainte était que M. de Lindorf, depuis longtemps au service et très-répandu sans doute dans le grand monde, n'eût déjà d'autres engagements; mais la petite historie de Caroline, et la manière dont ils avaient fait connaissance, la rassurèrent parfaitement. Elle crut y voir une tournure romanesque, une sympathie secrète, qui lui donnèrent les plus grands espérances pour la réussite de ses projets. Elle releva donc Caroline en l'embrassant tendrement, et en lui disant qu'elle n'avait rien entendu d'aussi intéressant que tout ce qu'elle venait de lui raconter. "Seulement, si j'avais su cela…. Il est vrai que je n'aurais pas dit bien des choses: les hommes sont déjà si avantageux, si portés à croire qu'on les distingue!… Au reste, celui-ci me paraît bien différent des autres. Il a l'air si modeste, si honnête! — Ah! maman, dit Caroline en secouant la tête, je crois qu'ils se ressemblent tous. Celui-ci n'ose-t-il pas m'écrire ce matin! — T'écrire, mon enfant! Montre-moi donc vite: comment! et de quel style? — Hélas! je l'ignore, dit Caroline en tirant le paquet de sa poche: voilà la lettre; je ne l'ai pas ouverte. Tenez, maman; vous en ferez tout ce que vous voudrez." Et ce qu'elle voulut, ce fut de rompre le cachet avec un empressement plus vif que celui de Caroline, dont la crainte diminuait beaucoup la curiosité.
On trouva d'abord, à l'ouverture du paquet, une carte simple et polie, par laquelle "M. le baron de Lindorf présentait ses hommages à ses voisines, s'informait de leur santé et de la migraine de mademoiselle de Lichtfield." Ce n'était là que le prétexte, et cette carte ne méritait assurément pas le grand cachet qu'on avait rompu. On passa donc bien vite à un papier plié en quatre qui se trouvait sous la carte. Caroline l'ouvrit en tremblant, le parcourut légèrement des yeux, et lut à son amie ce qui suit:
Du château de Risberg, 9 juin 17…
"Je vais, mademoiselle, mettre le comble à mes torts et à votre colère en osant vous écrire, je le sais; je vois déjà votre indignation; j'en sens déjà tout le poids, et cependant je persiste dans ma témérité. Si vous daignez seulement parcourir cette lettre, surmonter le premier mouvement qui vous portera sans doute à la déchirer, à la renvoyer sans la lire, vous comprendrez peut-être mes motifs, et vous conviendrez du moins que je ne pouvais m'adresser qu'à vous seule.
Vous ne connaissez pas tous mes torts; non, mademoiselle, vous ne les connaissez pas, et cependant vous me traitez avec autant de sévérité que si vous saviez combien je suis coupable. Je vais donc vous l'avouer, puisque je ne gagne rien à votre ignorance: ma franchise m'obtiendra peut-être un généreux pardon.
Je passai hier quatre fois dans la matinée, à différentes heures, sous votre pavillon, avec l'espoir de vous y trouver et de vous demander la permission de me présenter chez vous. Il fut toujours trompé cet espoir, vous ne parûtes point dans ce pavillon chéri qu'auparavant vous habitiez sans cesse; et moi, loin d'imaginer la vérité, loin de vous accuser de cette absence, j'osai la rejeter entièrement sur madame de Rindaw. Instruite de ma témérité, ne connaissant point celui qui s'était introduit dans votre asile, sans doute elle exigeait de vous d'y renoncer! Insensé!….. J'osai même croire que vous obéissiez peut-être à regret. J'étais certain en me nommant de la rassurer, de faire lever cette cruelle défense, et je ne balançai plus à me présenter l'après-midi chez elle. O mademoiselle! combien vous avez puni ma folle présomption! Votre accueil, si différent du sien, me prouva bientôt à quel point je m'étais abusé, et que c'était votre volonté seule qui vous éloignait du malheureux inconnu. Vous n'avez pas voulu me laisser à cet égard la moindre illusion, le moindre doute. Je vis au premier instant que cette madame de Rindaw ignorait mon existence, et que la jeune et charmante Caroline, que je croyais soumise aux ordres, aux conseils d'une amie trop sévère, n'avait eu besoin que de ceux qu'elle reçoit d'une prudence bien rare à son âge. Trop heureux encore si cette prudence n'avait pour objet que l'inconnu; mais je me suis nommé, et je n'ai pas obtenu un regard! Votre silence obstiné, votre refus de me conduire au pavillon, ne m'ont que trop confirmé que c'est moi personnellement qui me suis attiré votre colère. Ah! quels que soient mes torts, je n'aurai pas celui de me présenter encore à Rindaw sans votre aveu; mais j'ose le demander cet aveu que je saurai mériter. Vous avez été le témoin de la manière obligeante dont madame de Rindaw m'a reçu. Regardez ma maison comme la vôtre, me dit-elle en la quittant. O mademoiselle! que pouvais-je lui répondre, et que dois-je faire? Parlez; décidez absolument de ma conduite, de mon sort. Dois-je me refuser aux civilités de madame de Rindaw, et me soumettre à l'arrêt tacite que vous avez prononcé contre moi? Dois-je vous supplier de le révoquer? J'attendrai vos ordres, et, je vous le jure, ils me seront sacrés. Mais serez-vous inexorable? Et celui que votre respectable amie daigne honorer de sa protection, n'obtiendra-t-il pas, à ce titre, un pardon devenu nécessaire au bonheur de sa vie?"
Caroline, en lisant cette lettre, éprouvait un mélange de sentiments confus, opposés les uns aux autres, et presque indéfinissables; d'abord la plus grande surprise de se trouver, sans s'en être doutée, une prudence aussi consommée; ensuite, cette espèce de honte d'un coeur honnête et vrai, qui reçoit une louange peu méritée; puis la joie la plus pure de se voir encore estimée et respectée, troublée cependant par le chagrin de ce pauvre baron, et l'embarras de le faire cesser sans démentir l'opinion qu'il avait d'elle. Tout cela se peignait alternativement sur sa physionomie; cependant le plaisir dominait. Il lui semblait qu'on avait soulagé son coeur d'un poids énorme. Lorsqu'elle eut fini, elle aurait voulu presser le consolant écrit contre ses lèvres; mais elle le posa sur le lit de sa maman, et saisissant une de ses mains, elle la couvrit de baisers et de larmes. La baronne reprit la lettre, la parcourut encore: elle en était tout enchantée. "Et bien! quand je vous disais que ce jeune homme ne ressemblait point aux autres, avais-je tort? J'ai vu cela tout de suite. Quelle tournure délicate il a donnée à votre silence! Et votre embarras, qu'il prend pour de la colère! est-ce qu'il y a rien de plus modeste et de plus honnête? Un de vos fats de la cour aurait bien su interpréter votre conduite à son avantage; mais ce Lindorf… En vérité, il est charmant; il faut le rassurer. Prenez une écritoire, mon enfant; mettez-vous là, et écrivez. — Moi, maman? dit Caroline en rougissant, je croyais que ce serait vous. — Vous savez bien que j'ai beaucoup de peine à écrire (elle avait en effet mal aux yeux depuis sa maladie, et sa vue s'affaiblissait tous les jours); mais c'est égal, vous écrirez en mon nom, et je vous dicterai."
Caroline obéit; mais l'encre était épaisse, la plume allait mal, le papier ne valait rien. Enfin, tout étant prêt avec assez de peine, et la chanoinesse ayant rêvé un moment, elle lui dicta ce qui suit: