Читать книгу La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle - J. J. Jusserand - Страница 3

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«O, dist Spadassin, voici un bon resveux; mais

allons nous cacher au coin de la cheminée et là

passons avec les dames nostre vie et nostre temps

à enfiler des perles ou à filer comme Sardanapalus.

Qui ne s'adventure n'a cheval ni mule, ce

dist Salomon.»

(Vie de Gargantua.)

Il y a peu de nomades aujourd'hui; les petits métiers qui s'exerçaient le long des routes, dans chaque village rencontré, disparaissent devant nos procédés nouveaux de grande fabrication. De plus en plus rarement on voit le colporteur déboucler sa balle à la porte des fermes, le cordonnier ambulant réparer sur le bord des fossés les souliers qui, le dimanche, remplaceront les sabots, le musicien venu on ne sait d'où chanter aux fenêtres ses airs monotones interminables; les pèlerins de profession n'existent plus; les charlatans même perdront bientôt leur crédit. Au moyen âge, il en était tout autrement; beaucoup d'individus étaient voués à une existence errante et commençaient au sortir de l'enfance le voyage de leur vie entière. Les uns au grand soleil, sur la poussière des chemins fréquentés, promenaient leurs industries bizarres; les autres dans les sentiers détournés ou même à travers les taillis cachaient leur tête aux gens du shériff, une tête soit de criminel, soit de fugitif, «tête de loup, que tout le monde pouvait abattre,» selon la terrible expression d'un juriste anglais du treizième siècle. Parmi ceux-ci, beaucoup d'ouvriers en rupture de ban, malheureux et tyrannisés dans leurs hameaux, qui se mettaient en quête de travail par tout le pays, comme si la fuite pouvait les affranchir: «Service est en le sank [1]!» leur répondait le magistrat; parmi ceux-là, des colporteurs chargés de menues marchandises, des pèlerins qui de Saint-Thomas à Saint-Jacques allaient quêtant sur les routes et vivant d'aumônes, des pardonneurs, nomades étranges, qui vendaient au commun peuple les mérites des saints du paradis, des frères mendiants et des prêcheurs de toute sorte qui, suivant l'époque, faisaient entendre aux portes des églises des harangues passionnées ou les discours égoïstes les plus méprisables. Toutes ces vies avaient ce caractère commun que, dans les grands espaces de pays où elles s'écoulaient, et où d'autres vies se consumaient immobiles, tous les jours sous le même ciel et dans le même labeur, elles servaient comme de lien entre ces groupes éloignés que les lois et les mœurs rattachaient au sol. Poursuivant leur œuvre singulière, ces errants, qui avaient tant vu et connu tant d'aventures, servaient à donner aux humbles qu'ils rencontraient sur leur passage quelque idée du vaste monde à eux inconnu. Avec beaucoup de croyances fausses et de fables, ils faisaient entrer dans le cerveau des immobiles certaines notions d'étendue et de vie active qu'ils n'auraient guère eues sans cela; surtout ils fournissaient aux gens attachés au sol des nouvelles de leurs frères de la province voisine, de leur état de souffrance ou de bonheur, et on les enviait alors ou on les plaignait et on se répétait que c'étaient bien là des frères, des amis à appeler au jour de la révolte.

Dans un temps où pour la foule des hommes les idées se transmettaient oralement et voyageaient avec ces errants par les chemins, les nomades servaient réellement de trait d'union entre les masses humaines des régions diverses. Il y aurait donc pour l'historien un intérêt très grand à connaître exactement quels étaient ces canaux de la pensée populaire, quelle vie menaient ceux qui en remplissaient la fonction, quelle influence et quelles mœurs ils avaient. Nous étudierons les principaux types de cette race et nous les choisirons en Angleterre au quatorzième siècle, dans un pays et à une époque où leur importance sociale a été considérable. L'intérêt qui s'attache à eux est naturellement multiple; d'abord la personne même de ces pardonneurs, de ces pèlerins de profession, de ces ménestrels, espèces éteintes, est curieuse à examiner de près; ensuite et surtout l'état de leur esprit et la manière dont ils exerçaient leurs pratiques se rattachent étroitement à l'état social tout entier d'un grand peuple qui venait alors de se former et d'acquérir les traits et le caractère qui le distinguent encore aujourd'hui. C'est en effet l'époque où, à la faveur des guerres de France et des embarras incessants de la royauté, les sujets d'Édouard III et de Richard II gagnent un parlement semblable à celui que nous voyons fonctionner à l'heure présente; c'est celle où, dans la vie religieuse, l'indépendance de l'esprit anglais s'affirme par les réformes de Wyclif, les statuts du clergé et les protestations du Bon Parlement; celle où, dans les lettres, Chaucer inaugure la série des grands poètes d'Angleterre; celle enfin où, du noble au vilain, un rapprochement se fait qui amènera sans révolution excessive cette vraie liberté que nous avons si longtemps enviée à nos voisins. Cette période est décisive dans l'histoire du pays. On verra que dans toutes les grandes questions débattues au cloître, au château ou sur la place publique, le rôle peu connu des nomades n'a pas été insignifiant.

Il faut examiner d'abord le lieu de la scène, ensuite les événements qui s'y passent, savoir ce que sont les routes, puis ce que sont les êtres qui les fréquentent.

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PREMIÈRE PARTIE

LES ROUTES

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La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle

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