Читать книгу La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle - J. J. Jusserand - Страница 5
CHAPITRE II
LE VOYAGEUR ORDINAIRE ET LE PASSANT
ОглавлениеLes voyages de la cour et des seigneurs.—Charrettes et fourgons à bagages.—Les pourvoyeurs royaux et leurs abus de pouvoir.—Les voitures princières.—Le cortège royal.—Les solliciteurs et les plaideurs.
Voyages des magistrats.—Voyages des moines.—Voyages des évêques.—Voyages des messagers.
Les gîtes pour la nuit.—La suite du roi logée par les habitants.—Les monastères.—Les nobles abusent de l'hospitalité monacale.—Les châteaux.—Les hôtelleries.—Le prix du coucher et des provisions.—Un voyage en hiver d'Oxford à Newcastle.
Les cabarets.—Les ermitages.—L'ermite et le voyageur.
Ainsi entretenues, les routes s'éloignaient des villes et s'enfonçaient dans la campagne, coupées par les ruisseaux en hiver et semées de trous; les charrettes pesantes suivaient lentement leurs détours, et le bruit du bois qui grince accompagnait le véhicule. Ces carrioles étaient très répandues. Les unes avaient la forme d'un tombereau carré, simples boîtes massives, tout en planches, portées sur deux roues; d'autres, un peu plus légères, étaient formées de lattes garnies d'un treillage d'osier; les roues étaient protégées par de gros clous à têtes proéminentes [25]. Les unes et les autres servaient aux travaux de la campagne; on en trouvait partout et on les louait à très bon marché. Deux pence par mille et par tonne était le prix habituel; pour des sacs de blé à transporter, c'était, en général, un penny par mille et par tonne [26]. Tout cela ne prouve pas que les routes fussent excellentes, mais bien plutôt que ces charrettes, indispensables à l'agriculture, étaient nombreuses. Pour les gens du village qui les fabriquaient eux-mêmes, elles ne représentaient pas une forte somme; ils les faisaient solides et massives, parce qu'elles étaient plus faciles à établir ainsi et résistaient mieux aux cahots des chemins; une rémunération assez faible devait donc suffire aux charretiers. Le roi avait toujours besoin de leurs services; quand il se transportait d'un manoir à un autre, le brillant cortège des seigneurs était suivi par une armée de chariots d'emprunt.
Les pourvoyeurs officiels trouvaient les charrettes sur place et se les appropriaient librement; ils exerçaient leurs réquisitions jusqu'à dix lieues à la ronde des points que traversait le convoi royal. Ils prenaient même sans scrupule les chars de gens de passage, venant de trente à quarante lieues de là, dont le voyage se trouvait ainsi brusquement interrompu. Il y avait bien des statuts qui disaient qu'on ne ferait pas d'emprunts forcés, et surtout qu'on payerait honnêtement, c'est-à-dire «dix pence par jour pour une charrette à deux chevaux et quatorze pence pour une charrette à trois chevaux». Mais souvent on ne pensait pas à payer. La «poevre commune» recommençait ses protestations, le parlement ses statuts et les pourvoyeurs leurs exactions. Outre les charrettes, ils demandaient du blé, du foin, de l'avoine, de la bière, de la viande; c'était une petite armée qu'il fallait nourrir, et les réquisitions jetaient la terreur dans les villages. On faisait ce qu'on pouvait pour s'en exempter; le moyen le plus simple était de corrompre le pourvoyeur, mais les pauvres ne le pouvaient pas. Cependant, les règlements étaient innombrables qui avaient tous successivement promis qu'il n'y aurait plus d'abus jamais. Le roi était impuissant; sous un gouvernement imparfait, les lois créées pour durer toujours perdent rapidement leur vitalité, et celles qu'on faisait alors mouraient en un jour. Les pourvoyeurs pullulaient; beaucoup se donnaient pour officiers du roi qui ne l'étaient point, et ce n'étaient pas les moins avides. Tous achetaient à des prix dérisoires et se bornaient à promettre le payement. Le statut de 1330 montre comment ces payements ne venaient jamais, comment aussi, quand on prenait vingt-cinq «quarters» de blé, on en comptait vingt seulement, parce qu'on mesurait «chescun bussel à coumble [27]». De même, pour le foin, la paille, etc., les pourvoyeurs trouvaient moyen de se faire compter un demi-penny ce qui valait deux ou trois pence, ils ordonnaient qu'on leur amenât des provisions de vin, gardaient le meilleur afin de le revendre à leur compte, et se faisaient payer pour en rendre une partie à ceux à qui ils l'avaient pris, ce qui renversait singulièrement les rôles. Tout cela, le roi le reconnaît et il réforme en conséquence. Il réforme de nouveau peu de temps après et avec le même résultat. En 1362, il déclare que désormais les pourvoyeurs payeront comptant, au prix courant du marché, et il ajoute cette règle plaisante, que les pourvoyeurs perdront leur nom détesté et seront appelés acheteurs: «que le heignous noun de purveour soit chaungé et nomé achatour [28]». Les deux mots comportaient donc des idées très différentes (Ap. 9).
C'était à cheval que le roi et les seigneurs voyageaient la plupart du temps; mais ils avaient aussi des voitures. Rien ne donne mieux l'idée du luxe encombrant et gauche qui fait, pendant ce siècle, l'éclat de la vie civile, que la structure de ces lourdes machines. Les plus belles avaient quatre roues; trois ou quatre chevaux les tiraient, attelés à la file, et sur l'un d'eux était monté le postillon, armé d'un fouet à manche court et à plusieurs lanières; des poutres solides reposaient sur les essieux, et au-dessus de ce cadre s'élevait une voûte arrondie comme un tunnel: on voit quel ensemble disgracieux. Mais l'élégance des détails était extrême; les roues étaient ouvragées et leurs rayons, en approchant du cercle, s'épanouissaient en nervures formant ogive; les poutres étaient peintes et dorées, l'intérieur était tendu de ces éblouissantes tapisseries, la richesse du siècle; les bancs étaient garnis de coussins brodés et l'on pouvait s'y étendre moitié assis et moitié couché; des sortes d'oreillers étaient disposés dans les coins comme pour appeler le sommeil; des fenêtres carrées étaient percées dans les parois, et des rideaux de soie y pendaient [29]. Ainsi voyageaient de nobles dames à la taille grêle, étroitement serrées dans des robes qui dessinaient tous les plis du corps; leurs longues mains fluettes caressaient le chien ou l'oiseau favori. Le chevalier, également serré dans sa cotte-hardie, regardait d'un œil complaisant et, s'il savait les belles manières, expliquait son cœur à sa nonchalante compagne en longues phrases comme dans les romans. Le large front de la dame, qui peut-être s'est arraché par coquetterie les sourcils et les cheveux follets, ce dont s'indignaient les faiseurs de satires [30], s'illumine par instants, et son sourire paraît comme un rayon de soleil. Cependant les essieux crient, les fers des chevaux grincent sur le gravier, la machine avance par soubresauts, descend dans les ornières, bondit tout entière au passage des fossés et retombe brutalement avec un bruit sourd. Il faut parler haut pour faire entendre les discours raffinés que pouvait inspirer le souvenir de la Table-Ronde. Une nécessité si triviale a toujours suffi à rompre le charme des pensées les plus délicates: trop de secousses agitent la fleur, et quand le chevalier la présente elle a perdu sa poudre parfumée.
Posséder une voiture pareille était un luxe princier. On se les léguait par testament, et c'était un don de valeur. Le 25 septembre 1355, Elisabeth de Burgh, lady Clare [31], écrit ses dernières volontés et attribue à sa fille aînée «son grant char ove les houces, tapets et quissyns». La vingtième année de Richard II, Roger Rouland reçoit 400 livres sterling pour une voiture destinée à la reine Isabelle; et maître la Zouche, la sixième année d'Édouard III, 1000 livres pour le char de lady Éléanor [32]. C'étaient des sommes énormes: au quatorzième siècle, le prix moyen d'un bœuf était de treize shillings un penny un quart, d'un mouton un shilling cinq pence, d'une vache neuf shillings cinq pence, et d'un poulet un penny [33]. Le char de lady Éléanor représentait donc la valeur d'un troupeau de seize cents bœufs.
Entre ces voitures luxueuses et les charrettes paysannes, il n'y avait rien qui remplaçât cette légion de voitures bourgeoises auxquelles nous sommes accoutumés aujourd'hui. Il s'en trouvait certainement de moins chères que celles des princesses de la cour d'Édouard, mais pas un grand nombre. Tout le monde à cette époque savait monter à cheval et il était beaucoup plus pratique de se servir de sa monture que des pesants véhicules du temps. On allait plus vite et l'on était plus sûr d'arriver. Les lettres de la famille Paston montrent que les choses n'avaient guère changé au quinzième siècle. Jean Paston étant malade à Londres, sa femme lui écrit pour le supplier de revenir dès qu'il pourra endurer le cheval; l'idée d'un retour en voiture ne leur vient même pas à l'esprit. Il s'agit cependant d'une «grande maladie, a grete dysese».
Marguerite Paston écrit, le 28 septembre 1443:
«Si j'avais pu avoir ma volonté, je vous aurais déjà dit bien plus tôt combien je désirais que vous fussiez à la maison, s'il vous plaisait. Votre maladie aurait été tout aussi bien soignée ici que là où vous êtes; j'aimerais mieux cela que recevoir une robe neuve, fût-elle même d'écarlate. Je vous en prie, si votre mal se guérit et si vous pouvez supporter le cheval, quand mon père ira à Londres et qu'on renverra son cheval chez nous, demandez-le-lui et servez-vous de la bête pour revenir. Car j'espère que vous serez soigné ici aussi tendrement que vous avez pu être à Londres [34].»
Il y avait peu d'endroits en Angleterre où l'aspect du cortège royal ne fût pas bien connu. Les voyages de la cour étaient incessants; on en a vu plus haut les motifs. Les itinéraires royaux qui ont été publiés mettent en lumière d'une façon frappante ce besoin continuel de mouvement. L'itinéraire du roi Jean sans Terre montre qu'il passait rarement un mois entier au même endroit, et le plus souvent il n'y demeurait même pas une semaine. En quinze jours on le trouve fréquemment dans cinq ou six villes ou châteaux différents [35]. De même au temps d'Édouard Ier: la vingt-huitième année de son règne (1299-1300), ce prince, sans sortir de son royaume, change soixante-quinze fois de place, c'est-à-dire en moyenne près de trois fois par quinzaine [36].
Et quand le roi se déplaçait, non seulement il était précédé de vingt-quatre archers à sa solde, recevant trois pence par jour [37], mais il était accompagné de tous ces officiers que l'auteur du Fleta énumère avec tant de complaisance. Le souverain emmène ses deux maréchaux, son maréchal forinsecus, qui en temps de guerre dispose les armées pour la bataille, fixe les étapes et en tout temps arrête les malfaiteurs trouvés dans la virgata regia, c'est-à-dire à douze lieues à la ronde [38]; et son maréchal intrinsecus, qui fait la police des palais et châteaux et en écarte autant qu'il peut les courtisanes. Il perçoit de chaque «meretrice communi» quatre pence à titre d'amende, la première fois qu'il l'arrête; si elle revient, on l'amène devant le sénéchal, qui lui fait une défense solennelle de se présenter jamais à la demeure du roi, de la reine ou de leurs enfants; à la troisième fois, on l'emprisonne et on coupe les tresses de ses cheveux; à la quatrième fois, on procède à un de ces supplices hideux que dans sa barbarie le moyen âge tolérait: on coupe à ces femmes la lèvre supérieure, «ne de cætero concupiscantur ad libidinem [39]». Il y avait aussi le chambellan qui veillait à ce que l'intérieur de la demeure fût confortable: «debet decenter disponere pro lecto regis, et ut cameræ tapetis et banqueriis ornentur»; le trésorier de la garde-robe, qui tenait les comptes; le maréchal de la salle, qui avait pour mission de chasser les intrus, «indignos ejicere,» et les chiens, «non enim permittat canes aulam ingredi,» et une foule d'autres officiers.
Au-dessus de tous il faut placer encore le sénéchal du roi, premier officier de sa maison, et son grand justicier. Partout où se rendait le roi, l'appareil de la justice se transportait avec lui; au moment où il allait se mettre en route, le sénéchal en avertissait le shériff [40] du lieu où la cour devait s'arrêter, pour que celui-ci amenât tous ses prisonniers dans la ville où le prince stationnerait. Tous les cas soumis à la décision des juges errants sont tranchés par le sénéchal, qui prescrit, s'il y a lieu, le duel judiciaire, prononce les sentences de mise hors la loi (outlawry) et juge au criminel et au civil [41]. Ce droit de justice criminelle accompagne le roi même à l'étranger, mais il l'exerce seulement lorsque le coupable a été arrêté dans son hôtel. C'est ce qui arriva la quatorzième année d'Édouard Ier. Ce souverain étant à Paris, Ingelram de Nogent vint voler dans sa demeure et fut pris sur le fait. Après discussion, il fut reconnu qu'Édouard, par son privilège royal, demeurait juge de l'affaire; il livra le voleur à Robert Fitz-John, son sénéchal, qui fit pendre Ingelram au gibet de Saint-Germain-des-Prés [42].
Longtemps même, le chancelier et ses clercs qui rédigeaient les brefs suivirent le roi dans ses voyages, et Palgrave note qu'on requérait souvent du couvent le plus proche un fort cheval pour porter les rôles [43]; mais cet usage prit fin la quatrième année d'Édouard III, car à ce moment la chancellerie fut installée d'une manière permanente à Westminster. Le tribunal se déplaçant, une foule de plaideurs se déplaçaient avec lui. Ils avaient beau n'être pas inscrits aux rôles, ils suivaient sans perdre patience, comme le requin suit le navire, espérant toujours happer à la fin quelque proie. Gens ayant procès, réclamants divers, femmes «de fole vie», toute une tourbe d'individus sans maître pour les avouer escortaient obstinément le prince et ses courtisans. Ils se querellaient entre eux, volaient sur la route, assassinaient quelquefois et ne contribuaient pas, on pense, à rendre populaire dans le pays la nouvelle de la prochaine venue du roi. Édouard II dans les ordonnances de sa maison (1323) [44] constate et déplore tous ces graves abus; il prescrit de mettre dans les fers, pour quarante jours, au pain et à l'eau, les hommes sans aveu qui suivraient la cour, et d'emprisonner de même et de marquer au fer rouge les femmes de folle vie; il défend à ses chevaliers, clercs, écuyers, valets, palefreniers, bref à tous ceux qui l'accompagnent, d'emmener leurs femmes avec eux, à moins qu'elles n'aient une charge ou un emploi à la cour, cette nuée d'êtres féminins ne pouvant être qu'une cause de désordres. Il limite aussi le personnel qui doit accompagner le maréchal et qui peu à peu s'était accru hors de toute mesure. Ses ordonnances sont très minutieuses et très sages, mais on sait combien rapidement au moyen âge les prescriptions pareilles tombaient en oubli.
Ce n'était pas seulement à la suite du roi que voyageait la justice. En Angleterre, elle était nomade, et les magistrats venus de Londres qui devaient l'apporter dans les comtés, comme les shériffs et baillis dans les bourgs de leurs districts, parcouraient périodiquement le pays, redressant les torts. Mais dans ces institutions aussi se glissaient de graves abus, et, malgré ces précautions qui faisaient des administrés des shériffs et baillis les propres juges de ceux-ci, de nombreux statuts venaient l'un après l'autre constater des pratiques coupables et les arrêter pour un temps. Devant les shériffs et les baillis (et devant certains seigneurs [45]) avait lieu la Vue de francpledge, qui était un examen minutieux, article par article, de la manière dont les lois de police et de sûreté, les règlements sur la propriété, étaient exécutés; on interrogeait les jurés convoqués pour cela sur les cas de vol, d'assassinat, d'incendie, de rapt, de sorcellerie, d'apostasie, de destruction de ponts et de chaussées (de pontibus et calcetis fractis), de vagabondage, etc., qu'ils pouvaient connaître. Les tournées des shériffs et baillis ne devaient, selon la grande charte, avoir lieu que deux fois par an et non davantage, car leur venue occasionnait des pertes de temps et d'argent aux jurés qu'on déplaçait et aux sujets du roi chez lesquels ces officiers allaient loger (Ap. 10).
De leur côté, les juges errants passaient en revue, de la même façon, les Articles de la couronne. La fréquence de leurs apparitions varia selon les époques; la grande charte (art. 18) en avait fixé le nombre à quatre par an. C'est en pleine cour de comté qu'ils siégeaient; ils en avaient la présidence, et ils servaient ainsi de lien entre la justice royale et la justice de ces anciennes cours populaires. A mesure que l'importance des magistrats s'accrut, celle du shériff en tant que juge diminua. Ils demandaient aux jurés, transformés ainsi en accusateurs publics, quels crimes, quels délits, quelles infractions aux statuts étaient venus à leur connaissance [46]. Et dans ces interrogatoires minutieux, à chaque instant revenaient les noms du shériff, du coroner, du bailli, du constable, de tous les fonctionnaires royaux, dont la conduite est placée ainsi sous le contrôle populaire. L'un de ces fonctionnaires, dit le juge, n'a-t-il pas relâché quelque voleur ou des faux-monnayeurs ou des rogneurs de monnaie? N'a-t-il pas, pour une somme d'argent, négligé des poursuites contre un vagabond ou un assassin? N'a-t-il pas perçu des amendes injustement? Ne s'est-il pas fait payer par des gens qui voulaient éviter une charge publique (d'être juré, par exemple)? Le shériff n'a-t-il pas réclamé plus que de raison l'hospitalité de ses administrés, dans des tournées trop nombreuses? S'est-il présenté avec plus de cinq ou six chevaux? Et le juré doit dénoncer de même, sous la foi de son serment, les grands seigneurs qui ont emprisonné arbitrairement des voyageurs passant sur leurs terres, et tous les individus qui ont négligé de prêter main-forte pour arrêter un voleur et de courir avec les autres à la huée, ou clameur de haro; car dans cette société chaque homme est tour à tour officier de paix, soldat et juge, et l'humble paysan que tant d'exactions menacent a pourtant sa part dans l'administration de la justice et le maintien de l'ordre public. On voit de quelle importance, au point de vue social, étaient ces tournées judiciaires qui venaient sans cesse rappeler au pauvre qu'il était citoyen, et que la chose de l'État était sa chose.
Lorsque les moines sortaient du cloître et voyageaient, ils modifiaient volontiers leur costume et il devenait difficile de les distinguer des seigneurs. Chaucer nous donne une amusante description des habits du moine mondain; mais les conciles sont encore plus explicites et ils font plus que justifier la satire du poète. Ainsi le concile de Londres, en 1342, reproche aux religieux de porter des vêtements «plus dignes de chevaliers que de clercs, c'est-à-dire courts, très étroits, avec des manches excessivement larges, n'atteignant pas les coudes, mais pendant très bas par-dessous, à revers de fourrure ou de soie». Ils ont la barbe longue, des anneaux aux doigts, des ceintures de prix, des bourses brodées d'or à personnages et arabesques, des couteaux qui semblent des épées, des bottines rouges ou quadrillées en couleur, des souliers terminés en longues pointes et ornés de crevés, en un mot tout le luxe des grands de la terre. Plus tard, en 1367, le concile d'York fait les mêmes observations: les religieux ont des vêtements «ridiculement courts»; ils osent porter en public ces habits «qui ne descendent pas au milieu des jambes et ne couvrent même pas les genoux». Les défenses les plus sévères sont faites pour l'avenir; on tolère cependant, en cas de voyage, des tuniques plus courtes que la robe réglementaire (Ap. 11).
Quand un évêque se mettait en route, ce n'était pas sans un grand appareil, et les évêques, sans parler de leurs tournées épiscopales, avaient à voyager, comme les seigneurs, pour visiter leurs terres et pour y vivre. Dans tous les cas, ils se transportaient avec leurs serviteurs de divers ordres et leurs familiers, comme le roi avec sa cour. Les comptes de la dépense de Richard de Swinfield, évêque de Hereford, donnent une idée de cette large vie que menaient les prélats. C'était un évêque d'assez grande importance, très riche par conséquent; beaucoup de manoirs appartenaient à son évêché; il pouvait bien tenir son rang comme prélat et comme seigneur, être hospitalier, charitable aux pauvres et dépenser beaucoup en requêtes et plaidoyers à la cour de Rome et ailleurs. Il avait constamment à ses gages environ quarante personnes de rangs divers, dont la plupart accompagnaient le maître dans ses nombreux changements de résidence. Ses écuyers (armigeri) avaient par an de un marc à une livre de gages; ses valleti, c'est-à-dire les clercs de sa chapelle et au-dessous, ses charretiers, portiers, fauconniers, gens d'écurie, messagers, etc., avaient de une couronne à huit shillings huit pence. Au troisième degré venaient les gens de cuisine, le boulanger, avec deux ou quatre shillings par an; au quatrième degré, les garçons ou pages qui aidaient les autres domestiques et recevaient de un à six shillings par an. Un des plus curieux employés de l'évêque était Thomas de Bruges, son champion, qui recevait un salaire annuel pour se battre au nom du prélat en cas de procès terminés par le duel judiciaire. Le rôle des dépenses de Swinfield ne s'étend malheureusement qu'à une partie des années 1289-1290, et nous ne pouvons pas savoir s'il était souvent nécessaire de remplacer le champion [47].
Au service des abbés, des évêques, des nobles, des shériffs et du roi se trouvaient encore des personnages auxquels la grand'route et les chemins de traverse étaient tout particulièrement familiers; c'étaient les messagers. La poste n'existant pas encore, on y suppléait comme on pouvait. Les pauvres attendaient l'occasion de quelque ami faisant le voyage; les riches avaient des exprès chargés de faire leurs commissions au loin et de porter leurs lettres, des lettres que la plupart du temps un scribe écrivait sous leur dictée sur une feuille de parchemin et scellait ensuite à la cire, aux emblèmes du maître [48]. Le roi entretenait douze messagers à titre fixe; ils le suivaient partout, constamment prêts à partir; ils recevaient trois pence par jour quand ils étaient en voyage, et quatre shillings huit pence par an pour acheter des souliers [49]. Le prince les chargeait de lettres pour les rois de France et d'Écosse, les envoyait convoquer les représentants de la nation au parlement, ordonner la publication de la sentence du pape contre Guy de Montfort, appeler à Windsor les chevaliers de Saint-Georges, mander à Londres les «archevêques, comtes, barons et autres seigneurs et dames d'Angleterre et du pays de Galles», pour assister aux obsèques de la feue reine (Philippa), prescrire la proclamation dans les provinces des statuts rendus en parlement, recommander aux «archevêques, évêques, abbés, prieurs, doyens et chapitres des églises cathédrales de tous les comtés de prier pour l'âme d'Anne, feue reine d'Angleterre décédée [50]». Parmi les missions que le roi donnait à ses serviteurs, il s'en trouvait parfois qui paraîtraient aujourd'hui singulièrement répugnantes. Il chargeait par exemple un de ses fidèles de porter dans les grandes villes d'Angleterre des quartiers du cadavre de suppliciés condamnés pour trahison. Dans ce cas, ce n'étaient pas de simples messagers qu'il employait; c'étaient des personnages de confiance, qui se faisaient suivre d'une escorte pour protéger la triste dépouille. C'est ainsi qu'Édouard III, la cinquante et unième année de son règne, ne paye pas moins de vingt livres à «sir William de Faryngton, chevalier, en raison des frais et dépenses qu'il a encourus pour le transport des quatre quartiers du corps de sir Jean de Mistreworth, chevalier, dans diverses parties de l'Angleterre [51]».
De tous les voyageurs, les messagers étaient les plus rapides: d'abord, voyager était leur métier; c'étaient de bons cavaliers, des gens pratiques, habiles à se tirer d'embarras dans les auberges et sur les chemins. De plus, ils avaient le privilège de passer à travers champs, «parmi les blés,» si bon leur semblait, sans que le gardien des récoltes (hayward) eût le droit de les arrêter, et de leur prendre, en guise d'amende, comme aux délinquants ordinaires, «leur chapeau ou leur cape, ou leurs gants, ou l'argent de leur bourse». Ils passaient «joyeux, la bouche pleine de chansons [52]». Malheur à qui s'avisait de les arrêter; il y allait d'amendes énormes pour peu que le maître fût puissant, à plus forte raison si c'était le roi. Un messager de la reine emprisonné par un constable n'hésitait pas à réclamer dix mille livres sterling pour mépris de sa souveraine, et deux mille livres comme indemnité pour lui [53].
Lorsque Jacques d'Euse, cardinal-évêque de Porto, fut élu pape à Lyon, sous le nom de Jean XXII, le 7 août 1316, Édouard II étant à York apprit dix jours après la nouvelle par Laurent d'Irlande, messager de la maison des Bardi. On voit en effet, par les comptes de l'hôtel du roi, que ce prince fit payer, le 17 août, vingt shillings à Laurent pour le récompenser de sa peine. Le 27 septembre seulement, étant toujours à York, le roi reçut par Durand Budet, messager du cardinal de Pelagrua, les lettres officielles lui annonçant l'élection; il donna cinq livres au messager. Enfin, le nonce du pape étant venu en personne peu après, porteur de cette même nouvelle qui n'avait plus rien d'imprévu, le roi lui fit cadeau de cent livres [54].
Tel était l'usage; on faisait des cadeaux aux porteurs de bonnes nouvelles; les messagers royaux avaient ainsi chance de voir accroître casuellement leur maigre paye de trois pence par jour. Les plus fortunés étaient ceux qui apportaient au roi lui-même avis d'événements heureux. Édouard III donne quarante marcs de rente, sa vie durant, au messager de la reine qui était venu lui annoncer la naissance du prince de Galles, le futur Prince Noir; il donne treize livres trois shillings et quatre pence à Jean Cok de Cherbourg qui lui apprend la capture du roi Jean à Poitiers; il assure cent shillings de rente à Thomas de Brynchesley qui lui apporte la bonne nouvelle de la capture de Charles de Blois.
Le soir venu, moines, seigneurs et voyageurs divers cherchaient un abri pour la nuit. Quand le roi, précédé de ses vingt-quatre archers et escorté de ses seigneurs et des officiers de sa maison, arrivait dans une ville, le maréchal désignait un certain nombre des meilleures demeures, qu'on marquait à la craie; le chambellan se présentait, invitait les habitants à faire place, et la cour s'installait de son mieux dans leur logis. La capitale même n'était pas exempte de cette charge vexatoire, seulement le maréchal devait s'entendre pour la désignation des locaux avec les maire, shériffs et officiers de la ville. Quelquefois l'agent royal passait outre et grand tapage s'ensuivait. La dix-neuvième année d'Édouard II, ce prince étant venu à la Tour, les gens de sa maison s'allèrent loger chez les citoyens, sans que le maire et les aldermen eussent été aucunement consultés; la maison du shériff même se trouva marquée à la craie. Grande fut l'indignation de cet officier quand il trouva établi chez lui Richard de Ayremynne, le propre secrétaire du roi, les chevaux de l'étranger à l'écurie, ses domestiques à la cuisine. Sans se soucier le moins du monde de la majesté royale, et comptant sur le privilège de la ville, le shériff chassa immédiatement de vive force le secrétaire et toute sa suite, effaça les marques à la craie et redevint maître chez lui. Cité à comparaître devant le sénéchal de la cour et accusé d'avoir méprisé les ordres du roi à proportion de mille livres au moins, il se défendit énergiquement et appela en défense le maire et les citoyens, qui produisirent les chartes de privilège de la capitale. Les chartes étaient formelles, il fallut bien le reconnaître; la vivacité du shériff fut excusée, Ayremynne se consola comme il put et ne reçut aucune indemnité (Ap. 12).
En province, quand le roi n'avait pas, à proximité, de château à lui ou à l'un des siens, il allait souvent loger au monastère voisin, sûr d'y être reçu en maître. Les grands seigneurs, dans leurs voyages, faisaient de leur mieux pour imiter le prince sur ce point [55]. Dans les couvents, l'hospitalité était un devoir religieux et même, pour l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, le premier des devoirs. Cet ordre avait des établissements par toute l'Angleterre, et c'était, pour le voyageur pauvre, une bonne fortune que d'y arriver. On y était, sans doute, traité selon son rang, mais c'était déjà beaucoup de ne pas trouver porte close. Les comptes de l'année, en 1338 [56], montrent que ces moines-chevaliers ne cherchaient pas à se soustraire à la lourde charge de l'hospitalité; on trouve toujours, dans leurs listes de dépenses, les frais occasionnés par les «supervenientibus». Lorsqu'il s'agit du roi ou des princes, on se ruine; ainsi le prieur de Clerkenwell mentionne «beaucoup de dépenses, dont on ne peut donner le détail, causées par l'hospitalité offerte à des gens de passage, à des membres de la famille royale et à d'autres grands du royaume qui s'arrêtent à Clerkenwell et y demeurent aux frais de la maison....». C'est pourquoi le compte se termine par ce résumé: «Ainsi les dépenses sont supérieures aux recettes de vingt livres onze shillings quatre pence.» Le voisinage même d'un grand était une source de frais; il envoyait volontiers sa suite profiter de l'hospitalité du couvent. Ainsi dans les comptes de Hampton, la liste des gens à qui on a fourni de la bière et du pain finit par ces mots: «parce que le duc de Cornouailles habite dans les environs [57].» Il faut noter que la plupart de ces maisons avaient été dotées par les nobles, et chacun, reconnaissant sa terre ou celle d'un parent ou d'un ami, se croyait chez lui dans le monastère. Mais ces seigneurs turbulents, amis de la bonne chère, abusaient de la gratitude monacale, et leurs excès causaient des plaintes qui venaient aux oreilles du roi (Ap. 15). Édouard Ier défend que nul ne se permette de manger ou de loger dans une maison religieuse, à moins que le supérieur ne l'ait formellement invité ou qu'il ne soit le fondateur de l'établissement, et même dans ce cas sa consommation doit être modérée. Seuls les pauvres, qui perdaient plus que personne aux fantaisies des grands, continueront à être logés gratuitement: «et per hoc non intelligitur quod gratia hospitalitatis abstrahatur egenis [58].» Édouard II, en 1309, confirme ces règlements, qui tombaient en oubli, paraît-il, et promet de nouveau, six ans plus tard, que ni lui ni les siens n'useront avec excès de l'hospitalité des religieux [59]. Peine perdue; ces abus étaient déjà compris parmi ceux que l'institution des Articles de la couronne avait pour but de faire disparaître et était impuissante à effacer. Périodiquement le magistrat venait interroger à ce sujet les bonnes gens du pays. Il leur demandait «si quelques seigneurs ou autres n'étaient pas allés loger dans les demeures des religieux sans y être invités par les supérieurs; s'ils y étaient allés, fût-ce à leurs frais, contre la volonté desdits religieux»; si quelque audacieux «n'avait pas envoyé dans les maisons ou manoirs appartenant aux moines, pour y séjourner aux frais d'autrui, des hommes, des chevaux ou des chiens». Il paraît que ces règles étaient difficiles et même dangereuses à appliquer, car le magistrat interroge encore le jury sur «ceux qui auraient exercé des vengeances pour refus de nourriture ou de logement [60]».
Les communes du parlement préoccupées dans ce cas du sort des plus pauvres, n'étaient pas moins jalouses que les grands du bénéfice de l'hospitalité monacale, et veillaient à ce que cet usage ne tombât pas en désuétude. La non-résidence du clergé, qui devait être, deux cents ans plus tard, une des causes de la réforme, occasionne, dès le quatorzième siècle, de violentes protestations. Les communes réclament notamment parce qu'il résulte de cet abus un oubli des devoirs de l'hospitalité: «Et que toutz autres persones avauncez as bénéfices de Seinte Esglise, demandent-elles au roi, demurgent sur lour ditz bénéfices pur y hospitalité tenir, sur mesme la peine, hors pris clercs du roi et clercs des grauntz seignurs du roialme [61].» Le parlement proteste encore contre l'attribution par le pape de riches prieurés à des étrangers qui restent sur le continent. Ces étrangers «soeffrent les nobles édifices auncienement faitz quant ils estoient occupiez par Engleis, de tout cheoir à ruyne,» et négligent «de hospitalitée tenir [62]».
Il est à peine besoin de rappeler que l'hospitalité s'exerçait aussi dans les châteaux; les seigneurs qui n'étaient pas en querelle se recevaient volontiers les uns les autres; il y avait entre eux des liens de fraternité beaucoup plus étroits que ceux qui existent maintenant entre gens de la même classe. On ne donne plus guère aujourd'hui le logement aux inconnus qui frappent à votre porte; tout au plus et rarement permet-on, à la campagne, aux pauvres de passage de coucher la nuit dans les fenières. Au moyen âge, on accueillait ses égaux, non par simple charité, mais par habitude de politesse et aussi par plaisir. Connu ou non connu, le chevalier voyageur se voyait rarement refuser l'entrée d'un manoir. Sa venue, en temps de paix, était une heureuse diversion à la monotonie des jours. Il y avait alors, dans chaque demeure, le hall, la grand'salle où l'on prenait ses repas en commun; le nouveau venu mangeait avec le lord, à la table transversale placée au fond, à l'endroit appelé le dais; sa suite était aux tables basses disposées dans l'autre sens, le long des murs de la maison. Le souper fini, presque aussitôt on allait dormir; on se couchait et l'on se levait de bonne heure alors. Le voyageur se retirait tantôt dans une chambre spéciale pour les hôtes si le manoir était grand, tantôt dans celle même du maître, le solar (chambre au premier étage) et y passait la nuit avec lui. Pendant ce temps, on avait enlevé du hall les tables basses, car elles n'étaient pas dormantes en général, mais mobiles [63]; on avait disposé des couchettes à terre, sur la litière de joncs qui jour et nuit couvrait le pavé, et les gens de la maison, les gens du voyageur, les étrangers de moindre importance s'y étendaient jusqu'au matin. Par une fenêtre percée dans le mur de séparation de sa chambre et du hall, du côté du dais, le seigneur pouvait voir et même entendre tout ce qu'on faisait ou disait dans la salle. On dormait ainsi dans le hall, même chez le roi; les ordonnances d'Édouard IV le montrent [64]; à une époque plus rapprochée de nous (1514), Barclay se plaint encore de ce qu'à la cour la même couchette sert pour deux, de ce que le bruit des allants, des venants, des tapageurs, des tousseurs, des parleurs empêche perpétuellement de dormir [65].
Les premiers rayons du jour passaient à travers les vitres blanches ou colorées des hautes fenêtres, tachant de lumière la sombre charpente ouvragée qui soutenait, très haut au-dessus du pavé, le toit même de la maison; on se remuait sur les couchettes; bientôt on était dehors; les chevaux étaient sellés, et sur la grand'route sonnaient de nouveau les fers des montures.
Les gens très pauvres et les gens très riches ou très puissants devaient être les seuls pour qui le monastère était comme une hôtellerie. Les moines recevaient les premiers par charité et les seconds par nécessité, les auberges communes se trouvant à la fois trop misérables pour ceux-ci et trop chères pour ceux-là. Elles étaient faites pour la classe moyenne, les marchands, les petits propriétaires, les colporteurs errants. On y trouvait des lits placés en certain nombre dans la même chambre, et l'on achetait séparément ce qu'on voulait manger, du pain avant tout, un peu de viande et de la bière. Nous pourrions suivre, par exemple, deux fellows et le warden du collège de Merton, qui allèrent, en 1331, avec quatre domestiques, d'Oxford à Durham et à Newcastle [66]. Ils voyageaient à cheval; c'était en plein hiver. Leur nourriture était très simple et leur logement peu coûteux; on voit revenir presque toujours les mêmes articles de dépense, qui comprennent, à cause de la saison, de la chandelle et du feu, quelquefois du feu de charbon. Une de leurs journées peut donner une idée des autres; un certain dimanche ils inscrivent:
Pain | 4d. (4 pence) |
Bière | 2d. |
Vin | 1d. 1/4. |
Viande | 5d. 1/2 |
Potage | 1/4. |
Chandelle | 1/4. |
Combustible | 2d. |
Lits | 2d. |
Nourriture des chevaux | 10d. |
On voit que les lits ne sont pas chers; dans une autre occasion, les domestiques sont seuls à l'auberge et leur coucher revient à un penny pour deux nuits. En général, quand la troupe est au complet, leurs lits à tous coûtent deux pence; à Londres, le prix était un peu plus élevé, c'était un penny par tête [67]. Quelquefois ils prennent des œufs ou des légumes pour un quart de penny, ou un poulet ou un chapon. Quand ils se servent d'assaisonnements, ils les inscrivent à part; c'est, par exemple, de la graisse 1/2 penny, du jus 1/2 penny, de la saumure pour le même prix, du sucre 4 pence, du poivre, du safran, de la moutarde. Le poisson revient régulièrement le vendredi. On s'attarde le soir, les chemins sont obscurs; on perd sa route, on prend un guide, qu'on paye un penny. On passe l'Humber et l'on paye huit pence, ce qui peut paraître beaucoup, étant donnés les autres prix. Mais il faut se rappeler que la rivière était large et d'une traversée difficile, surtout en hiver. Les annales de l'abbaye de Meaux près Beverley mentionnent perpétuellement les ravages causés par le débordement du fleuve, parlent de fermes, de moulins détruits, de terres entières submergées et de cultures anéanties. Les propriétaires du bac profitaient de ces accidents pour augmenter sans cesse leurs prix, et il fallut que le roi lui-même intervînt pour rétablir la taxe normale, qui était d'un penny pour un cavalier: c'est celle que payent, ou peu s'en faut, les fellows et leur suite (Ap. 14). Quelquefois nos voyageurs se munissent d'avance de provisions à emporter; on achète un saumon, pro itinere, 18 pence, et l'on paye pour le faire cuire, sans doute avec quelque sauce compliquée, 8 pence.
On peut voir d'amusants spécimens de dialogues à l'arrivée entre le voyageur et l'aubergiste, avec discussion sur le prix des victuailles, dans le manuel de conversation française composé à la fin du quatorzième siècle par un Anglais, sous le titre de: La manière de language que enseigne bien à droit parler et escrire doulcz françois [68]. Le chapitre III est particulièrement intéressant. Il montre «coment un homme chivalchant ou cheminant se doit contenir et parler sur son chemin, qui voult aler bien loins hors de son païs». Le domestique envoyé à l'avance pour retenir la chambre déclare bien espérer «qu'il n'y a point des puces ne des poils ne d'autre vermyn.—Nonil, sire, à Dieu le veou,» répond l'hôtelier, «car je me fais fort que vous serez bien et aisément loegiez ciens, savant qu'il en y a grant cop de rats et des soris». On passe en revue les provisions, on allume le feu, on prépare le souper; le voyageur arrive et il est curieux de noter avec quel sans façon galant il s'assure, avant de descendre de cheval, qu'il trouvera à l'auberge «bon souper, bon gîte et le reste». Plus loin (chap. XIII), il est question d'une autre hôtellerie, et la conversation entre deux voyageurs qui vont se coucher dans le même lit les montre fort incommodés par les puces: «Guillam, deschausez vous tost et lavez voz jambes, et puis les ressuez d'un drapelet et les frotez bien pour l'amour des puces, qu'ils ne se saillent mye sur voz jambes, car il y a grand cop gisans en le poudre soubz les juncs...—Hé! les puces me mordent fort et me font grant mal et damage, car je m'ay gratée le dos si fort que le sang se coule.»
Souvent on buvait de la bière en route, et ce n'était pas seulement à l'auberge où l'on couchait le soir qu'on en trouvait. Sur les routes fréquentées, aux carrefours, il y avait des maisons basses où l'on donnait à boire. Une longue perche qui projetait au-dessus de la porte et montrait au loin son bouquet de branches avertissait les voyageurs de la présence de l'ale house. Les pèlerins que Chaucer fait chevaucher sur la route de Cantorbéry descendent devant une maison de cette espèce. Le pardonneur, qui a ses habitudes, ne veut pas commencer son récit avant de s'être réconforté: «Laissez-moi d'abord m'arrêter à cette enseigne, que je boive un coup de bière et mange un gâteau.» Une miniature du quatorzième siècle, dans un manuscrit du British Museum [69], représente l'ale house avec sa longue perche horizontale étendant bien avant au-dessus de la route sa touffe de feuillage. La maison ne se compose que d'un rez-de-chaussée; une femme est debout devant la porte, avec un large broc à bière, et un moine boit dans une grande tasse. La mode était d'avoir des perches démesurées, ce qui n'offrait pas d'inconvénient à la campagne; mais à la ville il avait fallu faire des règlements et fixer un maximum de longueur. En effet, suivant les termes de l'arrêté, on se servait de perches si lourdes «qu'elles tendaient à abattre les maisons qui les supportaient», et, de plus, si longues et avec des enseignes qui pendaient si bas que la tête des cavaliers venait s'y embarrasser. L'acte de 1375 qui relate ces griefs prescrit qu'à l'avenir les perches ne s'étendront plus qu'à sept pieds au-dessus de la voie publique, et c'était laisser encore un caractère assez pittoresque à des rues qui n'avaient pas la largeur des nôtres.
Certaines tavernes étaient mal famées, à la ville surtout. A Londres, défense du roi de tenir maison ouverte après le couvre-feu, et pour des raisons très bonnes: «pur ceo que tiels meffesours avauntditz alant nutauntre, communalement ont lour recette lour covynes e font lour mauveyses purparlances en taverne plus qe aillours e illockes querent umbrage attendanz et geitant lor tens de mal fere [70]...»
C'est par crainte de dangers pareils que les shériffs et baillis devaient, dans leurs vues de francpledge, demander, sous serment, à leurs administrés de dire ce qu'ils savaient «de ceux qi assiduelment hauntent les tavernes et homme ne soit (sait) dount ils viegnent;—de ceux qi dorment les jours et veillent les nutz et mangent bien et beivent bien et n'ount nul bien [71]».
On connaît la belle peinture d'une taverne au quatorzième siècle que nous a laissée Langland. Avec autant de verve que Rabelais, il nous fait assister aux scènes tumultueuses qui se passent dans l'ale house, aux discussions, aux querelles, aux larges rasades, à l'ivresse qui s'ensuit; on voit chaque visage, on distingue le son des voix, on remarque les tenues peu correctes, et il semble qu'on fasse partie soi-même de cette assemblée étrange où l'ermite rencontre le savetier, et le «clerc de l'église» une bande de «coupe-bourses et d'arracheurs de dents au crâne chenu [72]». A la taverne, on trouve aussi des paysans; Christine de Pisan, cette femme dont les écrits et le caractère rappellent si souvent Gower, nous les montre buvant, se battant et perdant le soir plus qu'ils n'ont gagné tout le jour; ils ont à comparaître devant le prévôt, et les amendes viennent augmenter leurs pertes: