Читать книгу La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle - J. J. Jusserand - Страница 6
ОглавлениеPar ces tavernes chacun jour,
Vous en trouveriez à sejour,
Beuvans là toute la journée
Aussi tost que ont fait leur journée.
Maint y aconvient aler boire:
Là despendent, c'est chose voire,
Plus que toute jour n'ont gaigné.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Là ne convient il demander
S'ilz s'entrebatent quand sont yvres;
Le prevost en a plusieurs livres
D'amande tout au long de l'an.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et y verriés de ces gallans
Oyseux qui tavernes poursuivent
Gays et jolis [73]...
Au moment de la Renaissance en Angleterre, le poète Skelton, précepteur d'Henri VIII, s'amuse dans une de ses ballades les plus populaires à décrire un cabaret de grand'route: la maison est toute pareille à celles que Langland avait connues un siècle et demi plus tôt. La cabaretière, qui brasse, Dieu sait comme, sa bière elle-même, est une vieille détestable, au nez crochu, au dos voûté, aux cheveux gris, à la face ridée, fort semblable aux «magots» peints depuis par Téniers. Elle tient sa taverne près de Leatherhead, dans le comté de Surrey, en haut d'une montée, sur le grand chemin, et elle vend sa marchandise «aux voyageurs, aux chaudronniers, aux gens qui travaillent dur, à tous les vaillants buveurs de bière». Passants et habitants du pays viennent en foule à sa maison; «les uns y vont tout droit, par la boue ou par la gelée, suivant la grand'route, sans s'inquiéter de ce qu'on dira: parle d'eux qui voudra! Les autres, craignant de se faire voir, sautent par-dessus la balustrade et la haie et entrent par la porte dérobée, tout cela par amour de la bonne bière». On voit que la réputation des maisons aux longs bouquets de branches ne s'était pas améliorée et que beaucoup de ceux qui les fréquentaient n'avaient guère envie de s'en vanter. Quant à payer son écot, c'est là le difficile; les passionnés de boisson qui n'ont pas d'argent s'en tirent comme ils peuvent; ils payent en nature: «Au lieu de monnaie, l'un apporte un lapin, l'autre un pot de miel, d'autres une salière, une cuiller, d'autres leurs chausses ou leurs souliers.» Les femmes donnent leur anneau de mariage, ou la cape de leur mari, «parce que la bière est bonne» (Ap. 15).
D'autres maisons isolées au bord des routes avaient encore des rapports constants avec les voyageurs; c'étaient celles des ermites. Au quatorzième siècle, les ermites ne cherchaient guère, la plupart du temps, la solitude des déserts ni la profondeur des bois. Les Rolle de Hampole, jeûnant, se mortifiant, ayant des extases, consumés par l'amour divin, étaient de rares exceptions; les autres habitaient de préférence des «cottages», construits aux endroits les plus fréquentés des grands chemins ou au coin des ponts [74]. Ils vivaient là, comme Godfrey Pratt, de la charité des passants; le pont avec sa chapelle était déjà un édifice presque sacré; le voisinage de l'ermite achevait de le sanctifier. Celui-ci réparait la construction ou passait pour le faire [75], et on lui donnait volontiers un quart de penny. C'était une race bizarre, qui, dans ce siècle de désorganisation et de réforme, où tout semble mourir ou naître, croissait et se multipliait, toujours malgré les règlements. Ils augmentaient le nombre des parasites de l'édifice religieux, abritant sous un habit respectable une vie qui ne l'était pas. Ces pousses importunes et malfaisantes s'accrochaient, comme la mousse dans l'humidité de la cathédrale, aux fissures des pierres, et par un travail lent et séculaire menaçaient de ruine le noble édifice. Quel remède apporter? Rien ne sert de faucher ces herbes toujours renaissantes; il faut qu'une main patiente, guidée par un œil vigilant, les arrache une à une et comble un à un les interstices: c'est le travail des saints et ils sont rares. Souvent les statuts épiscopaux pourront faire en apparence grande besogne, mais à la surface seulement; les têtes abattues, les racines restent et le parasite vivace plonge plus avant au cœur du mur.
Ce n'étaient pas les solennelles interdictions et les prescriptions rigoureuses qui manquaient: celles-là abattent des têtes qui renaissent toujours. Pour devenir ermite, il fallait être résolu à une vie exemplaire de misères et de privations, et il fallait, pour que l'imposture fût impossible, avoir la sanction épiscopale, c'est-à-dire posséder des «lettres testimoniales des ordinairs». On violait ces règlements sans scrupule. Au fond de sa demeure, l'être peu dévot vêtu en ermite pouvait mener une vie assez douce, et ailleurs elle était si dure! La charité des passants était suffisante pour le faire vivre, surtout s'il avait peu de scrupules et savait demander; d'ailleurs aucun travail, aucune obligation pesante; l'évêque était loin et la taverne proche. Toutes ces raisons faisaient renaître sans cesse l'espèce malfaisante des faux ermites, qui ne prenaient l'habit que pour en vivre, sans demander permission à personne. Le roi dans ses statuts [76] les confondait avec les mendiants, les cultivateurs errants et les vagabonds de toute espèce qui sans distinction devaient être emprisonnés en attendant jugement. Il n'y avait d'exception que pour les ermites approuvés, «forspris gentz de religion et hermytes approvez eiantz lettres testimoniales des ordinairs». Un statut comme celui-là prouve suffisamment que Langland, dans ses éloquentes descriptions de la vie des ermites, n'a pas exagéré; son vers n'est que le commentaire de la loi. L'auteur des Visions est du reste impartial et rend justice aux anachorètes sincères: c'est à eux que les vrais chrétiens ressemblent [77]. Mais qu'est-ce que ces faux dévots qui ont planté leur tente au bord des grands chemins ou dans les villes même, à la porte des cabarets, qui mendient sous le porche des églises [78], qui mangent et boivent largement et passent les soirées à se chauffer? Qu'est-ce que l'homme qui se repose et se rôtit, «reste hym and roste hym», près des charbons ardents, «by the hote coles [79]», et quand il a bien bu, n'a plus qu'à se mettre au lit? Tous ceux-là sont indignes de pitié et, ajoute Langland, avec ce sentiment aristocratique qu'on n'a pas assez remarqué chez lui, tous ces ermites cependant sont de vulgaires artisans, «workmen, webbes and taillours and carters knaues»; ils avaient autrefois «long labour and lyte wynnynge» (grand labeur et petit gain), mais ils remarquèrent un jour que ces frères trompeurs qu'on voyait de tous côtés «avaient les joues pleines [80]»; ils abandonnèrent donc le travail et ils prirent des vêtements qui en imposaient, comme s'ils étaient clercs, «des vêtements de prophètes». On ne les voit guère à l'église, ces faux ermites, mais on les trouve assis à la table des grands, parce que leurs habits sont respectables; et les voilà qui mangent et boivent excellemment, eux qui jadis étaient au dernier rang, aux tables de côté, ne buvant jamais de vin, ne mangeant jamais de pain blanc, sans couverture à leur lit [81].
Ces fripons échappent aux évêques, qui devraient avoir les yeux mieux ouverts. Hélas! disait en charmant langage un de nos poètes du treizième siècle, Rutebeuf:
Li abis ne fet pas l'ermite;
S'uns hom en hermitage abite
Et s'il en a les dras vestus,
Je ne pris mie deus festus
Son abit ne sa vesteure
S'il ne maine vie aussi pure
Comme son abit nous démonstre;
Mes maintes genz font bele monstre
Et merveilleux sanblant qu'il vaillent:
Il sanblent les arbres qui faillent
Qui furent trop bel au florir [82].
Sous les yeux de l'ermite placide, confortablement établi au bord de la route, sous le regard de cet homme calme qui se préparait par une vie sans trouble, sans souci ni souffrance, à l'éternité bienheureuse, coulait le flot aux couleurs changeantes des voyageurs, des vagabonds, des nomades, des errants. Sa bénédiction récompensait le passant généreux; le dur regard de l'homme austère ne suffisait pas à troubler son indifférence béate. La vie des autres pouvait se consumer rapidement, brûlée par le soleil, rongée par le souci; la sienne durait à l'ombre des arbres, se prolongeait sans secousse, bercée par le bruissement des passions humaines.