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CHAPITRE I
LES ROUTES ET LES PONTS

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Table des matières

Idée générale de leur entretien.—Tous les propriétaires sont chargés de les réparer.—Caractère religieux de cette obligation.

Les frères pontifes.—Indulgences pour encourager à la construction des ponts.—Rôle des guilds.—Le pont de Stratford-at-Bow.—Le pont de Londres.—Ressources affectées à la préservation des ponts: les droits de péage.—Les offrandes à la chapelle.—Dotation des ponts.—Enquêtes sur leur état.

Les routes.—Leur entretien.—Leur état habituel.—Les députés au parlement arrêtés dans leur voyage à Londres par le mauvais état des chemins.

L'entretien des routes et des ponts d'Angleterre était au quatorzième siècle une de ces charges générales qui pesaient, comme le service militaire, sur l'ensemble de la nation. Tous les propriétaires fonciers étaient obligés, en théorie, de veiller au bon état des chemins; leurs tenanciers devaient exécuter pour eux les réparations. Les religieux, propriétaires de biens donnés en francalmoigne, c'est-à-dire dans un but de pure charité et à titre perpétuel, étaient dispensés de tout service et de toute rente vis-à-vis de l'ancien propriétaire du sol, et ils n'avaient en général d'autre charge que celle de dire des prières ou de faire des aumônes pour le repos de l'âme du donateur. Mais il leur restait cependant à satisfaire à la trinoda necessitas, ou triple obligation qui consistait notamment à réparer les ponts et les routes.

C'est que ces travaux n'étaient pas considérés comme mondains; c'étaient plutôt des œuvres pies et méritoires devant Dieu, au même titre que la visite des malades et le soulagement des pauvres [2]; on y voyait une véritable aumône pour des malheureux, les voyageurs. C'est pourquoi le clergé y demeurait soumis. Le caractère pieux de ce genre de travaux suffirait à prouver que les routes n'étaient pas aussi sûres ni en aussi bon état qu'on l'a soutenu quelquefois [3]. Le plus bel effet de l'idée religieuse au moyen âge a été de produire ces enthousiasmes désintéressés qui créaient sur-le-champ, dès qu'une misère de l'humanité devenait flagrante, des sociétés de secours et rendaient populaire l'abnégation. On vit, par exemple, une de ces misères dans la puissance des infidèles, et les croisades se succédèrent. On s'aperçut au treizième siècle de l'état de délaissement de la basse classe dans les villes, et saint François envoya pour consolateurs aux abandonnés ces frères mendiants si justement populaires d'abord, mais dont la renommée changea si vite. C'est de la même façon que l'on considéra les voyageurs comme des malheureux dignes de pitié et qu'on leur vint en aide pour plaire à Dieu. Un ordre religieux avait été fondé dans ce but au douzième siècle, celui des frères pontifes ou faiseurs de ponts, qui se répandit dans plusieurs pays du continent [4]. En France, ils construisirent sur le Rhône le célèbre pont d'Avignon, qui garde aujourd'hui encore quatre des arches élevées par eux, et celui de Pont-Saint-Esprit, qui n'a pas cessé de servir. Pour rompre la force d'un courant tel que celui du Rhône, ils bâtissaient des piles très rapprochées, d'une coupe oblongue, qui se terminaient en angle aigu aux deux extrémités de leur axe; et leur maçonnerie était si solide que dans plusieurs endroits, pendant sept siècles déjà, les fleuves l'ont respectée. Ils avaient en outre des établissements au bord des cours d'eau et aidaient à les passer en bateau. Les laïques apprirent les secrets de leur art et commencèrent à les remplacer dès le treizième siècle; les ponts se multiplièrent en France, et beaucoup subsistent: tel, par exemple, que ce beau pont de Cahors resté intact et qui a même conservé jusqu'à présent les tourelles à mâchicoulis qui servaient autrefois à le défendre.

On ne trouve pas trace en Angleterre d'établissements fondés par les frères pontifes; mais il est certain que là, comme ailleurs, les travaux de construction de ponts et de chaussées avaient un caractère pieux. Pour encourager les fidèles à y prendre part, Richard de Kellawe, évêque de Durham (1311-1316), leur remet une partie des peines de leurs péchés. Le registre de sa chancellerie épiscopale contient souvent des insertions de cette sorte: «Memorandum... Monseigneur a accordé quarante jours d'indulgence à tous ceux qui puiseront dans le trésor des biens que Dieu leur a donnés, pour fournir à l'établissement et à l'entretien du pont de Botyton, des secours précieux et charitables;» quarante jours, en une autre circonstance, pour le pont et la chaussée entre Billingham et Norton [5], et quarante jours pour la grand'route de Brotherton à Ferrybridge. Le libellé de ce dernier décret est caractéristique.

«A tous ceux qui, etc... Persuadés que les esprits des fidèles sont d'autant plus prompts à s'attacher aux œuvres pies qu'ils ont reçu le salutaire encouragement d'indulgences plus grandes, confiants dans la miséricorde de Dieu tout-puissant et les mérites et les prières de la glorieuse Vierge sa mère, de saint Pierre, de saint Paul et du très saint confesseur Cuthbert, notre patron, nous remettons quarante jours de la pénitence à eux imposée à tous nos paroissiens et autres...... sincèrement contrits et confessés de leurs péchés, qui aideront charitablement par leurs dons ou leur travail corporel à l'établissement et à l'entretien de la chaussée entre Brotherton et Ferrybridge, où il passe beaucoup de monde [6].»

Les guilds aussi, ces confréries laïques qu'animait l'esprit religieux, réparaient les routes et les ponts. C'est ce que faisait la guild de la Sainte-Croix de Birmingham, fondée sous Richard II, et son intervention était fort utile, comme le remarquaient, deux siècles plus tard, les commissaires d'Édouard VI. La guild entretenait «en bon état deux grands ponts de pierre et plusieurs grands chemins qui auraient été sans cela défoncés et dangereux: dépenses que la ville est dans l'impossibilité de faire. Le défaut de cet entretien causera un grand dommage aux sujets de Sa Majesté qui vont aux marches de Galles ou en viennent, et la ruine complète de ladite ville, laquelle est une des plus belles et de celles qui donnent à Sa Majesté les meilleurs revenus de toutes les villes du comté [7].»

Que la reine Mathilde (XIIe siècle) se soit ou non mouillée, comme on croit, en passant à gué la rivière à Stratford-at-Bow, ce village même où l'on devait parler plus tard le français qui amuserait Chaucer, il est certain qu'elle pensa faire œuvre méritoire en y construisant deux ponts [8]. Plusieurs fois réparé, Bow Bridge existait encore en 1839. Elle dota sa fondation en cédant une terre et un moulin à eau à l'abbesse de Barking, chargée à perpétuité d'entretenir le pont et la chaussée voisine. La reine mourut; une abbaye d'hommes fut fondée à Stratford même, tout près des ponts, et l'abbesse s'empressa de transmettre au monastère nouveau la propriété du moulin et la charge des réparations. L'abbé les fit d'abord, puis il s'en lassa et finit par en déléguer le soin à un certain Godfrey Pratt. Il lui avait bâti une maison sur la chaussée, à côté du pont, et lui fournissait une subvention annuelle. Pendant longtemps, Pratt exécuta le contrat, «se faisant assister, dit une enquête d'Édouard Ier, de quelques passants, mais sans avoir souvent recours à leur aide». Il recevait aussi la charité des voyageurs et ses affaires prospéraient. Elles prospérèrent si bien que l'abbé crut pouvoir retirer sa pension; Pratt se dédommagea de son mieux. Il établit des barres de fer en travers du pont et fit payer tous les passants, sauf les riches; car il faisait prudemment exception «pour les gens de noblesse; il avait peur et les laissait passer sans les inquiéter». La contestation ne se termina que sous Édouard II; l'abbé reconnut ses torts, reprit la charge du pont et supprima les barres de fer, le péage et Godfrey Pratt lui-même.

Ce pont, sur lequel Chaucer sans doute a passé, était en pierre; ses arches étaient étroites et ses piles épaisses; de puissants contreforts les soutenaient et divisaient la force du courant; ils formaient à leur partie supérieure un triangle ou gare d'évitement qui servait de refuge aux piétons, car le passage avait si peu de largeur qu'une voiture suffisait à l'obstruer. Quand on le démolit en 1839, on reconnut que les procédés de construction avaient été très simples. Pour établir les piles dans le lit de la rivière, les maçons avaient simplement jeté du mortier et des pierres jusqu'à ce que le niveau de l'eau eût été atteint. On remarqua aussi que le mauvais vouloir de Pratt, de l'abbé ou de leurs successeurs avait dû rendre, à certains moments, le pont presque aussi dangereux que le gué primitif. Les roues des voitures avaient creusé dans la pierre des ornières si profondes et les fers des chevaux avaient tellement usé le pavement, qu'une arche s'était trouvée percée.

Le caractère pieux de ces constructions se révélait par la chapelle qu'elles portaient. Bow Bridge était ainsi placé sous la protection de sainte Catherine. Le pont de Londres avait aussi une chapelle, dédiée à saint Thomas de Cantorbéry. C'était une volumineuse construction gothique, de forme absidale, avec de hautes fenêtres et des clochetons ouvragés, presque une église. Une miniature de manuscrit [9] la montre attachée à la pile du milieu, tandis que, tout le long du parapet, des maisons aux toits aigus projettent sur la Tamise leur deuxième étage, qui surplombe.

Aucun Anglais au moyen âge et même à la renaissance n'a jamais parlé sans orgueil du pont de Londres; c'était la grande merveille nationale; il demeura jusqu'au milieu du dix-huitième siècle le seul pont de la capitale. Il avait été commencé en 1176, sur l'emplacement d'une vieille passerelle en bois, par Pierre Colechurch, «prêtre et chapelain», qui avait déjà réparé une fois la passerelle. Tout le peuple s'émut de cette grande et utile entreprise; le roi, les citoyens de Londres, les habitants des comtés dotèrent l'édifice de terres et envoyèrent de l'argent pour hâter son achèvement. On voyait encore, au seizième siècle, la liste des donateurs «gravée sur une belle tablette pour la postérité», dans la chapelle du pont [10]. Peu avant sa mort (1205), Pierre Colechurch, alors très vieux, avait été remplacé dans la direction des travaux. Le roi Jean sans Terre, qui se trouvait en France, frappé de la beauté des ponts de notre pays, en particulier de ce magnifique pont de Saintes, qui a duré jusqu'au milieu de notre siècle et sur lequel un arc de triomphe romain donnait accès, désigna, pour remplacer Pierre, un Français, frère Isembert, «maître des écoles de Saintes (1201)». Isembert, qui avait fait ses preuves en travaillant au pont de la Rochelle et à celui de Saintes, partit avec ses aides, muni d'une patente royale adressée au maire et aux habitants de Londres. Jean sans Terre y vantait l'habileté du maître et déclarait consacrer pour jamais à l'entretien de l'édifice le revenu des maisons que celui-ci élèverait sur le parapet (Voy. appendice, 1) Le pont fut terminé en 1209. Il était en effet garni de maisons, d'une chapelle et de tours de défense. Il devint célèbre immédiatement et fit l'admiration de toute l'Angleterre. L'Écossais sir David Lindesay, comte de Crawfurd, s'étant pris de querelle avec lord Welles, ambassadeur à la cour d'Écosse, un duel fut décidé, et ce fut le pont de Londres que Lindesay désigna pour lieu du combat (1390). Il traversa tout le royaume, muni de sauf-conduits de Richard II, et le duel s'engagea solennellement à l'endroit fixé, en présence d'une foule immense. Le premier choc fut si violent que les lances volèrent en éclats, mais l'Écossais demeura immobile sur sa selle. Le peuple, inquiet du succès de l'Anglais, commença à crier que l'étranger était attaché à sa monture, contrairement à toutes les règles. Ce qu'entendant, Lindesay, pour toute réponse, sauta légèrement à terre, se remit d'un bond en selle, et, chargeant de nouveau son adversaire, le culbuta et le blessa grièvement [11].

Les maisons bâties sur le pont étaient à plusieurs étages; elles avaient leurs caves dans l'épaisseur des piles. Quand ils avaient besoin d'eau, les habitants jetaient par la fenêtre leurs seaux attachés à des cordes et les remplissaient dans la Tamise. Quelquefois par ce moyen ils portaient secours aux malheureux dont la barque avait chaviré. Les arches étaient étroites et il n'était pas rare que, l'obscurité venue, quelque bateau heurtât les piles et fût mis en pièces. Le duc de Norfolk et plusieurs autres furent sauvés de cette façon en 1428, mais beaucoup de leurs compagnons se noyèrent. D'autres fois c'étaient les habitants eux-mêmes qui avaient besoin de secours, car il arrivait parfois que leurs maisons, mal réparées, penchaient en avant et tombaient tout d'une pièce dans la rivière. Une catastrophe de ce genre se produisit en 1481.

L'une des vingt arches du pont, la treizième à partir de la cité, formait pont-levis pour laisser passer les bateaux [12] et pour fermer aussi l'accès de la ville; ce fut cet obstacle qui, en 1553, empêcha les insurgés conduits par sir Thomas Wyat de pénétrer dans Londres. A côté de l'arche mobile s'élevait une tour sur le haut de laquelle le bourreau planta longtemps les têtes des criminels décapités. Celle du grand chancelier, sir Thomas More, saigna un temps au bout d'une pique sur cette tour, avant d'être rachetée par Marguerite Roper, la fille du supplicié. En 1576, cet édifice aux sombres souvenirs fut reconstruit magnifiquement et l'on y fit des appartements très beaux. La nouvelle tour était tout entière en bois sculpté et doré, dans ce style «de papier découpé» en honneur sous Élisabeth et que blâmait le sage Harrison. Elle s'appela la «Maison-non-pareille», None-such-house. Les têtes des suppliciés ne pouvaient plus souiller une construction aussi gaie d'aspect; on les reporta sur la tour suivante, du côté de Southwark. Quatre ans après ce changement, Lyly l'euphuïste, cet élégant si attentif à flatter la vanité de ses compatriotes, terminait un de ses livres par un éloge pompeux de l'Angleterre, de ses produits, de ses universités, de sa capitale; il ajoutait: «Parmi les merveilles les plus belles et les plus extraordinaires, aucune, il me semble, n'est comparable au pont sur la Tamise. On dirait une rue continue garnie des deux côtés de hautes et imposantes maisons. Cette rue est supportée par vingt arches faites d'excellentes pierres de taille; chaque arche a soixante pieds de haut et vingt au moins d'ouverture (Ap. 2).»

C'était là un pont exceptionnel; les autres avaient une apparence moins grandiose. On était même très heureux d'en rencontrer de semblables à celui de Stratford, malgré son peu de largeur et ses profondes ornières, comme celui de la Teign entre Newton Abbot et Plymouth (reconstruit en 1815 sur des fondations romaines) [13], ou même comme le pont de bois sur la Dyke, aux arches si basses et si étroites que tout trafic par eau était interrompu pour peu que le niveau de la rivière montât. L'existence de ce dernier pont, qui, en somme, était plutôt une entrave qu'une aide pour le commerce, finit, il est vrai, par exciter l'indignation des comtés avoisinants. Aussi, pendant le quinzième siècle, fut-il accordé aux habitants, sur leur pressante requête, de reconstruire ce pont en pierre, avec une arche mobile pour les bateaux (Ap. 3).

On a déjà vu quelques exemples des moyens employés à cette époque pour assurer le maintien de ces précieux monuments, lorsque ce maintien ne constituait pas une des charges inhérentes à la propriété des terres voisines (trinoda necessitas): on sait qu'on y arrivait quelquefois à la faveur d'indulgences promises aux bienfaiteurs; d'autres fois, grâce à l'intervention des guilds, ou aussi par les dotations dont un grand seigneur enrichissait le pont qu'il avait fondé. Mais il y avait encore plusieurs moyens employés avec succès et même avec profit; c'était la perception régulière de ce droit de péage que Godfrey Pratt avait imposé arbitrairement à ses concitoyens, ou bien la collecte des offrandes pieuses faites à la chapelle du pont et à son gardien. Le droit de péage s'appelait pontagium ou brudtholl (bridgetoll); le concessionnaire de cette taxe s'engageait en compensation à faire toutes les réparations utiles. Quelquefois le roi accordait ce droit comme une faveur, pour une période déterminée; on en verra un exemple dans la pétition suivante, qui est du temps d'Édouard Ier ou d'Édouard II:

«A nostre seygnur le roy, prie le soen bacheler Williame de Latymer, seygnur de Jarmi [14], qe il ly voylle grauntier pountage pur cync aunz al pount de Jarmi, qe est debrusee, ou home soleyt passer as carettes e ove chivals en le reale chymyn entre l'ewe de Tese vers la terre de Escoce. Çoe, si ly plest, voille fere pur l'alme madame sa cumpaygne, qe est à Dieu comaundez, e pur comun profit des gentz passauntz.»

La réponse du roi est favorable: «Rex concessit pontagium per terminum [15].»

Une autre pétition très curieuse (1334) montrera l'application de l'autre moyen, c'est-à-dire la collecte d'offrandes volontaires obtenues de la charité des passants [16]; on y remarquera le rôle des clercs dans la garde de ces monuments, l'âpreté avec laquelle on se disputait le droit profitable de recueillir ces aumônes, et les détournements dont quelquefois elles étaient l'objet:

«A notre seigneur le roi et à son conseil remontre leur pauvre chapelain Robert le Fenere, curé de l'église de Saint-Clément de Huntingdon, de l'évêché de Lincoln, qu'il y a une petite chapelle nouvellement édifiée en sa paroisse, sur le pont de Huntingdon, de laquelle chapelle notre seigneur le roi a accordé et baillé la garde, tant qu'il lui plaira, à un sire Adam, gardien de la maison de Saint-Jean de Huntingdon, qui prend et emporte toutes manières d'offrandes et aumônes, et rien ne met en amendement du pont et de la chapelle susdite, comme il y est tenu. D'autre part, il semble préjudiciable à Dieu et à Sainte Église que les offrandes soient appropriées à nul sinon au curé dans la paroisse duquel la chapelle est fondée. Pour quoi ledit Robert prie, pour Dieu et Sainte Église et pour les âmes du père de notre seigneur le roi et de ses ancêtres, qu'il puisse avoir, annexée à son église, la garde de ladite chapelle, ensemble avec la charge du pont, et il mettra de son œuvre toute sa peine à les bien maintenir, de meilleure volonté que nul étranger, pour le profit et l'honneur de Sainte Église, pour plaire à Dieu et à toutes gens passant par là.»

Ce mélange d'intérêts humains et divins est soumis à l'examen ordinaire, et la demande est écartée par une fin de non-recevoir: «Non est peticio parliamenti», cette pétition ne regarde pas le parlement (Ap. 4).

D'autres fois, enfin, le pont était en même temps, lui-même, propriétaire d'immeubles et bénéficiaire des offrandes faites à sa chapelle; il avait des ressources civiles et des ressources religieuses. Tels étaient notamment les ponts de Londres, de Bedford et beaucoup d'autres. Jean de Bodenho, chapelain, expose au Parlement que les habitants de Bedford tiennent du roi leur propre ville en ferme et se sont chargés d'entretenir leur pont. Et pour cela ils ont «assigné certeyns tenementz et rentes en ladite ville audit pount pur le meintenir, e de lour aumoigne ount fait une oratorie novelement hors de l'eawe q'est au sire de Moubray, par congé du seigneur, joignaunt audit pount.» Les bourgeois ont donné au plaignant les revenus du tout, avec la charge des réparations. Mais le clerc Jean de Derby a fait entendre au roi que c'était chapelle royale, qu'il pouvait en disposer, et le roi la lui a donnée, ce qui est fort injuste, puisque la chapelle n'est pas au roi et que même ceux qui l'ont établie sont encore vivants; toutes ces raisons furent trouvées bonnes: les juges reçurent l'ordre de faire droit au plaignant et ils furent réprimandés pour ne l'avoir pas fait plus tôt, comme on le leur avait déjà prescrit [17].

Enrichis par tant d'offrandes, protégés par la trinoda necessitas et par l'intérêt commun des propriétaires du sol, ces ponts auraient pu être perpétuellement réparés et demeurer intacts. Mais il n'en était rien, et de la théorie légale à la pratique la distance était grande. Quand les taxes étaient régulièrement perçues et honnêtement appliquées, elles suffisaient au maintien de la construction, et même le droit de les percevoir était, comme on l'a vu, fort disputé; mais on a pu observer déjà, par l'exemple de Godfrey Pratt et de quelques autres, que tous les gardiens n'étaient pas honnêtes. Beaucoup, et même des plus haut placés, imitaient Godfrey. Le pont de Londres lui-même, si riche, si utile, si admiré, avait constamment besoin de réparations, et on ne les faisait jamais que lorsque le danger était imminent ou même la catastrophe survenue. Henri III concédait à terme les revenus du pont «à sa femme très chère», qui négligeait de l'entretenir et s'appropriait sans scrupule les rentes de l'édifice; le roi n'en renouvelait pas moins sa patente à l'expiration du terme, pour que la reine bénéficiât «d'une grâce plus féconde». Le résultat de ces grâces ne se faisait pas attendre: il se trouve bientôt que le pont est en ruines, et pour le remettre en état, les ressources ordinaires ne suffisant plus, il faut envoyer des quêteurs recueillir par tout le pays les offrandes des hommes de bonne volonté. Édouard Ier supplie ses sujets de se hâter (janvier 1281): le pont va s'écrouler si on n'envoie de prompts secours. Il recommande aux archevêques, aux évêques, à tout le clergé de permettre à ses quêteurs d'adresser librement au peuple «de pieuses exhortations», pour que les subsides soient donnés sans délai. Mais ces secours si instamment réclamés arrivent trop tard; la catastrophe s'est déjà produite; une «ruine subite» a atteint le pont, et pour parer à ce malheur le roi établit une taxe exceptionnelle sur les passants, les marchandises et les bateaux (4 février 1282). En quoi consistait cette ruine subite, nous le savons par les annales de Stow: l'hiver avait été fort rigoureux, la neige et la gelée avaient produit dans le tablier de grandes crevasses, si bien que, vers la fête de la Purification (2 février), cinq des arches s'étaient écroulées; beaucoup d'autres ponts, dans les comtés, avaient été mis à mal, le pont de Rochester était même tombé tout entier (Ap. 5).

On imagine ce qu'il pouvait advenir de certains ponts de la province qui avaient été construits sans qu'on eût songé à les doter; les aumônes qu'on leur faisait se trouvaient insuffisantes; de sorte que peu à peu, personne ne les réparant, leurs arches s'usaient, leurs parapets se détachaient, une charrette ne passait plus sans que de nouveaux moellons disparussent dans la rivière, et bientôt ce n'était pas sans de grands dangers que les carrioles et les cavaliers s'aventuraient sur la construction à demi démolie. Qu'avec cela une crue survînt, c'en était fait du pont et des imprudents ou des gens pressés qui pouvaient s'y engager sur le tard. C'est un accident de ce genre qu'allègue pour sa défense un chambellan d'Édouard III à qui son maître réclame cent marcs. Le chambellan assure les avoir envoyés exactement par son clerc Guillaume de Markeley, hélas! «.... lequel William fut neyé en Savarne au Pount de Moneford par crecyn (crue) de eawe, e ne poyt estre trové tant qe il fut desvorré des bestes, issint qe lesditz cent marcs furent perdues par fortune [18].» A cette époque, il y avait encore des loups en Angleterre, et la disparition du corps, avec les cent marcs, par le fait des bêtes féroces, put paraître moins invraisemblable qu'on ne la jugerait à présent.

Dans ce temps, la négligence et l'oubli allaient jusqu'à des degrés aujourd'hui impossibles et qui nous sont inconnus. Les communes des comtés de Nottingham, Derby et Lincoln et de la ville de Nottingham exposent au Bon Parlement (1376) qu'il y a près de la ville de Nottingham un grand pont sur la Trent, appelé Heybethebrigg, «as fesaunce ou reparailler de quele nul y est chargé fors taunt soulment d'almoigne; par ont touz les venantz et revenantz par entre les parties del south et north deyvent avoir lour passage». Ce pont est «ruynouste» et «sovent foith ount plusours gentz esté noiez auxi bien gentz à chivalx comme charettz, homme et hernays». Les plaignants demandent de pouvoir désigner deux gardiens du pont, qui administreront les biens qu'on donnera pour son entretien, «pur Dieu et en eovre de charité». Mais le roi n'accueillit pas leur requête [19].

Ou bien encore il se trouvait que les propriétaires riverains laissaient tomber en oubli leur obligation, même quand elle était au début parfaitement formelle et certaine. Le législateur avait pris cependant quelques précautions; il avait inscrit les ponts dans la liste des sujets de ces enquêtes ouvertes périodiquement en Angleterre par les juges errants, les shériffs et les baillis, ainsi qu'on le verra plus loin; mais les intéressés trouvaient moyen de frauder la loi. On s'était accoutumé de si longue date à voir l'édifice menacer ruine, que, le jour où il s'écroulait, personne ne pouvait plus dire qui aurait dû le réparer. Il fallait alors s'adresser au roi pour avoir une enquête spéciale et faire rechercher à qui incombait la servitude. Le parlement en décide ainsi en 1339, sur la demande du prieur de Saint-Néots: «Item, soient bones gentz et loialx assignez de survéer le pount et la chaucé de Seint Nee, s'ils soient debrusez et emportez par cretyn (crue) de eawe, come le priour suppose, ou ne mye. Et, en cas q'ils soient debrusez et emporté, d'enquere qi le doit et soleit faire reparailler et à ceo faire est tenuz de droit, et de combien le pount et la chaucé purront estre refaitz et reparaillez. Et ceo qu'ils averont trove, facent retourner en la chauncellerie [20].»

A la suite d'enquêtes pareilles, les personnes chargées de l'entretien se trouvant déterminées par les déclarations d'un jury convoqué sur les lieux, une taxe est levée sur les individus désignés, pour l'exécution des réparations. Mais très souvent les débiteurs protestent et refusent de payer; on les poursuit, ils en réfèrent au roi; on saisit leur cheval ou leur charrette, ce qui peut tomber sous la main, pour être vendu au profit du pont; la discussion s'éternise et l'édifice croule en attendant. Hamo de Morston, par exemple, se plaint, la onzième année d'Édouard II, de ce qu'on lui a pris son cheval. Cités à se justifier, Simon Porter et deux autres qui ont fait la capture, expliquent qu'il y a un pont à Shoreham, appelé le grand pont (Longebregge), qui est à moitié détruit; or il a été reconnu que la construction devait être rétablie aux frais des tenanciers de l'archevêque de Cantorbéry. Hamo ayant refusé de payer sa part de contribution, Simon et les autres lui ont pris son cheval. Ils agissaient par ordre du bailli, et leur conduite se trouve justifiée. A la suite d'une autre enquête de la même époque, l'abbé de Coggeshale refuse d'exécuter aucune réparation à un pont voisin de ses terres, sous prétexte que, de mémoire d'homme, il n'y a eu sur la rivière d'autre pont «qu'une certaine planche», et que, de tout temps, on l'a trouvée parfaitement suffisante pour les cavaliers et les piétons (1 Éd. II). Les exemples d'enquêtes de ce genre et de difficultés pour l'exécution des mesures décidées sont innombrables (Ap. 6).

L'entretien des routes ressemblait fort à celui des ponts, c'est-à-dire qu'il dépendait beaucoup de l'arbitraire, de l'occasion, de la bonne volonté ou de la dévotion des riverains (Ap. 7). Où commençait la négligence, les ornières commençaient, ou pour mieux dire les fondrières; cette foule de petites arches souterraines que le piéton ne remarque même pas aujourd'hui, et qui servent à l'écoulement de ruisseaux à sec une partie de l'année, n'existaient pas alors et le ruisseau traversait le chemin. Quand on voyage en Orient, à l'heure actuelle, on entend dans les bazars des villes les caravaniers parler de routes et de chemins de traverse, on en parle soi-même au retour, comme le prouvent les récits de voyage. En Orient, cependant, une route n'est autre chose souvent qu'un endroit par où l'on passe d'habitude; cela ne ressemble guère aux chaussées irréprochables dont le mot route éveille l'idée dans les esprits européens. Pendant la saison des pluies, d'immenses flaques d'eau coupent en travers la piste accoutumée des cavaliers et des chameaux: elles s'agrandissent peu à peu, débordent à la fin et forment de vraies rivières. Le soir, le soleil se couche dans le ciel et en même temps dans la route qui devient pourprée; les innombrables flaques du chemin et de la campagne reflètent les nuages rougis ou violacés, les chevaux mouillés, les cavaliers éclaboussés frissonnent au milieu de toutes ces lueurs, pendant que sur leur tête et à leurs pieds les deux soleils se rapprochent l'un de l'autre pour se rejoindre à l'horizon. Les routes du moyen âge ressemblaient souvent à celles de l'Orient moderne; les couchers de soleil y étaient magnifiques en hiver, mais, pour affronter les voyages, il fallait être un cavalier robuste, dur à la fatigue, et d'une santé inébranlable. L'éducation usuelle, il est vrai, vous préparait à ces épreuves.

Les chemins d'Angleterre auraient été entièrement impraticables, et le zèle religieux, pas plus que les indulgences de l'évêque de Durham, n'aurait suffi à les tenir en état si la noblesse et le clergé, c'est-à-dire l'ensemble des propriétaires, n'avaient eu un intérêt immédiat et journalier à jouir de routes passables. Les rois d'Angleterre avaient eu la prudence de ne pas constituer de grands fiefs compacts comme ceux qu'ils possédaient eux-mêmes en France et qui faisaient d'eux des vassaux si dangereux. Leur propre exemple les avait instruits sans doute, et nous les trouvons distribuant dès le début aux actionnaires de leur grande entreprise des domaines éparpillés à tous les coins de l'île. Cette sorte de marqueterie foncière subsistait au quatorzième siècle, et Froissart l'avait bien remarquée: «Et, pluisseurs fois, dit-il, avint que quant je cevauchoie sus le pais avoecques lui, car les terres et revenues des barons d'Engleterre sont par places et moult esparses, il m'apeloit et me disoit: Froissart, veez vous celle grande ville à ce haut clochier [21]?...» Le malheureux Despencer qui faisait cette question n'était pas seul à avoir, semées au hasard dans tous les comtés, les terres qu'il devait à la faveur du prince: tous les grands de sa sorte étaient dans le même cas. Le roi lui-même, du reste, avec toute sa cour, aussi bien que les seigneurs, allait sans cesse d'un manoir à l'autre, par goût et plus encore par nécessité. En temps de paix, c'était un semblant d'activité qui ne déplaisait point: mais c'était, avant tout, un moyen de vivre. Tous, quelque riches qu'ils fussent, avaient besoin d'économiser et, comme les propriétaires de tous les temps, de vivre sur leurs terres des produits de leurs domaines. Ils allaient donc de place en place, et il n'était pas sans intérêt pour eux d'avoir des chemins praticables, où leurs chevaux ne s'abattraient pas et où leurs fourgons à bagages, qui servaient à de véritables déménagements, auraient chance de ne pas verser. De même, les moines, grands cultivateurs, avaient intérêt au bon entretien des routes. Leurs exploitations agricoles étaient très étendues; une abbaye comme celle de Meaux [22] avait, au milieu du quatorzième siècle, 2638 moutons, 515 bœufs, 98 chevaux et des terres à proportion. D'ailleurs, comme nous l'avons vu, le soin de veiller au bon état des routes incombait au clergé plus qu'à toute autre classe, parce que c'était une œuvre pie et méritoire, et pour cette raison le caractère religieux de leur tenure ne les exemptait pas de la trinoda necessitas, commune à tous les possesseurs de terres.

Tous ces motifs réunis étaient assez pour qu'il y eût des chemins considérés comme suffisants, étant donnés les besoins d'alors, mais à cette époque on se contentait de peu. Les carrioles et même les voitures étaient de lourdes machines pesantes mais solides, qui pouvaient supporter les plus durs cahots. Pour peu qu'on eût du bien, on voyageait à cheval. Quant à ceux qui voyageaient à pied, ils étaient accoutumés à toutes les misères. Peu de chose suffisait donc, et s'il fallait d'autres preuves de l'état dans lequel les routes étaient sujettes à tomber, même aux endroits les plus fréquentés, nous les trouverions dans un statut d'Édouard III (20 novembre 1353) qui prescrit le pavage de la grand'route, alta via, allant de Temple Bar (limite occidentale de Londres à cette époque) à Westminster. Cette route, étant presque une rue, avait été pavée, mais le roi explique qu'elle est «si remplie de trous et de fondrières... et que le pavement en est tellement endommagé et disjoint» que la circulation est devenue très dangereuse pour les hommes et les voitures. Il ordonne en conséquence à chaque propriétaire riverain de refaire, à ses frais, un trottoir de sept pieds, jusqu'au fossé, usque canellum. Le milieu de la voie, «inter canellos», dont on ne dit malheureusement pas la largeur, sera pavé, et les frais couverts au moyen d'une taxe perçue sur toutes les marchandises allant à l'étape de Westminster.

Il y avait déjà une taxe générale sur toutes les charrettes et les chevaux apportant des marchandises ou des matériaux quelconques à la ville. L'arrêté [23] qui l'avait établie, la troisième année du règne d'Édouard III, constate d'abord que toutes les routes des environs immédiats de Londres sont en si mauvais état que les charretiers, marchands, etc., «sont souvent en danger de perdre ce qu'ils apportent». Désormais, pour subvenir aux réparations, un droit sera perçu sur tous les véhicules et toutes les bêtes chargées venant à la ville; on procédera par abonnement: ainsi, pour un tombereau rempli de sable, de gravier ou de terre glaise, il faudra payer trois pence par semaine. On fait exception, selon la coutume, pour les voitures et les chevaux employés au transport de denrées et autres objets destinés aux grands seigneurs (Ap. 8).

Mais ce qui fait comprendre mieux encore que les édits la difficulté des voyages par le mauvais temps, et permet de se représenter des chemins tout aussi inondés que ceux d'Orient dans la période des pluies, c'est le fait, constaté dans des pièces officielles, de l'impossibilité où l'on était parfois, durant la mauvaise saison, de répondre aux convocations royales les plus graves. C'est ainsi qu'on voit, par exemple, l'ensemble des députés appelés au parlement de tous les points de l'Angleterre manquer au jour désigné, sans que le retard fût attribuable à rien qu'à l'état des routes. On lit ainsi dans les procès-verbaux des séances du deuxième parlement de la treizième année d'Édouard III (1339) qu'il fut nécessaire de venir déclarer aux quelques représentants des communes et de la noblesse qui avaient pu gagner Westminster, «qe pour la reson que les prélatz, countes, barouns et autres grauntz et chivalers des countéez, citeyns et burgeys des citez et burghes furent destourbez par la mauvays temps qu'il ne poaient venir audit jour, il lour covendrait attendre lour venue [24]».

Pourtant ces députés n'étaient pas de pauvres gens: ils avaient de bons chevaux, de bonnes tuniques, des manteaux épais couvrant la nuque et remontant jusque sous le chapeau, avec de grandes manches pendantes tombant sur les genoux; n'importe, la neige ou la pluie, les inondations ou la gelée avaient été les plus forts. Tout en pestant, chacun de son côté, contre la saison qui entravait leur voyage, prélats, barons ou chevaliers avaient dû arrêter leurs montures dans quelque auberge isolée; et écoutant le bruit du grésil sur les châssis de bois qui fermaient la fenêtre, les jambes au feu dans la salle enfumée, en attendant le retrait des eaux ils songeaient au mécontentement royal qui bientôt leur serait sans doute manifesté dans la «chambre peinte» de Westminster. Si donc il y avait des routes, si les propriétés étaient grevées de servitudes obligeant à les entretenir, si des édits venaient de temps en temps rappeler aux possesseurs du sol leurs obligations, si l'intérêt privé des seigneurs et des moines s'ajoutant à l'intérêt public occasionnait de temps en temps des réparations, le sort du voyageur, à la chute ou à la fonte des neiges, était cependant précaire. On comprend que l'Église ait eu pitié de lui et l'ait mentionné, en même temps que les malades et les prisonniers, parmi les infortunés qu'elle recommandait aux prières quotidiennes des âmes pieuses.

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La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle

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