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CHAPITRE
3

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Table des matières

MABEL GROVE ouvrit la porte et dit:

—Je commençais à m’inquiéter.

William Lobell entra. La femme referma, puis l’embrassa. Elle s’était préparée pour la nuit et ne portait plus, pour tout vêtement, qu’une chemise de nuit en nylon rose transparent simplement serrée au cou et tombant en plis vagues autour de son corps splendide dont les moindres détails restaient visibles. En d’autres circonstances, ce spectacle eût suffi à mettre Lobell dans tous ses états, mais il avait maintenant d’autres préoccupations.

—Quelle heure est-il?

Elle s’étonna:

—Tu as perdu ta montre?

Il eut un mouvement de désarroi, essuya d’un revers de main la sueur qui coulait sur son front puis remonta légèrement le poignet de sa chemise...

—Dix heures et demie, déjà.

Il ôta son imperméable, puis sa veste. Elle s’empara du tout, porta l’imperméable humide dans la cuisine et rangea la veste dans la penderie de l’entrée.

—Tu dois avoir faim?

—Je ne sais pas.

—Tu veux un sandwich?

—Si ça ne te dérange pas.

Elle retourna dans la cuisine. Il pénétra dans le living-room où un seul lampadaire diffusait un éclairage très doux, laissant dans l’ombre une grande partie de la pièce. Elle n’avait pas tiré les rideaux, ce qui le contraria. Elle avait l’habitude de se promener nue, ou presque, dans le studio sans se préoccuper des curieux possibles. Lorsqu’elle était en bas personne ne pouvait la voir, les maisons les plus proches étant à un niveau inférieur, mais sur la loggia, ou pendant qu’elle descendait l’escalier, face à la fenêtre... Il pensa pour la centième fois qu’elle n’avait aucune pudeur, préférant croire qu’il s’agissait d’inconscience plutôt que d’un goût marqué pour l’exhibitionnisme.

Il aperçut soudain le chat, lové dans le fauteuil où il avait eu précisément l’intention de s’asseoir. L’animal paraissait dormir, mais William était bien certain qu’il l’observait entre ses paupières entrouvertes...

Il alla s’installer sur un autre siège, alluma une cigarette, s’aperçut que la télévision fonctionnait sous la loggia. Un instant, il fut distrait par les images d’un film, certainement un policier, qui représentaient une bagarre comme il n’en peut exister qu’au cinéma.

Puis Mabel arriva avec un sandwich et un verre de lait glacé. Il prit le tout sans plaisir, la regarda s’installer sur un pouf, presque à ses pieds, la trouva incomparablement belle, eut envie de le lui dire, n’en fit rien, écrasa sa cigarette dans un cendrier placé à portée de sa main, but deux gorgées de lait et mordit dans le sandwich.

—Prends ton temps, conseilla-t-elle. Après, tu me raconteras.

—C’est terrible, murmura-t-il avec la bouche pleine. Je suis dans un pétrin terrible.

Il se sentit soudain vraiment très malheureux et l’ambiance intime, la présence de cette femme presque nue et merveilleusement belle lui donnèrent envie de pleurer. Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Il détourna la tête, honteux. Elle ne dit rien, ne bougea pas, et il lui en sut gré. Puis, brusquement, il posa verre et sandwich sur le sol et se mit à parler.

—Ils m’ont assommé, pour que je ne voie pas où ils m’emmenaient. Je me suis réveillé devant un grand Chinois qui a commencé par me faire des excuses. Puis il m’a offert cinq mille dollars en échange des plans.

Les yeux verts de Mabel s’élargirent.

—Cinq mille dollars?

—Oui.

Elle promena sa langue sur ses lèvres avec une mine gourmande.

—En échange de quels plans?

Il hésita, ne lui ayant jamais dit qu’il était en possession de documents secrets, seulement qu’il travaillait pour le compte de la Défense Nationale, mais sans plus.

—Ils savent que j’ai les plans de tout le réseau radar de la côte Pacifique des États-Unis...

Elle fronça les sourcils.

—Qu’est-ce que ça représente? C’est très important?

—Bien sûr que c’est très important! Grâce aux appareils radars dont je surveille l’installation, un nouveau Pearl-Harbour est désormais impossible.

Toutes nos côtes, toutes nos frontières sont protégées par un réseau serré de ces appareils qui montent une garde incessante... Il suffirait à un ennemi éventuel de connaître le plan de ces réseaux, ou d’un seul, pour être mis dans la possibilité d’y pratiquer une brèche, par sabotage...

—Je comprends... Et c’est ça que veut le Chinois... Et c’est pour ça qu’il t’offre cinq mille dollars... Ça vaut beaucoup plus que ça, non?

Il la regarda, stupéfait.

—Qu’est-ce que tu veux dire?

Elle se glissa vers une table basse, faite d’une dalle de verre épais montée sur une souche d’arbre aux formes torturées, et s’empara d’une cigarette et d’un briquet.

—Je veux dire que si ce plan est aussi important que tu le prétends, il vaut beaucoup plus que cinq mille dollars.

Il frissonna.

—C’est une chose qui n’a pas de prix; on ne peut pas vendre la vie de ses compatriotes.

Elle alluma sa cigarette, souffla un peu de fumée.

—Tu crois qu’ils s’en serviraient?

Il se trouva soudain incapable de lui répondre; tant d’inconscience le paralysait.

—De toute façon, reprit-elle d’un air détaché, s’ils ne l’ont pas par toi, ils l’auront par quelqu’un d’autre.

Il riposta avec véhémence:

—Je préfère que ce soit par quelqu’un d’autre! Malheureusement...

Elle ferma à demi ses paupières et il s’avisa soudain que son regard pers avait quelque chose du regard de Samy. N’avait-il pas déjà fait cette remarque au sujet du Chinois?

—Malheureusement? questionna-t-elle.

Il avala péniblement sa salive, reprit le verre de lait et but deux gorgées.

—J’ai refusé, parce qu’il est impensable pour moi de trahir mon pays. Je ne pourrais pas survivre à cela... Mais ils ne s’adresseront pas à quelqu’un d’autre, ils ont sur moi des moyens de pression...

Elle cessa de respirer.

—Lesquels?

Il baissa la tête.

—Ma femme, mes enfants, et puis... et puis toi. Ils savent combien je tiens à toi...

Elle était devenue aussi blanche que le lait qui tremblotait dans le verre, entre les mains de son amant.

—Ils... Ils s’attaqueraient à moi?

—Ils m’ont menacé de le faire.

—Mais... Mais je ne suis pour rien là-dedans, moi! c’est insensé!

Il voulut la rassurer.

—Ils ne te toucheront pas, j’ai trouvé un moyen.

Elle reprit espoir.

—Tu vas prévenir le «F.B.I.»?

Il secoua négativement la tête.

—Non, ils m’ont menacé des pires représailles si je faisais cela; nous y passerions tous... Je ne veux pas être la cause d’ennuis pour qui que ce soit.

Elle retenait son souffle, sa cigarette se consumait seule entre ses doigts effilés aux ongles carminés. Sa voix s’étrangla:

—Qu’est-ce que tu vas faire?

Il vida le verre de lait, d’un trait. A quelques pas de là, Samy bougea, se dressa sur ses pattes, arrondit le dos, leva sa queue plate. Personne ne fit attention à lui.

—Je vais me tuer, annonça William Lobell, c’est la seule façon d’arranger tout. Après avoir mis les plans en sécurité.

Elle resta un moment sans voix, incrédule.

—Te tuer? Tu es fou!

Il secoua la tête avec force.

—Non, je ne suis pas fou. J’ai bien réfléchi en revenant, il n’y a pas d’autre solution.

—Mais, c’est insensé!

Elle était de nouveau très pâle. Il pensa qu’elle tenait peut-être réellement à lui et en fut flatté. Flatté et heureux.

—Je t’assure, reprit-il. Il n’est pas question pour moi de livrer les plans... De toute façon, si je le faisais, je ne pourrais plus vivre avec cette honte sur moi... Si je refuse simplement, ils s’attaqueront à toi, et à ma famille, puis à moi. Ils m’ont menacé de me crever les yeux après t’avoir torturée en ma présence, afin que ce spectacle soit le dernier que j’aurais pu voir...

Un frisson la secoua.

—Ce n’est pas possible...

—Si je préviens la police, continua-t-il, le résultat sera le même. Ils ont des agents dans tous les pays du monde et il est impossible de leur échapper...

Elle se dressa d’un bond et se mit à arpenter la pièce en serrant ses tempes entre ses poings fermés.

—Il doit y avoir une solution... Il faut trouver une solution.

Le chat descendit du fauteuil, fit quelques pas derrière sa maîtresse, renonça à la suivre et regarda Lobell avec une expression de mépris glacé. Mais celui-ci s’en moquait. Il éprouvait une sensation curieuse, pas désagréable, de complet détachement. Maintenant qu’il avait pris, ou croyait avoir pris une décision irrévocable, rien ne l’intéressait plus. L’agitation de Mabel, sa prétention de trouver une solution autre que la sienne, lui semblaient ridicules. Il n’en était pas encore à penser au moyen qu’il allait employer pour se supprimer, mais il avait pleinement conscience de vivre ses derniers moments.

La jeune femme s’arrêta soudain devant lui, en contre-jour de la lampe. Le tableau était si suggestif qu’il en eut le souffle coupé.

—J’ai une idée, murmura-t-elle les yeux à demi fermés.

Il n’eut aucune réaction; il était en train de penser que la meilleure façon de passer le temps qui lui restait à vivre était de faire l’amour avec Mabel, de le faire jusqu’à l’épuisement... Après, ce serait facile de s’en aller.

—Quel moyen auraient-ils de savoir que les plans que tu leur donnerais seraient authentiques?

Il leva son regard jusqu’à son visage.

—Ils veulent des photocopies.

Il affichait un air si complètement «en dehors» qu’elle se mit en colère.

—Ecoute-moi, bon sang! Fais un effort!

Elle fit un pas en avant, se laissa tomber à genoux près de lui et lui saisit les mains.

—Admettons que tu leur remettes des plans falsifiés, comment pourraient-ils s’en apercevoir? Par comparaison avec les plans authentiques. Mais, quand tu leur aurais remis ces plans falsifiés, ils n’auraient aucune raison de chercher à s’en procurer d’autres. Ils ne sauraient jamais que tu les aurais roulés... Tu serais sauvé, tout le monde serait sauvé, et tu toucherais en plus les cinq mille dollars...

Elle se mit à rire, visiblement emballée par son idée.

—Tu ne trouves pas que ce serait une blague formidable à leur faire? Comme ça, tu n’aurais pas trahi.

Il restait figé, ayant du mal, après avoir accepté une mort qui lui semblait inévitable, à admettre qu’une solution pouvait exister.

—Où veux-tu que je trouve des plans falsifiés? protesta-t-il en haussant les épaules.

Elle soupira, rendue furieuse par son indifférence.

—Où sont les originaux?

Il fit un geste vers la chambre.

—Là-haut, dans ton coffre.

Elle fut surprise.

—Dans cette grande enveloppe grise que tu m’as défendu de toucher?

—Oui.

Elle resta un moment comme suffoquée, pensant qu’il aurait pu porter ailleurs des documents aussi dangereux. Puis elle repartit à l’attaque:

—Tu es ingénieur, c’est ton métier de faire des plans. Moi, je suis une excellente dessinatrice... Si nous nous mettons au travail tout de suite... Quand veulent-ils que tu leur donnes ça?

—Demain soir, à neuf heures...

—Nous avons vingt-deux heures devant nous. Crois-tu possible de refaire des plans modifiés dans ce laps de temps?

Il réfléchit un instant.

—Je crois, oui.

—Alors, décida-t-elle, nous nous mettons tout de suite au travail. Pour gagner cinq mille dollars, ça vaut tout de même le coup.

Il protesta:

—Je ne pourrai pas garder cet argent.

Elle se mit à rire.

—Eh bien, fit-elle, tu me le donneras. Pour moi, tu sais, l’argent n’a pas d’odeur.

Il fut choqué, puis pensa au chèque sans provision... Mais il ne pouvait lui avouer cela, ce n’était pas possible.

Elle se releva, l’embrassa sur les lèvres. Il lui caressa le sein à travers la légère étoffe, voulut l’attirer sur lui. Elle se dégagea.

—Ce n’est pas le moment de penser à ça. Viens avec moi, je vais t’ouvrir le coffre et passer une blouse... Et puis au travail.

Elle l’entraîna vers l’escalier. Samy lança un cri de rage, croyant qu’ils allaient encore s’enfermer dans la chambre pour transpirer ensemble. Sa protestation resta sans effet...

Ils ne le regardèrent même pas.

OSS 117-Voit Rouge

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