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CHAPITRE
4

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Table des matières

LI TSI TANG, dit «George», s’approcha du miroir et regarda son reflet. A cinquante-deux ans, il se trouvait encore très jeune, mais aimait s’en assurer par de fréquents contrôles.

Ses doigts longs et maigres effleurèrent l’emplacement de son oreille gauche... C’était une vieille histoire. Autrefois, en Chine, son père avait été un des plus riches commerçants de Tsingtao, un port important de la province de Chantong. Li Tsi Tang n’avait que deux ans lorsque des bandits l’enlevèrent pour en tirer rançon; le père s’étant un peu fait tirer l’oreille, ils lui envoyèrent celle de son fils pour lui faire comprendre qu’il ne s’agissait nullement d’une plaisanterie. Le père ayant payé la somme demandée, le petit Li Tsi Tang était revenu au foyer, mais l’oreille coupée n’avait pas repoussé; on l’avait gardée comme une relique et elle existait toujours, ratatinée sur un coussinet de soie jaunie, au fond d’un petit coffret de laque noire. Li Tsi Tang la regardait quelquefois, lorsqu’il lui arrivait de se sentir faiblir en face d’un adversaire... Certains souvenirs peuvent être des stimulants de premier ordre.

Félice Filbert entra dans la chambre. Félice était sa maîtresse depuis bientôt dix ans; c’était elle qui l’avait rebaptisé «George», pour la simple raison qu’elle ne pouvait prononcer les noms chinois sans avoir envie de rire. Une sorte d’allergie, précisait-elle.

—Je suis crevée, dit-elle en se laissant tomber assise sur le lit.

C’était une femme de quarante ans, grande, mince, avec des cheveux bruns coupés court et coiffés en forme de casque, et de très beaux yeux marron. Elle n’était pas vraiment jolie et sans doute ne l’avait-elle jamais été, mais elle avait quelque chose de mieux: une certaine classe dans la vulgarité qui attirait les hommes. Son corps était resté svelte comme celui d’une jeune femme.

George la regarda. Il l’aimait beaucoup, il aimait son visage marqué, il aimait ses beaux yeux malgré les poches qui les soulignaient durement, il aimait surtout sa voix cassée, rauque, gouailleuse, une voix qui touchait ses sens.

—Il n’est pourtant pas très tard, remarqua-t-il.

Elle regarda la pendulette sur la table de chevet. Minuit et demie. Les clients du Tsingtao, le restaurant qu’ils exploitaient tous les deux dans le quartier chinois, étaient partis assez tôt; pour une fois.

—Tu ne te couches pas? questionna-t-elle en le voyant reboutonner sa veste.

—Non, j’ai un rendez-vous, avec «Ki Tu Se».

Elle eut un sourire un peu désabusé.

—Ce Monsieur «Ki Tu Se» est quelque fois bien emmerdant, dit-elle.

George vint lui caresser les cheveux.

—Tu sais combien c’est important.

Elle appuya son visage las contre la hanche de son ami.

—Oui, je sais. Ne tarde pas trop.

Il lui saisit le menton entre le pouce et l’index et l’embrassa sur le front.

—J’essaierai de ne pas te réveiller en rentrant.

Il gagna la porte. Elle demanda:

—Tu crois que le type va mettre les pouces?

Le Chinois eut un sourire cruel.

—Il n’a pas le choix, répliqua-t-il doucement. Il s’est fichu de lui-même dans un tel pétrin... On ne pouvait guère espérer mieux.

Son sourire s’adoucit.

—Dors bien.

Il sortit, refermant la porte derrière lui. Félice Filbert resta pensive, sans faire un mouvement. Parfois, elle se demandait ce qu’elle faisait là, concubine d’un Chinois qui avait d’aussi étranges occupations, et elle se disait alors que tout cela finirait mal, un jour ou l’autre, et que la catastrophe ne l’épargnerait pas.

George ne lui cachait rien de ses activités occultes. Elle savait parfaitement qu’il travaillait pour une sorte de société secrète baptisée «Yangko», dont la raison d’être était l’espionnage sous toutes ses formes. George occupait même une place importante dans l’organisation; au-dessus de lui, il n’y avait que Monsieur «Ki Tu Se».

Félice Filbert était Américaine, mais la notion de patriotisme était vraiment très vague dans son esprit. Puisqu’elle était la compagne de George, elle épousait les intérêts de George, et ses idées. Ce n’était pas plus difficile que ça.

Elle se leva péniblement, pensa qu’elle en avait plein le dos et se mit à rêver de vacances sur une plage tranquille...

Depuis combien de temps n’avait-elle pas pris de vraies vacances? Elle n’en savait rien, George, lui, ne savait pas ce que cela pouvait être, des vacances. Il n’y pensait même pas. Ni pour lui, ni pour les autres.

Elle commença de se déshabiller.

—Bon Dieu que je suis fatiguée! murmura-t-elle pour elle-même.

Elle était de mauvaise humeur, mécontente de tout... George ne la rendait pas malheureuse, il l’aimait sincèrement et se montrait toujours gentil avec elle... Mais c’était un Chinois, qui avait reçu une éducation de Chinois, et il ignorait certaines choses qu’une femme américaine pouvait considérer comme essentielles.

Elle éprouva soudain un vague ressentiment contre lui et pensa en souriant, sans y croire:

—Il mériterait que je le trompe...

Elle se rassit au bord du lit, le temps de retirer ses bas, puis enfila ses pantoufles et son peignoir pour gagner la salle de bains, au fond du couloir.

Il y avait de la lumière dans la chambre de Woi Tcheng-toung, qu’elle avait rebaptisé «Louis». Sans doute était-il occupé à feuilleter une de ces revues qui publient des photos de femmes nues et dont il semblait faire collection.

Louis avait trente-cinq ans. C’était l’homme à tout faire de George. On pouvait lui demander n’importe quoi: tuer un homme aussi bien que cirer les chaussures. Il savait tout faire.

Autrefois, il avait été condamné à deux reprises pour des affaires de mœurs, mais depuis qu’il était au service de George il n’avait plus jamais eu d’ennuis. George savait le tenir... Tout de même, il avait une façon de la regarder qui ne plaisait guère à Félice et elle n’aimait pas beaucoup rester seule avec lui, le soir, dans l’appartement. Mais George voulait un garde du corps.

Elle pénétra dans la salle de bains, referma la porte, poussa le verrou, ouvrit les robinets, régla la température de l’eau, puis se brossa les dents en attendant que la baignoire fût assez pleine.

Une nuit que George était absent, il y avait de cela quelques mois, Louis était entré dans la chambre alors qu’elle était en train de se déshabiller. Il avait cru l’avoir entendue appeler... C’était ce qu’il avait dit pour s’excuser. Elle n’avait pas été dupe et lui avait ordonné de sortir, mais il s’était copieusement rincé l’œil avant d’obéir. Elle n’en avait jamais parlé à George, qui en aurait certainement fait un drame.

La baignoire pleine, elle ferma les robinets, ôta son peignoir et se mit dans l’eau.

La caissière du Tsingtao était une jeune fille dont le nom chinois signifiait: «Gorgerette d’or» et que Félice appelait Gorgerette. George avait formellement interdit à Louis de s’intéresser à Gorgerette et cela ne devait pas être facile à celui-ci de respecter l’interdiction, d’autant moins que Gorgerette était tombée amoureuse de Louis et n’arrêtait pas de lui couler des yeux doux.

Félice se dépêcha de se laver pour aller se coucher; si elle s’attardait, elle risquait fort de s’endormir dans son bain. Elle sortit de l’eau et se sécha rapidement. Puis, ayant revêtu son peignoir, elle ouvrit la porte...

Louis était adossé au mur, à cinq pas de là, le visage congestionné. Elle comprit tout de suite qu’il avait dû l’observer par le trou de la serrure et en resta médusée.

—Qu’est-ce que tu fais-là? questionna-t-elle en resserrant la cordelière autour de sa taille.

Il ne répondit pas. La tête rejetée en arrière, il la regardait avec des yeux brûlants de désir. Elle en fut troublée et dit d’une voix mal assurée:

—Tu devrais déjà dormir.

Elle fit trois pas, se trouva devant lui. Il bougea subitement et lui barra le passage.

—J’ai mal, gronda-t-il en saisissant la veste de son pyjama à hauteur de son estomac.

Elle sentit sa propre respiration s’accélérer et le sang lui monter au visage.

—Tu as mal?

—J’ai mal de vous.

Il était pathétique et la violence de son désir émettait des ondes autour de lui. Elle essaya de le repousser.

—Ne fais pas l’imbécile, laisse-moi passer.

Il la saisit brusquement à bras le corps, l’embrassa dans le cou, essayant maladroitement d’ouvrir le peignoir sous lequel il la savait nue.

—Louis! Arrête! Si le patron l’apprend, il te tuera!

—Vous n’avez rien dit, l’autre fois. Je vous aime... Partez avec moi. Partons tout de suite...

Il parlait d’une voix entrecoupée, comme un dément. Elle se mit à le frapper avec ses poings.

—Lâche-moi! Mais lâche-moi donc...

Il obéit brusquement, alla heurter durement la cloison de l’épaule. Hagard, échevelé, il se laissa tomber à genoux.

—Partons, supplia-t-il. Je vous adorerai...

Elle remit de l’ordre dans sa tenue et se moqua de lui.

—Tu n’y penses pas! Avec quoi me nourrirais-tu?

—Je travaillerai!

—Vraiment? Et en attendant que tu trouves du travail, as-tu de l’argent?

Il bégaya, les mains tremblantes.

—J’en trouverai. S’il le faut, j’en trouverai...

Elle se mit à rire nerveusement.

—Mon pauvre ami, je suis une femme qui coûte cher, tu sais!

Elle passa devant lui et gagna la porte de sa chambre.

—Va donc te coucher. Si tu me promets de ne plus jamais recommencer, je ne dirai rien à George...

Il répondit, les yeux fous:

—Je trouverai de l’argent. J’en trouverai!

Il se releva et fit un mouvement vers elle. Vivement, elle rentra dans sa chambre et poussa le verrou. L’incident l’avait bouleversée. Elle ne pouvait pas lui en vouloir. Aucune femme ne peut en vouloir à un homme qui la désire... Mais que faire? Il lui avait déjà montré qu’elle avait fait une erreur en taisant sa première tentative. Il recommencerait...

Elle ôta son peignoir et se glissa toute nue dans le lit. Alanguie, elle ferma les yeux et ses mains remontèrent le long de son corps. L’imbécile!

Elle éteignit la lumière et se prit à espérer que George ne tardât pas trop...

OSS 117-Voit Rouge

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