Читать книгу Une ascension au Mont-Blanc et études scientifiques sur cette montagne - Jean Falconnet - Страница 9
ОглавлениеLe Mont-Blanc avant le XVIIIe siècle
Le Mont-Blanc n’est pas la cime la plus élevée de notre globe; il n’en est pas moins l’une des plus remarquables. Nul ne lui conteste, en tout cas, les titres de Géant des Alpes et de roi de l’Europe. Et cependant, chose incroyable! la découverte du colosse ne date pas de deux siècles.
La plus ancienne mention qui en soit faite dans l’histoire, se trouve dans la légende de saint Bernard de Menthon, que l’on attribue à Richard de la Val-d’Isère, son successeur à la prévôté du Mont-Joux. Cette légende est inscrite dans un vieux bréviaire de la cathédrale d’Aoste, et elle a été reproduite par Roland Viot et par les divers autres biographes de notre Saint. On y lit que le thaumaturge des Alpes, après avoir exorcisé le démon, qui tenait en maître le col du Mont-Joux, le confina pour jamais dans les abîmes des monts Malets, à deux lieues de là vers l’ouest, soit dans les massifs mêmes du Mont-Blanc. Ce dernier n’y est pas désigné autrement; mais l’expression montium Malethorun, abréviation évidente de maledictorum, est encore attribuée à deux aiguilles de ces parages, le Mont-Mallet, au-dessus de la Mer de glace, et le Mont-Maudit , près du Mont-Blanc. D’où il est permis de penser que la légende de saint Bernard n’est peut-être pas étrangère à de semblables appellations, non plus qu’à l’idée générale de malédiction, qui est restée attachée à ces massifs durant plusieurs siècles.
Tel est notre sentiment, à l’encontre de certains écrivains modernes qui tiennent la chose pour une pure superstition populaire. Le livre de Tobie nous montre l’archange Gabriel reléguant et confinant le démon dans les déserts de la Haute-Egypte . L’Evangile nous apprend que le Sauveur du monde chassa un jour le démon du corps de deux possédés, leur assigna une demeure digne d’eux et d’ailleurs conforme à leurs désirs, c’est-à-dire les corps d’un troupeau de pourceaux, et enfin les précipita dans les flots du lac de Génésareth . Nous y lisons encore que le démon hante les lieux arides, où il cherche un repos qu’il ne trouve point ; que Jésus-Christ avait un plein pouvoir sur les démons, et que, au grand étonnement du peuple, ils lui obéissaient absolument, bien malgré eux sans doute, en confessant qu’il était le Fils de Dieu .
Or, pourquoi les saints, qui sont les anges de Dieu sur la terre, et à qui Jésus-Christ a garanti le pouvoir de reproduire ses miracles, et de plus grands encore, s’il le fallait, nous trouveraient-ils incrédules, alors qu’ils l’exercent?
Le Mont-Joux, mons Jovis, était consacré à Jupiter, d’après notre légende. Jupiter, le chef des faux dieux, et, par conséquent, le prince des démons, avait là, d’après l’histoire, un culte digne de l’idée que se faisait de lui l’erreur païenne. On le voit, bien avant saint Bernard, par les sacrifices solennels que l’empereur Maximien ordonne à Agaune pour se rendre ce dieu favorable au passage du col, et qui furent l’occasion du massacre de la Légion Thébéenne refusant d’y participer. On nous dira ici: c’est encore de la légende, cette histoire de saint Maurice; elle vaut celle de saint Bernard de Menthon. Telles sont, en effet, les deux sources principales qui nous montrent, l’une en 302 et l’autre encore au dixième siècle de notre ère, le roi des enfers ayant là un monument et son idole, y recevant des hommages et des offrandes, et y exerçant une influence néfaste et qui lui faisait au loin une réputation terrible. Mais voici qui appuye passablement le fond réel de nos pieuses légendes:
Parmi les nombreux ex-voto trouvés dans les ruines du temple de Mont-Joux, de Saussure affirme en avoir vu qui étaient gravés sur des plaques de bronze . L’un d’eux portait: Jovi Pœnino. Il écrit plus loin: «De Rivaz, auteur valaisan, prétend que vers l’an 339, Constantin-le-Jeune fit abattre la statue de Jupiter, qui étoit au haut du passage, et que l’on mit à sa place une colonne milliaire dédiée à ce prince. Cette colonne se voit encore au pied du Saint-Bernard, dans le bourg de Saint-Pierre, avec une inscription.» Elle portait le vingt-quatrième milliaire, qui tombait effectivement in summo Pennino, d’après l’itinéraire d’Antonin et les tables de Peutinger. Mais la destruction du monument païen n’entraîna pas de sitôt celle du culte à Jupiter. Simler, dans sa description du Valais, atteste que ce fut saint Bernard qui en eut façon; et, bien qu’il ne semble point y ajouter foi, il n’en rapporte pas moins la tradition populaire, que le démon rendait là ses oracles et en fut chassé par notre thaumaturge .
M. le chanoine Boccard assure de son côté «qu’un plateau assez vaste, labouré par de nombreuses fouilles, situé près de la maison hospitalière du Grand-Saint-Bernard, est l’emplacement du temple dédié au maître des dieux. Il porte encore le nom de plan Jupiter. On a tiré de ses ruines des ex-voto, des statues, des génies, des lampes sépulcrales, des anneaux d’or, des aigrettes, des médailles très nombreuses jusqu’à la décadence de l’empire, qui paraît aussi avoir entraîné celle du temple .»
Il y a un certain nombre d’années, les religieux, en fouillant le sol à l’endroit où la tradition plaçait la colonne de Jupiter, c’est-à-dire à l’ouest du petit lac, à la limite qui sépare le Valais de la vallée d’Aoste, ont mis à découvert un fragment de la susdite colonne et quantité de monnaies romaines. Par où il appert que nos légendes ne sont peut-être pas si légendaires, lorsqu’elles nous apprennent que le père des faux dieux y recevait, aux pieds de son image, des adorations et des offrandes. Or, l’on sait, d’autre part et historiquement, que le paganisme, nonobstant la rigueur des lois théodosiennes, a été fort tenace en quelques-unes de nos contrées, et qu’il s’y est maintenu même après saint Bernard.
Comment, dès lors, serait-il absurde d’admettre que le saint Prévôt d’Aoste, apprenant qu’un monstre, soit le démon en personne, occupait le col du Mont-Joux et y cherchait noise aux. passants, ait bravement entrepris de se mesurer avec lui, et de l’étrangler, ni plus ni moins, dans les nœuds de son étole; en d’autres termes, l’ait adjuré de vider le passage, pour aller s’abîmer dans le climat, moins doux encore, des monts Malets? Bref, nous croyons à un grand fond de vérité dans des légendes que corroborent des traditions générales et constantes, et nous estimons qu’il y a autant d’esprit dans cette façon de penser, qu’à se croire esprit fort, parce qu’on aura haussé les épaules sur tout cela, en disant: Superstitions populaires!
Celle digression est un peu bien prolixe; mais l’auteur ne lâche pas volontiers ceux qui, sous prétexte de positivisme, ne tiennent aucun compte des bonnes vieilles légendes de son pays. Il n’a pas à faire ses excuses aux lecteurs qui partageront sa manière de voir; il demande indulgence des autres, et il revient au Mont-Blanc.
Celle appellation fut usitée de temps immémorial dans la vallée de Chamonix, où elle était aussi bien remplacée par celle de «Glacière.» Historiquement, elle figure pour a première fois, sur la fin du XIe siècle, comme désignant la limite méridionale de la donation faite par Aymon, comte de Genève, aux Bénédictins do l’Abbaye de Cluse en Piémont. L’acte porte en effet le mot Mont-Blanc écrit en toutes lettres: Ex aqua quæ rocatur DESA (la Diosaz) et RUPE quæ rocatur ALBA, usque ad Balmas (col de Balme) .
C’est ce nom, absolument inconnu dans les anciennes cartes de géographie, qui commence à prévaloir, même à Genève, dès le milieu du siècle dernier, sur ceux de Mont-Maudit, Montagne-Maudite. Ajoutons que, jusque bien plus tard, on prenait encore, à Genève, le Buet pour le Mont-Blanc; c’est sans doute par suite de cette erreur qu’une aiguille voisine du Buet a gardé le nom de Mont-Maudit.
Il était réservé à notre siècle de fixer définitivement le nom, la position et l’altitude d’une merveille de la nature qui est bien notre à jamais, puisque la limite d’Etats avec l’Italie, tracée lors de notre dernière annexion à la France, passe par son pied méridional.
Il paraît que, jusqu’en 1741, les Chamoniards furent indifférents eux-mêmes à leurs cimes altières. Seuls les cristalliers ou chercheurs de cristaux, et les chasseurs de bouquetins et de chamois, s’aventuraient plus ou moins haut dans leurs contours. Ce n’est pas qu’ils ne fussent déjà de vaillants excursionnistes, courant beaucoup le monde, mais leur pays n’étant abordable qu’à dos de mulet, les étrangers n’allaient guère chez eux. On les rencontre effectivement en Piémont, en Suisse, en Allemagne, un peu partout, sans qu’on puisse assigner de date à ces instincts voyageurs, et il leur convient, à n’en pas douter, de vieille date, ce portrait qu’en a tracé de Saussure:
«Leur esprit est vif, pénétrant, leur caractère gai, enclin à la raillerie. Ils saisissent avec une finesse singulière les ridicules des étrangers, et ils les contrefont entr’eux de la manière la plus plaisante.»
Mais ce n’est qu’à dater des premières reconnaissances de leur pays par les savants et les touristes, que les Chamoniards, tout en gardant leur humeur voyageuse, l’ont en même temps reportée sur leurs montagnes.
Le naturaliste genevois leur rend encore ces excellents témoignages:
«Ils sont en général honnêtes, fidèles, très attachés à la pratique des devoirs de leur religion. Ce seroit, par exemple, en vain qu’on tenteroit de les engager à partir un jour de fête avant d’avoir entendu la messe. Ils savent être économes, et en même temps très charitables; on peut citer, non pas seulement des traits, mais des usages consacrés, qui témoignent de leur bienfaisance. Il n’y a chez eux ni hôpitaux, ni fondations en faveur des pauvres; mais les orphelins et les vieillards, qui n’ont aucun moyen de subsistance, sont nourris alternativement par tous les habitants de la paroisse: chacun à son tour les garde chez lui, et les entretient pendant un nombre de jours proportionné à ses facultés, et quand le tour est fini, on le recommence. Si un homme, par ses infirmités ou son grand âge, ne peut pas faire valoir son bien, et n’a pas de quoi entretenir des domestiques, ses voisins s’entendent entr’eux pour le lui cultiver. Il y a quelques années que l’Arve, en se debordant, avoit couvert de pierres et de gravier toutes les possessions d’un paysan, hors d’état de faire les frais nécessaires pour les déblayer, et qui par là se trouvoit entièrement ruiné. La communauté entière demanda au Curé la permission de consacrer à ce travail plusieurs jours de fête consécutifs. Jeunes, vieux, femmes, enfants, tous sans exception y travaillèrent sans relâche, jusqu’à ce que la terre fût remise en valeur; et on construisit même une digue pour la préserver à jamais de cet accident .»
Puisse le progrès, la civilisation, les idées modernes, tant d’autres choses à la mode, que leur portent aujourd’hui les heureux du siècle, avec le spectacle d’une vie souvent désœuvrée et à mœurs faciles, maintenir du moins parmi la génération actuelle, en même temps qu’une aisance toujours croissante, la vie sobre et les vertus patriarcales des bons aïeux!
Mais nous oublions que notre dessein n’était pas de trop nous écarter du Mont-Blanc.