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INTRODUCTION

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Table des matières

Brugg est une jolie petite ville du canton d'Argovie, située au confluent de l'Aar, de la Reuss et de la Limat. Je passais là, il y a quelques mois, par une de ces fraîches matinées d'été qui répandent tant de charme sur les riants paysages de la Suisse. Tandis que le conducteur de la diligence faisait une halte à l'hôtel de l'Étoile, je regardais avec une vive curiosité la situation pittoresque de cette cité helvétique, la rivière écumante, fougueuse, qui la traverse, et les vertes prairies et les collines ondoyantes qui l'entourent. «Regardez la nouvelle maison d'école, me disait un honnête professeur de Bâle qui voyageait avec moi; regardez le mur d'enceinte de la ville, où l'on voit un curieux bas-relief représentant une tête de Hun.» Mais je ne songeais ni à la nouvelle école ni aux anciennes sculptures de la bourgade argovienne. Brugg ne me rappelait qu'un nom, le nom de Zimmermann, et je n'étais occupé qu'à associer dans ma pensée l'aspect remarquable de cette ville au caractère distinct du célèbre physiologiste. Qui ne sait l'influence qu'exercent sur nous les lieux où s'est éveillée notre jeunesse, les premiers tableaux qui ont frappé nos regards, les premières impressions qui ont saisi notre esprit? Il y a des siècles que l'on a comparé, dans une image pleine de grâce, l'âme de l'homme à un vase qui conserve la saveur des parfums dont il a été imprégné. Ces parfums sont les conceptions naïves de notre enfance, les songes encore flottants, mais vifs et durables, que la vue du monde ou la contemplation de la nature a fait naître dans notre imagination. Buffon a, dans un de ses plus beaux traités, indiqué l'action diverse des climats sur l'organisation physique et le moral de l'homme. Un sage et respectable écrivain, M. de Bonstetten, a consacré tout un livre à cette même étude [1]. On pourrait étendre la question beaucoup plus loin, et démontrer que ces dispositions déterminées de l'esprit, qu'on baptise du nom de vocation, ne sont souvent que le résultat d'une impression accidentelle, spontanée, énergique, dont les parents les plus clairvoyants et les maîtres les plus habiles ne distinguent peut-être pas même la source. Combien de peintres ont dû la soudaine révélation de leur avenir à la vue d'un tableau qui fécondait, comme un ardent soleil, leurs facultés inertes! Combien de poëtes ont été, comme la Fontaine, émus subitement jusqu'aux larmes en entendant réciter une ode, et ont senti vibrer en eux les cordes d'une lyre jusque-là muette et étouffée! Combien de nobles magistrats ont été, dans les siècles derniers, disposés à la sévère attitude et au grand sentiment des fonctions judiciaires par la contemplation journalière des tableaux de famille, des conseillers en robe noire et des présidents à mortier qui les entouraient! C'est un argument qu'on n'a point assez fait valoir dans la loi sur l'hérédité de la pairie. On a répondu par des objections spécieuses à des raisons justifiées par l'expérience des siècles. Qu'un jeune homme, même dans ce temps d'idées excentriques et d'ambitions confuses, soit dès son enfance élevé en vue d'une dignité héréditaire dans sa famille, avec tous les souvenirs qui se rattachent à cette succession, avec les entretiens dont elle doit être à chaque instant l'objet essentiel, il est, on peut le dire, à peu près certain qu'à moins d'un vice d'organisation radical et incorrigible, le jeune homme saura plus que nul autre comprendre les devoirs que lui impose ce privilége de naissance et les accomplir.

A chaque pas que l'on fait dans l'étude de la nature humaine, on est saisi du rapport constant qui existe entre le monde moral et le monde physique. Telle plante ne dégénère et ne s'étiole que parce qu'elle n'est point placée sur son véritable terrain, et tel cœur n'est mauvais que parce qu'il s'est développé au milieu d'une atmosphère pernicieuse, dont il n'a pas eu le moyen ou la force de vaincre la funeste influence.

En thèse générale, deux sphères d'action exercent surtout un puissant empire sur notre caractère et nos goûts: la vie du monde et la solitude. Voici un homme qui, tout jeune encore, vous étonne par la souplesse de sa parole, par son genre d'esprit, vif, léger, prompt à la repartie, et disposé au sarcasme plutôt qu'à l'admiration. Voyez s'il n'a pas vécu de bonne heure au milieu d'un monde qui l'a façonné à ses mobiles allures, qui, en éveillant son attention sur les idées courantes, l'a habitué à glisser ingénieusement à la surface des choses et l'a détourné des conceptions sérieuses, dont l'étude gênerait la liberté de ses mouvements en absorbant une partie de ses facultés.

En voici un autre, au contraire, qui est grave et rêveur, qui dans les gazouillements variés d'un salon n'échappe qu'avec peine à la préoccupation d'une pensée secrète, qui n'accorde qu'un sourire de complaisance à mainte saillie soudaine dont tout le monde s'égaye autour de lui, mais qui conserve sous de froides apparences une constante ardeur et de nombreuses et faciles admirations. Remontez le cours de sa vie, et voyez si son enfance ne s'est pas écoulée dans le silence de quelque retraite, dans la contemplation de la nature, qui conduit l'imagination à la rêverie et porte le cœur à l'enthousiasme.

Nulle part l'influence de la nature ne se fait plus vivement sentir que dans les contrées montagneuses, où elle produit un effet saisissant et grandiose, et dans les régions du Nord, où les habitations champêtres sont pour la plupart disséminées à plusieurs lieues l'une de l'autre, où l'homme vit solitairement sur les rives d'un lac, aux bords d'une forêt. Nulle part aussi cette influence n'a été dépeinte avec tant d'enthousiasme et dans un si grand nombre de légendes et de croyances superstitieuses; car qu'est-ce que toutes ces histoires de nains mystérieux qui gardent des trésors dans les flancs des montagnes, d'elfes aériens qui dansent le soir dans les prairies, de Stromkarls, qui font vibrer leurs harpes d'argent dans le cristal des fleuves, sinon les vivants symboles de toutes les richesses profondes de la nature, de cette alma Venus si bien chantée par Lucrèce, et de toutes ces magiques harmonies qui sans cesse résonnent à l'oreille et charment la pensée de celui qui en a connu la suave douceur?

Si bienfaisante que soit cette action de la nature, il est possible cependant qu'elle suscite dans l'âme des luttes pénibles, qu'elle éveille des regrets insurmontables, et devienne, selon les circonstances, une cause de malheur. Si elle domine trop puissamment l'homme appelé à vivre dans le monde, elle jette sur son esprit une sorte de teinte nébuleuse qui obscurcit à ses yeux l'aspect des choses réelles; elle provoque dans sa pensée des apparitions mélancoliques qui ne s'accordent point avec la nette et lucide pratique des affaires. De là des combats intérieurs, des combats incessants, où l'on fatigue ses forces et sa volonté; de là un sourd mécontentement de soi-même, et le mécontentement des autres, auxquels on ne peut révéler une plaie si tenace et si indéfinissable, et près desquels on se trouve à tout instant méconnu, incompris; de là une irritation vivace, fréquente, qui, si elle n'est réprimée par une sage énergie, s'accroît avec les années, conduit peu à peu à l'isolement du cœur et aboutit à la misanthropie.

Le beau idéal d'une organisation morale et intellectuelle serait de pouvoir allier ces facultés poétiques, qui naissent dans la solitude par le sentiment de la nature, et ces facultés plus positives, plus actives, qui se développent dans le commerce du monde; de sympathiser avec tout ce qui est vraiment beau et honnête, et d'éloigner de soi toute idée exclusive. Mais il n'est donné qu'à bien peu d'hommes de maintenir en eux ce sage équilibre. On se laisse aller à un penchant qui dans le principe est très-rationnel et très-louable, mais qui peut être dangereux si, au lieu de le maîtriser, on lui laisse prendre tant de développement qu'il finisse par subjuguer notre volonté, et il peut résulter de là qu'on en vienne à faire d'une prédilection, qui était d'abord une qualité réelle, un défaut fatigant pour les autres et fatal pour soi-même. Telle fut la destinée de Zimmermann, et tout le secret de cette destinée est dans l'enceinte des murs et dans les pittoresques paysages de la petite ville de Brugg.

Il y a eu au XVIIe et au XVIIIe siècle plusieurs hommes illustres portant le nom de Zimmermann, et, chose remarquable, ils n'ont tous acquis leur illustration que par quelque idée excentrique. Le plus ancien des Zimmermann est un prédicateur de Dresde, né en 1598, mort en 1665, qui a laissé quinze cents sermons sur les livres de Samuel. Un autre, né en Hongrie, se signala par son zèle ardent pour la controverse théologique; un troisième, originaire du Wurtemberg, se passionna pour les idées mystiques de Jacob Bœhme, parcourut l'Allemagne et les Pays-Bas en prêchant dans toutes les villes, et devint le chef d'une secte exaltée. Il y a eu encore un Zimmermann, de Zurich, qui, après avoir longtemps occupé dans sa ville natale une modeste place d'instituteur, devint professeur de droit naturel, et écrivit en latin, sur toutes sortes de sujets, de nombreuses dissertations. Il y a eu un chevalier Zimmermann, de Livourne, qui, servant comme lieutenant dans les gardes suisses, composa plusieurs hymnes, et écrivit en vers allemands un Essai sur les principes d'une morale militaire. Il y a eu enfin un Zimmermann, simple teinturier du Palatinat, qui, possédé de la passion des voyages, s'enrôla comme matelot sur un des navires que Cook conduisait dans sa dernière expédition, et qui a écrit sur cette fatale exploration et sur la mort du célèbre navigateur anglais un petit livre où l'on trouve des détails généralement peu connus et curieux.

Le plus renommé de tous ces Zimmermann est celui dont nous voulons essayer de faire connaître le caractère et les œuvres: c'est Jean-Georges Zimmermann, auteur de deux ouvrages qui ont eu un succès européen: le Traité de la solitude et le Traité de l'orgueil des nations. Il naquit à Brugg, en 1728, d'une de ces familles patriciennes qui composèrent, dans la liberté des petits États helvétiques, une puissante et souvent très-arrogante oligarchie. Son père était sénateur. Sa mère était la fille de Pache de Morges, avocat au parlement de Paris. Zimmermann tient donc à la France par un des liens les plus étroits du cœur et par une des phases de son éducation. Dès son enfance, il apprit à lire, à parler le français, et ce qu'il y a de plus net, de plus vrai dans ses œuvres, nous pouvons, sans jactance nationale, l'attribuer aux premières impressions françaises qu'il dut recevoir de sa mère, et à celles qu'il éprouva plus tard en séjournant à Paris. Son père, qui était un homme fort instruit et fort éclairé, lui donna d'abord les meilleures leçons, et l'envoya, à l'âge de quatorze ans, terminer ses études à l'université de Berne. Après avoir, pendant cinq années, suivi avidement des cours de philosophie et de belles-lettres, l'âge étant venu pour lui d'entrer dans une carrière déterminée, il choisit la médecine, et les succès qu'il obtint dans la pratique de cette science prouvèrent assez qu'en prenant la résolution de s'y dévouer, il obéissait à un sage instinct. Le nom du célèbre Haller, son compatriote, retentissait dans toute l'Allemagne. Haller, après avoir étudié avec l'ardeur du génie la philosophie, les mathématiques, la botanique et l'anatomie; après avoir écrit un majestueux poëme sur les Alpes, Haller avait accepté une chaire de professeur d'histoire naturelle à l'université de Gœttingen, et Zimmermann voulut commencer ses études médicales sous la direction de ce grand maître. Le professeur comprit de prime abord la distinction d'esprit de l'élève, et l'élève voua au professeur un culte affectueux, dont on retrouve la touchante expression à maint endroit du Traité sur la solitude. Entré à l'université de Gœttingen en 1747, Zimmermann en sortit en 1751, avec le grade de docteur. Tout en consacrant la plus grande partie de son temps à l'instruction spéciale qui était son but, il lisait et relisait sans cesse les poëtes de l'antiquité, et étudiait avec amour la littérature française et anglaise. C'est ainsi qu'il acquit une érudition philosophique, poétique, qui est une des qualités distinctives de ses œuvres. De Gœttingen, il s'en alla faire un sérieux et fructueux voyage en Hollande, en France, et retourna à Berne, où il devait retrouver Haller, à qui une santé délabrée par les travaux de la science ne permettait pas de continuer plus longtemps les pénibles fonctions du professorat. Zimmermann commença, à Berne, sa carrière littéraire par quelques articles insérés dans le Journal helvétique. Il épousa une jeune veuve, parente de son maître, et peu de temps après son mariage, la place de médecin de Brugg étant devenue vacante, le jeune docteur la demanda, l'obtint, et retourna avec un titre officiel dans sa ville natale.

Ici commence pour lui une de ces existences toutes pleines de nobles aspirations et d'amères inquiétudes, une de ces existences qui présentent à l'œil attentif du physiologiste une série d'observations compliquées et une large source d'enseignements utiles.

Dès sa première jeunesse, il avait ressenti le charme de cette nature des bois et des montagnes, qui donne à l'esprit des habitudes rêveuses. L'étude des poëtes détermina en lui un penchant prononcé à la mélancolie, et lorsqu'il revint, après dix ans d'absence, dans sa cité natale, il y fut, dès son arrivée, fortement saisi par les tendres impressions de son enfance, par le vif sentiment d'une contrée toute poétique, et par l'aspect glacial d'une société vulgaire. Il rentrait là avec une rare variété de connaissances, après avoir recueilli les plus hautes leçons de la science, visité les écoles les plus célèbres, et suivi avec amour l'immense mouvement intellectuel de l'Allemagne, de la France, de l'Angleterre. Il se trouvait, avec sa supériorité, enlacé, enchaîné dans un cercle de petits bourgeois, où personne ne pouvait le comprendre, où son savoir et ses idées élevées devaient à tout instant choquer quelque préjugé héréditaire, quelque banale coutume, où le titre de savant n'inspirait aux uns qu'un stupide dédain, et à d'autres une jalouse défiance. Kotzebue et Picard nous ont dépeint, dans deux comédies spirituelles, les mesquines passions, les rivalités inquiètes, les ridicules des petites villes, et ces comédies n'ont eu tant de succès que parce qu'elles représentent malheureusement un état de choses trop vrai, et reconnu de tout le monde. Zimmermann a, dans ses livres, ajouté plusieurs traits à l'œuvre du poëte allemand et du poëte français; mais le tableau qu'il trace des misères intellectuelles d'une petite ville, si comique qu'il soit au fond, ne peut faire rire le lecteur, car on y reconnaît l'empreinte d'une âme qui a douloureusement souffert. C'est, sous la forme d'une esquisse satirique, une plaintive élégie, un accent profond de tristesse.

L'une des plus pénibles situations que l'on puisse imaginer dans ce monde est celle qui condamne un homme à vivre dans une sphère qui n'est pas la sienne, à remplir chaque jour des obligations factices pour lesquelles il ne ressent qu'un insurmontable mépris, à se voir enfin surpris dans sa force et son ardeur, et enveloppé, comme Gulliver, du réseau des Lilliputiens. En d'autres termes, là où il n'y a pas pour les hommes d'un esprit distingué, sympathie de cœur, libre élan de la pensée, attraction et confiance, il y a froissement, et si ce froissement se renouvelle chaque jour, à chaque heure, il est facile d'en comprendre les désastreuses conséquences.

Zimmermann en était là. Après avoir reconnu, comme un voyageur sagace, la froide aridité de la route qu'il était appelé à parcourir, il essaya de trouver dans l'étude une consolation aux souffrances morales qui le menaçaient. Il se remit à lire ses auteurs favoris, et il composa dans la retraite plusieurs ouvrages qui lui firent promptement une assez grande réputation. Quelquefois aussi il s'échappait de la bourgade où il se sentait si souvent humilié, oppressé, et il s'en allait à travers les campagnes respirer, avec la gaieté d'un enfant, l'air libre, le parfum des prairies, et contempler avec l'enthousiasme d'un poëte les vastes sommités des montagnes et la merveilleuse splendeur des Alpes. Dans une des plus belles pages de son livre sur la solitude, il a dépeint en termes touchants les sensations qu'il éprouvait dans ses promenades solitaires. Il raconte qu'il allait s'asseoir sur une colline d'où ses regards et ses rêves planaient sur un immense paysage: d'un côté, le riant vallon arrosé par les flots écumeux de l'Aar et les ondes plus paisibles de la Reuss et de la Limat; de l'autre, les mélancoliques coteaux parsemés de ruines, les vieux murs des châteaux de Habsbourg et d'Altenbourg; çà et là, des bois aux teintes variées, des vignes couvrant les collines de leur feuillage dentelé, et à l'horizon, la magnifique chaîne des Alpes, les neiges éternelles, tantôt blanches et pures comme l'argent, tantôt voilées par un nuage sombre, et tantôt étincelantes aux rayons du soleil, comme des couronnes d'or et des colliers de diamants. Quand le pauvre rêveur avait lentement savouré la magique beauté de toutes ces scènes si douces et si grandioses; quand il avait senti le charme de la nature pénétrer comme un baume vivifiant dans les plaies de son âme, il reportait ses regards vers la monotone cité où il allait passer la meilleure partie de ses jours; dans la salutaire émotion qui le dominait alors, il se reprochait de n'avoir pas eu plus de patience avec ses concitoyens, et quand je rentrais, dit-il, dans l'enceinte de la ville, avec la joie intérieure que je venais d'éprouver, je tendais amicalement la main à chacun de mes voisins, et je saluais respectueusement monsieur le bourgmestre.

Mais cette condescendance ne durait pas plus longtemps que le sentiment du bien-être moral qui dilatait son âme. Bientôt Zimmermann se retrouvait, comme un oiseau captif, à l'étroit dans sa cage sombre, et cette aspiration vers une existence plus large et plus libre, et ce manteau de plomb qui pesait sur sa destinée lui causaient une souffrance mortelle. Ah! combien d'hommes dont le nom est cité avec honneur, dont le sort semble paisible et assuré, dont on envie peut-être la position calme et attrayante en apparence, et qui succombent intérieurement dans ce rude conflit d'un rêve idéal et d'une impérieuse réalité! Un jour arrive pourtant où le regard le moins clairvoyant remarque qu'ils languissent, qu'ils s'affaissent; on se demande alors d'où leur vient ce subit abattement, et l'on ne sait pas que celui dont le visage pâle, l'œil éteint révèlent à tout le monde une si profonde souffrance a épuisé ses forces dans cette lutte incessante contre deux puissances fatales qui le dominaient de côté et d'autre et ne lui laissaient ni trêve ni repos.

Zimmermann passa quatorze années dans cette douloureuse agitation, sur ce champ de bataille où il faut immoler tant de chères pensées et tant de pieuses affections. La mélancolique rêverie, à laquelle il s'abandonnait dès sa jeunesse, prit de jour en jour un plus grand ascendant sur lui. Il s'éloigna des sociétés que sa position lui faisait un devoir de fréquenter, et se jeta avec une sorte de désespoir dans une austère retraite; et plus il s'abandonnait à cette prédilection, plus l'image du monde s'assombrissait à ses yeux.

Cependant ses œuvres avaient eu du retentissement parmi les hommes les plus éclairés. On le citait en Suisse et en Allemagne comme un savant médecin et comme un remarquable écrivain. Une épidémie ayant éclaté en Suisse, il la traita avec une rare habileté, et publia sur cette maladie un livre qui obtint un grand succès dans les facultés médicales.

Trois ans après, on lui offrit la place de premier médecin du roi d'Angleterre à Hanovre, et il l'accepta. A peine arrivé dans cette ville, il regrettait, par une de ces tristes bizarreries de la nature humaine, la morne cité où il avait tant souffert, et qu'il avait tant de fois maudite au fond de son cœur. Bientôt il eut le malheur de perdre sa femme, à laquelle il avait voué la plus tendre affection, puis il vit s'éteindre sous ses yeux, dans une invincible consomption, sa fille, qu'il adorait, et dont il a parlé dans son livre avec un profond attendrissement. Il ne lui restait qu'un fils, dernier espoir de son nom, dernier objet de ses vœux et de ses sollicitudes. Le ciel ne lui accorda pas la joie de le conserver. Ce fils mourut tout jeune, dans l'égarement de la raison, soit par un excès de travail qui avait anéanti ses forces, soit par l'effet d'un vice organique.

A cinquante-deux ans, le malheureux Zimmermann, dépouillé, par ces trois catastrophes, de tout ce qui pouvait encore faire vibrer doucement quelques cordes dans son cœur, essaya de se rattacher aux pures joies de la vie en se mariant de nouveau. Il épousa la fille d'un de ses collègues, et ni ce mariage, qui, malgré la grande disproportion d'âge existant entre lui et sa jeune femme [2], ne lui causa jamais aucun pénible sentiment de jalousie, ni l'honorable position dont il jouissait, ni les témoignages de distinction qu'il recevait de toutes parts, ne purent subjuguer dans son esprit cette mélancolie invétérée qui peu à peu prenait tous les caractères d'une noire misanthropie.

Pour comble de malheur, il se lança dans une polémique ardente, passionnée, où il attaquait un grand nombre de savants d'Allemagne. C'était à l'époque où les premiers symptômes de la révolution française jetaient la surprise et la terreur dans le monde entier. Zimmermann, qui avait tant de fois proclamé dans ses ouvrages les principes de liberté, fut effrayé de cette liberté si violente et si impétueuse. Il accusa toute une secte de philosophes allemands, qu'il appelait les illuminés, d'avoir propagé les idées les plus subversives. Dans son alarme, il en appelait aux rois, aux princes des États germaniques, et les conjurait d'user de tout leur pouvoir pour réprimer les excès d'une prétendue philosophie qui menaçait d'anéantir la religion et de bouleverser les empires. Plusieurs personnages considérables l'appuyèrent dans cette lutte où il s'était jeté si hardiment, et l'empereur Léopold II accueillit ses écrits avec une faveur marquée; mais, bientôt après, ce souverain mourut, et Zimmermann, privé de cette puissante protection, resta en butte aux récriminations, à la colère d'un parti fanatique et implacable.

Cette dernière lutte acheva d'accabler dans sa constante mélancolie le pauvre Zimmermann. Il tomba dans un état de fièvre misanthropique, où il voyait se dresser devant lui les fantômes les plus hideux, où il se sentait à tout instant saisi par des terreurs imaginaires qui le faisaient trembler. «Je cours risque, écrivait-il en 1794 à son ami Tissot, d'être obligé de fuir bientôt comme un pauvre émigré, d'abandonner ma maison, avec la chère compagne de ma vie, sans savoir où reposer ma tête, sans trouver un lit pour y rendre le dernier soupir.»

Il était à cette époque dans un tel état de langueur qu'il avait besoin de recourir aux plus fortes potions de laudanum pour obtenir un peu de sommeil. Il essayait cependant encore d'accomplir ses devoirs de médecin; on le conduisait en voiture chez ses malades, mais il arrivait près d'eux tellement affaibli, que parfois, en s'asseyant à une table pour écrire une ordonnance, il s'évanouissait. Un voyage dans le Holstein, qu'on lui prescrivit comme un moyen de distraction, ne lui procura qu'un faible soulagement. De retour à Hanovre, il tomba dans un marasme où toutes ses facultés s'éteignirent; il se voyait, dans son délire, réduit à la dernière mendicité, condamné à mourir de faim, et ce sage philosophe, qui a exprimé dans ses livres tant de nobles pensées, qui a parlé en termes si touchants de la paix de l'âme, des charmes de la solitude, des salutaires effets du travail; cet homme dont les bienfaisants écrits ont ramené le calme et porté la consolation dans tant de cœurs inquiets et affligés, mourut sans consolation. Étrange et funeste exemple de ces égarements de l'imagination dont il avait si souvent et si dignement dépeint les dangers! Sa mort est comme une dernière page à ajouter à celles qu'il a écrites, un dernier et douloureux enseignement à joindre aux leçons de morale qu'il réunissait avec une intelligence si belle et dans un but si louable.

Zimmermann se rendit aussi célèbre par son expérience médicale que par ses écrits philosophiques. En 1785, Frédéric le Grand, frappé de la maladie dont il devait mourir, l'appela à Sans-Souci, pour avoir ses conseils. En 1789, il reçut l'ordre de se rendre à Londres, pour assister le roi d'Angleterre, qui était aussi très-souffrant; mais cette fois il n'accomplit pas en entier sa mission, car il apprit à la Haye que l'auguste malade était hors de danger. Il a écrit sur la médecine plusieurs ouvrages qui ont été dans le temps fort appréciés des hommes de l'art, et que l'on a traduits en français. Ne pouvant le juger à ce point de vue spécial, nous essaierons seulement de faire connaître ses œuvres de morale, c'est-à-dire son Traité de l'orgueil national et l'Essai sur la solitude. Nous ne parlons pas de deux autres ouvrages sur Frédéric le Grand, qui ne renferment que des réflexions de circonstance, des faits connus aujourd'hui de tout le monde, et des anecdotes qui échappent à l'analyse.

Le Traité de l'orgueil national mérite d'être classé parmi les bons écrits des moralistes modernes. On n'y trouvera ni la mâle et noble concision de Vauvenargues. ni l'intelligente sobriété de la Bruyère, ni la sévérité d'axiomes de la Rochefoucault, mais une teinte douce, unie à une grave pensée, et un ton humoristique soutenu par de nombreuses et piquantes citations.

L'auteur part de ce principe que tous les hommes sont dominés par l'orgueil, enfant de l'amour-propre, amour-propre de naissance, de talent, de fortune, qui se manifeste à tous les âges, et se retrouve dans toutes les conditions. «Est-il bien vrai, demandait, à Londres, un maître à danser français, que M. Harley ait été fait comte d'Oxford et grand trésorier d'Angleterre?—Oui, lui répondit-on.—Je ne conçois pas ce que la reine trouve de merveilleux dans ce Harley. J'ai perdu deux ans avec lui sans pouvoir lui apprendre à danser.»

L'amour-propre, dit Zimmermann, donne à l'homme une fausse idée de sa valeur, et corrompt ses idées sur le mérite des choses. L'oisif se raille de l'homme d'étude; le joueur regarde comme un profond ignorant celui qui ne connaît pas les cartes; le bourgmestre, gonflé de sa vaine importance, demande, avec une orgueilleuse satisfaction de sa propre personne, à quoi peut servir le pauvre être qui a le temps de faire un livre. Même fatuité parmi les savants, et même injustice à l'égard de leurs émules. Le naturaliste affecte un sublime dédain pour les opinions du médecin; le physicien, qui met sa gloire à électriser une bouteille, ne comprend pas que le monde puisse s'amuser à lire de fades discours sur la paix et sur la guerre; l'auteur d'un in-folio méprise celui qui n'écrit qu'un in-douze; le mathématicien méprise tout. On demandait un jour ce que c'était qu'un métaphysicien. «C'est un homme qui ne sait rien, répondit un mathématicien.»

Il en est des nations entières comme des individus dont elles se composent. Chaque peuple s'attribue quelque qualité qu'il refuse à ses voisins. Chaque village, chaque ville, chaque province a son orgueil particulier, et chaque citoyen reçoit, comme par reflet, une partie de l'orgueil général. Dans quelques cités républicaines de la Suisse, on ne regarde que comme de pauvres gens, bien peu favorisés de Dieu, les étrangers. Un jour, on disait à un marchand d'une de ces cités qu'un prince d'Allemagne était amoureux de sa fille.—«Qu'il y vienne! répondit-il fièrement; pense-t-on que je voudrais donner ma fille à un homme qui n'est pas citoyen?»

La même supériorité dédaigneuse que les hommes affectent l'un à l'égard de l'autre, on la retrouve dans l'esprit vaniteux des différentes nations. Le Groënlandais n'a qu'une estime très-modérée pour le Danois; le Kalmouk se croit bien préférable au Russe; le nègre, dépourvu de toute espèce d'instruction, est extrêmement vain. La plupart des peuples ressemblent en ce point à cet Espagnol qui disait que c'était un grand bonheur que le diable, en essayant de tenter Jésus-Christ par l'aspect de toutes les contrées qu'il lui montrait, ne se fût pas avisé de lui faire voir l'Espagne, car assurément le Fils de Dieu n'aurait pu résister à la tentation.

Les fabulistes indiens racontent qu'il existe une contrée dont tous les habitants sont bossus. Un jeune homme beau et bien fait y arrivant un jour fut à l'instant entouré d'une multitude de gens qui, en le regardant, éclataient de rire. L'un d'eux, touché pourtant de l'embarras de l'étranger, prit la parole et leur dit: «Arrêtez, mes amis; n'insultez pas à l'infirmité de ce malheureux. Si le ciel nous a faits beaux, s'il a orné notre corps de cette bosse majestueuse, allons au temple lui rendre grâces de ce bienfait.»

Zimmermann passe tour à tour en revue les diverses prétentions sur lesquelles chaque peuple appuie ses idées de supériorité et ses raisons de dédain à l'égard des autres. Celui-ci vante sa lointaine origine, perdue dans la nuit des temps; cet autre, sa religion, ou sa constitution politique, ou sa bravoure. Les Égyptiens se regardaient comme les plus anciens habitants de la terre; les Arcadiens ne voulaient pas croire à l'astrologie, parce qu'ils prétendaient être nés avant la lune. Les Japonais se croient issus directement des dieux. La première de leurs divinités établit sa demeure au Japon, qu'elle avait créé avant le reste de la terre. Avec ses six descendants, qui gouvernèrent le pays pendant une longue suite de siècles qu'il est impossible d'énumérer, elle composa la première dynastie des esprits célestes; les trois premiers dieux n'avaient point de femmes, ils engendraient par eux-mêmes, et donnaient le jour à ceux qu'ils avaient conçus. Les autres, associés chacun à une femme, se reproduisirent cependant d'une façon incompréhensible. Puis il en vint un qui apprit de l'oiseau Isiatadakki une autre manière d'engendrer, et son union avec les femmes fit perdre la nature divine à ses descendants. Les peuples de l'Indoustan font remonter, au dire de Bernier, l'origine de leur langue sanscrite à des milliers d'années; les habitants du Paraguay disent que la lune est leur mère. Quand elle s'éclipse, ils sortent à la hâte de leurs cabanes, poussent des hurlements affreux, et lancent des flèches en l'air pour épouvanter le chien qui veut la manger.

Le docte auteur de ce livre se trompe pourtant, lorsqu'il ajoute à ces exemples de crédulité populaire à une antiquité fabuleuse, l'exemple de la Suède. C'est Rudbeck seul qui, dans son Atlantica, a conté des fables merveilleuses continuées par quelques-uns de ses adeptes, mais rejetées par le peuple suédois, qui pourtant s'attribue aussi une assez belle et pompeuse origine.

Dans le chapitre sur la religion, Zimmermann exprime ces idées philosophiques du XVIIIe siècle, qui se résumaient en un agréable déisme. «Les hommes, dit-il, ne devraient pas se damner si légèrement. Nous paraîtrons au tribunal d'un Dieu d'amour qui jugera la fidélité et la sincérité de notre conduite. Si l'on ne prend pas le chemin le plus court et le plus aisé, on ne laisse pas d'arriver au but, quand on croit à la nécessité d'une vie pure et vertueuse, et aux promesses de la religion.» Les Turcs sont convaincus que le patriarche Abraham était un vrai musulman. L'Arabe, persuadé de l'infaillibité de son calife, rit de la sotte crédulité du Tartare, qui croit son lama immortel. Une plume d'oiseau, une corne, une coquille, une racine consacrée par quelques mots mystérieux, sont pour les nègres un grave objet d'adoration. Les habitants des montagnes de Bata sont persuadés que tout homme qui mange avant sa mort un coucou rôti est saint, et se moquent de l'Indien, qui croit à la puissante influence de la vache conduite près du lit d'un malade. Les Japonais rendent à leur Daïri des honneurs divins. La terre n'est pas digne de le porter. Le soleil ne mérite pas de luire sur sa tête. On a tant de respect pour la sainteté de sa chevelure, de sa barbe et de ses ongles, qu'on n'ose les lui couper que pendant son sommeil, parce qu'alors le service qu'on lui rend est regardé comme un larcin qui ne peut le souiller. Autrefois, il était obligé de s'asseoir sur un trône pendant quelques heures de la matinée, et de se tenir dans le plus complet état d'immobilité, car on croit que le feu, la guerre et les autres fléaux désoleraient les provinces de l'empire, s'il soulevait seulement les paupières.

Le plus sot orgueil est celui qui naît de l'ignorance. Les Chinois nous en donnent un étonnant exemple. Enfermés dans l'enceinte de leur immense muraille, absorbés dans l'étude de leurs propres lois et de leur propre langue, les lettrés chinois, les mandarins, ne regardent les autres contrées que comme de misérables pays indignes de correspondre avec le leur. Ils se sont fait une géographie d'une nature curieuse. Pour eux, la terre est un grand carré dont la Chine occupe au centre la plus large, la plus belle partie. Les autres empires ne sont que de pauvres régions, jetées çà et là, comme de petites îles créées par hasard. Leur patrie s'appelle Chou-Koui, royaume du Milieu, et Lien Hia, c'est-à-dire royaume qui renferme tout ce qui est sous le ciel. Quant à ces malheureuses îles, que Dieu a dispersées d'une main dédaigneuse autour du Céleste Empire, l'une est, disent-ils, habitée par des nains qui vivent entassés les uns sur les autres, comme les grains d'une grappe, de peur d'être enlevés par les aigles et les vautours; dans une autre, les habitants ont un trou dans la poitrine, on leur met un bâton dans ce trou pour les transporter en différents cantons. Le reste à l'avenant.

Depuis les récentes guerres de la Chine avec l'Angleterre, il est probable que les Chinois ont modifié leurs idées cosmographiques, et ils pourraient bien envisager aujourd'hui cette île britannique, qui leur impose si durement ses lois oppressives, comme un pays assez formidable; cependant, un de nos fonctionnaires, arrivé tout récemment de Macao, nous disait, il y a quelques jours, que le Portugal, avec lequel ils ont eu de fréquentes relations, passait à leurs yeux pour la plus puissante et la plus large contrée du globe, après la leur.

Après avoir ainsi retracé toutes les fausses idées de suprématie qui dominent les différents peuples, soit par un sentiment exagéré de leur propre valeur, soit par un injuste dédain à l'égard des autres peuples, dont ils ne connaissent pas, ou dont ils affectent de ne pas connaître le mérite particulier, le philosophe bernois se plaît à développer tous les sentiments d'orgueil légitime qu'une contrée peut avoir, et qu'elle doit prendre à tâche de conserver: souvenirs d'une gloire nationale, tentatives généreuses, actions d'éclat sur le champ de bataille, conquêtes scientifiques et littéraires. Il engage les peuples à se rappeler sans cesse la sagesse de leurs aïeux, les grandes pages de leur histoire, afin de se fortifier par là contre les adversités présentes, de s'affermir dans une ardente pensée d'étude, d'amélioration sociale, de patriotisme, et de rendre leur avenir digne de leur passé.

Ce livre présente, comme on le voit, les deux faces complètes d'une immense question: critique sévère d'un grave et dangereux défaut, image brillante d'une qualité populaire qui doit avoir la puissance d'une vertu. On lit dans le privilége qui fut accordé, en 1768, à la traduction en français de ce traité de Zimmermann, le passage suivant: «J'ai jugé cet ouvrage d'autant plus digne de l'impression, que l'auteur y montre beaucoup de justesse et de solidité de raisonnement.» Par cette solidité de raisonnement, Zimmermann en était venu à prédire les tempêtes qui devaient bouleverser la France et agiter toute l'Europe. «Nous touchons, dit-il dans ce même livre sur l'orgueil national, à une grande révolution dans ce siècle, où la lumière commence à jaillir une seconde fois des ténèbres. On remarque une sorte de nouvelle résurrection en Europe. Les nuages de l'erreur et de la crainte se dissipent. Fatigué d'un long esclavage, on brise les chaînes des anciens préjugés pour réclamer les droits de la raison et de la liberté. La lumière et l'esprit philosophique répandus de toutes parts, les vices qu'ils font apercevoir, les assauts qu'on livre aux fausses croyances du temps, annoncent, dans les opinions, une hardiesse qui dégénérera en une audace criminelle, qui causera aux uns la perte de leur liberté, à d'autres celle de leur fortune, qui fera abattre des têtes, et substituera malheureusement les sophismes de l'erreur à la saine logique.» Une quarantaine d'années plus tard, la prédiction sinistre de Zimmermann n'était que trop bien vérifiée. Le philosophe avait acquis, par ses sages réflexions, le don de prophétie que les anciens accordaient à l'intuition du poëte.

Le Traité de la solitude date de la jeunesse de Zimmermann. Ce n'était d'abord qu'une dissertation très-restreinte, qu'il composa dans sa petite ville de Brugg, en 1766. Trente ans après, il reprit ce premier travail et en fit quatre gros volumes [3]. Peu de livres allemands ont obtenu en Europe un succès plus populaire que celui-ci. Il a été traduit dans toutes les langues, et reproduit en France plusieurs fois; mais personne, que je sache, ne s'est avisé de le traduire en entier, car c'est une œuvre qui joint, à de remarquables qualités de pensée et de style, tous les lourds défauts qu'on ne remarque que trop souvent dans les productions de la littérature allemande. Il y a là des longueurs fastidieuses, des dissertations infinies qui ne touchent que par un faible côté au sujet que l'auteur a pris à tâche de traiter, des observations répétées jusqu'à la satiété, parfois même, à quelques centaines de pages, des contradictions manifestes. Il semble que Zimmermann, en composant ce livre, se soit laissé aller tout simplement au plaisir d'écrire les réflexions qui lui venaient à l'esprit dans certains moments de retraite et de silence, sans s'apercevoir que quelques semaines, quelques jours peut-être auparavant, il avait déjà dit les mêmes choses, à peu près dans les mêmes termes, ou que, selon une influence accidentelle, il démentait précisément l'opinion qu'il avait exprimée dans une autre disposition d'esprit. Notons encore, en signalant les parties défectueuses de ce livre, que Zimmermann, subjugué par les maximes philosophiques de son temps, se lance à tout propos dans une ardente polémique contre les cloîtres et contre toutes ces vives croyances décorées, par le XVIIIe siècle, du nom de fanatisme. Notons encore qu'en puisant une grande part de ses idées dans le cercle fort restreint où sa vie était enfermée, dans des incidents passagers, il donne par là même fréquemment à son œuvre une couleur trop locale, trop éphémère, et atténue d'autant le caractère de généralité qu'elle devrait avoir.

Les Anglais ont fait des quatre volumes diffus de Zimmermann un joli volume qui figure honorablement dans la collection des British Classics de Walker. Mercier, qui le premier fit connaître cet ouvrage en France, M. Jourdan, à qui nous en devons une traduction qui annonce une parfaite connaissance de la langue allemande, et quelques autres traducteurs ont considérablement abrégé cet ouvrage, et nous croyons qu'il doit être plus abrégé encore.

Il en est de beaucoup de livres allemands comme de ce fruit du cocotier dont le suc est caché sous un épais tissu de membranes filandreuses, et celui-ci est assurément l'un de ceux où l'on trouve le plus de séve et de saveur quand une fois on l'a dégagé des pages oiseuses, des répétitions monotones, des digressions superflues qui en dérobent à tout instant les qualités essentielles.

Zimmermann a écrit ce livre avec une tendre mélancolie et un sage esprit d'observation. Il est l'apôtre fervent de la solitude; mais il n'en représente les avantages qu'après en avoir d'abord signalé les inconvénients. «L'homme est né, dit-il, pour vivre en société; il a des devoirs à remplir dans le monde, devoirs de citoyen, de famille, de relations affectueuses. Il ne doit pas briser la chaîne de ces devoirs pour se retrancher dans la retraite avec un froid égoïsme ou une sauvage misanthropie. Si la solitude calme et apaise les passions les plus fougueuses, il est possible aussi qu'elle les entretienne et leur donne un essor plus impétueux. Il faut, pour en goûter la salutaire influence, y porter des pensées de travail, des idées de raison. Rien de meilleur, en certains moments de la vie, qu'une solitude sage et dignement occupée; rien de plus dangereux qu'une solitude où l'on ne porte que de mauvais penchants, qu'on ne cherche point à corriger, et des habitudes de désœuvrement.»

Après avoir fait ses réserves de morale et de philosophie, l'auteur développe avec un charmant abandon le côté le plus attrayant de son idée favorite, les avantages de la solitude pour l'esprit, pour l'imagination, pour le cœur. Tantôt il dépeint avec un enthousiasme poétique les grandes scènes de la nature qui doivent attirer nos regards et charmer notre pensée, les douces joies de la vie paisible et solitaire; tantôt il évoque tous les souvenirs de ses études et cite l'exemple des hommes les plus célèbres qui ont trouvé dans la retraite un repos et une satisfaction intérieurs qu'ils avaient vainement cherchés dans un tumulte splendide; tantôt enfin, il prend l'accent pénétré d'un père qui parle à ses enfants, d'un maître qui donne une amicale leçon à ses élèves, il enseigne à ses lecteurs l'amour de la solitude, les modestes vertus, les pieux désirs qu'ils doivent y porter, et leur fait un tableau touchant du bonheur qu'ils y goûteront.

Il tombe souvent dans d'injustes exagérations quand il décrit les vices, les périls et les ennuis du monde. On voit que cette image, sur laquelle il revient sans cesse, a été tracée avec une amère pensée, d'après cette société des petites villes, où il éprouva tant de vives souffrances, cette société mesquine, jalouse, qui n'est occupée que de sa sotte importance et de ses misérables rivalités. Mais il n'est personne qui, tout en s'honorant de fréquenter un monde plus élevé que celui dont le pauvre Zimmermann fut presque toujours entouré, qui, tout en recherchant avec empressement les entretiens, le mouvement des salons, n'éprouve aussi mainte fois ce vide douloureux de l'âme, dépeint en termes saisissants dans ce livre sur la solitude, et n'aspire avec une triste ardeur au silence, à la liberté de la retraite. Il n'est personne aussi qui, dans les jours d'adversité, dans les heures de deuil, n'ait compris, comme Zimmermann, que les relations du monde, même du monde le plus noble, le plus choisi, ne brisent point l'aiguillon de la souffrance, et qu'il faut chercher dans la solitude la plante qui guérit les blessures du cœur.

Toutes ces vérités ne sont, sans doute, pas neuves; mais le sage philosophe a su leur donner un nouvel attrait par la vive conviction avec laquelle il les exprime, par les exemples qu'il y joint et les réflexions personnelles qui en sont le développement.

Quand cet ouvrage parut, Catherine II envoya à l'auteur une bague en diamants, une médaille d'or à son effigie, avec un billet écrit de sa main: «A M. Zimmermann, pour le remercier des excellentes recettes qu'il a données à l'humanité dans son livre sur la solitude.»

La puissante impératrice de Russie n'a été, dans cette démonstration, que le splendide interprète des sentiments de tous ceux qui liront ce livre, non point comme on lit un roman, en courant d'une page à l'autre, mais avec une pensée sérieuse et réfléchie. Pour les natures tendres et mélancoliques, c'est une œuvre d'un parfum exquis, pour les gens du monde un utile conseil, pour les hommes d'étude un salutaire encouragement. On aimera à l'avoir près de soi dans ses moments de retraite, et l'on y reviendra surtout dans ses jours de douleur comme on revient à une douce et affectueuse parole.

X. MARMIER.

XXVIII

La solitude

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