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CHAPITRE III
DES INCONVÉNIENTS GENERAUX DE LA SOLITUDE
ОглавлениеLe penchant à la solitude ne se concilie pas toujours, comme nous l'avons vu, avec une parfaite rectitude de bon sens, ni avec un calme de caractère disposé à glisser comme une ombre paisible sur le théâtre du monde. Il y a déjà des inconvénients dans l'éloignement ordinaire de la société, et l'on en rencontre de plus grands lorsqu'on fuit les hommes avec obstination.
Tous les défauts des solitaires ne sont point le résultat de la solitude. Ils peuvent provenir de diverses autres causes, et si on entre dans la solitude avec de mauvais penchants, il est à craindre qu'elle ne les augmente.
Nous voulons essayer de reconnaître les bons et les mauvais effets de la solitude, selon les différents caractères, afin de pouvoir dire dans quel cas elle est nuisible et dans quel cas elle est à désirer. Nous devons examiner comment elle procure autant de satisfaction que les relations de société, et dans quel but il est utile que les hommes s'éloignent des autres hommes. Je ne parlerais point des inconvénients de la solitude, si je ne voulais écrire, comme beaucoup d'autres, qu'un roman sur ce sujet; mais mes intentions sont plus sérieuses.
L'homme, dans l'oisiveté de la solitude, est comme une eau stagnante, qui n'a point d'écoulement et qui se corrompt. L'inaction complète ou la tension trop grande des forces de l'esprit nuisent également au corps et à l'âme.
Chaque organe du corps humain se fatigue dans un travail sans relâche. L'esprit se fatigue de même lorsqu'il voit toujours les mêmes objets, qu'il poursuit le même labeur et porte le même fardeau. La solitude accable celui qui, dans un état de langueur, ne peut s'occuper en lui-même ni avec lui-même. Il succombe au moindre effort, lorsque le devoir ou la passion ne le raniment pas, et l'ardeur de son esprit s'éteint dans un morne isolement, dans une sombre mélancolie. Alors il convient de rechercher la société des hommes honnêtes et aimables, jusqu'à ce qu'on ait repris quelque goût au travail et qu'on retrouve en soi-même quelque satisfaction.
Sans la variété, sans la distraction, l'homme s'engourdit dans la solitude, lorsqu'il n'a pas assez de force pour soutenir longtemps un difficile effort. Ses idées prennent un caractère de roideur et d'inflexibilité, ses points de vue lui semblent préférables à tous ceux des autres, et il finit par ne plus estimer que lui-même; tandis qu'au contraire la société améliore notre caractère et nos habitudes, en nous accoutumant à supporter la contradiction et à vivre avec des personnes qui ne pensent pas comme nous.
Il y a encore, dans la solitude, un autre danger: c'est qu'en s'y retirant, on ne vienne à se plaire trop à soi-même. Les gentilshommes qui habitent la campagne y contractent souvent l'habitude de parler avec tant de roideur, de soutenir avec tant d'opiniâtreté les opinions les plus déraisonnables, qu'il devient presque impossible de traiter une affaire avec eux. Platon disait que l'orgueil, l'obstination, la roideur de caractère, étaient un effet constant de la solitude, et qu'on ne devait point en être surpris, parce qu'un homme qui vit seul ne songe à plaire à personne autre qu'à lui-même. Il s'imagine pouvoir faire tout ce qu'il veut, parce que ses valets exécutent tout ce qu'il ordonne.
Il est difficile de détruire le profond respect que certains solitaires conservent pour leurs fantaisies et l'admiration qu'ils ont pour eux-mêmes. Intimement convaincus que leurs idées sont d'une origine divine, qu'elles leur ont été inspirées par le ciel même, ils citent au tribunal de Dieu comme des criminels tous ceux qui n'ont point ces mêmes idées.
La solitude a aussi des inconvénients pour les savants, à quelque classe qu'ils appartiennent. Beaucoup de savants vivent entièrement seuls ou au milieu d'un cercle très-restreint, et se trouvent hors de leur élément lorsqu'ils quittent leur cabinet d'étude. On aura de la peine à me croire, peut-être, et cependant le fait que je vais rapporter est vrai. Dans une ville célèbre d'Allemagne, du haut de la chaire, les savants ont été instamment priés de vouloir bien se préserver des défauts ordinairement attachés à leur état, de l'irritabilité, de la misanthropie, et du mépris de tout ce qui n'entre pas dans le cercle ordinaire de leur vie ou de leurs occupations. Il leur a été recommandé de ne plus être si fiers et si ambitieux, de traiter charitablement la faiblesse, l'ignorance, l'erreur; d'instruire celui qui se trompe au lieu de l'offenser, de ne point porter sur toutes choses un jugement absolu et souvent un jugement sans raison. Il leur a été recommandé aussi de se mettre à la portée de chacun, d'entendre sans colère celui qui exprime modestement une idée opposée à la leur, de recevoir des leçons avec le même empressement qu'ils mettent à en donner, et enfin de ne point mépriser les qualités, les opinions qui leur sont étrangères et les occupations utiles des autres hommes.
Je ne sais quel fut le résultat de cette admonestation; ce qu'il y a de sûr, c'est que le manque d'usage porte les savants à se regarder comme d'importants personnages, et qu'ils en viennent par là même à acquérir souvent fort peu d'importance aux yeux des autres. Il en est qui, par l'habitude de discourir à leur aise dans leur école, sont fort surpris qu'on veuille prendre la parole devant eux. Il en est qui prennent, dans le petit cercle où leur vie est concentrée, une confiance si présomptueuse en eux-mêmes, qu'ils la portent partout où ils se trouvent. Il en est enfin qui, en se plongeant dans leurs livres, oublient si complétement les hommes, qu'ils révoltent le sentiment moral de quiconque les écoute. Leurs rapports continuels avec des étudiants grossiers ou avec des individus de la dernière classe du peuple leur donnent tant d'esprit, qu'ils n'en ont plus lorsqu'ils entrent dans un salon.
On pouvait vivre plusieurs jours avec Platon sans savoir que ce fût Platon. Un étranger qui avait entrepris un long voyage dans le but de voir ce grand philosophe, fut fort étonné lorsqu'on lui dit que Platon était cet inconnu simple et affable avec lequel il avait causé déjà plusieurs fois dans différentes réunions sans le remarquer.
Qui ne rirait de voir un professeur installé dans sa boutique, et accueillant dédaigneusement tous ceux qui n'ont pas besoin de sa marchandise? Mais on sait de reste que, s'il s'imagine avoir une cargaison plus complète que les autres, il est une foule de choses dont on aurait besoin, et qu'on ne trouve pas près de lui.
Voilà les folies qui souvent résultent d'une vie trop étroite et trop retirée; voilà comment il arrive qu'un savant qui ne voit point le monde n'a que des aperçus bornés, et fait preuve en mainte occasion d'une étonnante petitesse. Mais ces hommes-là seuls s'imaginent qu'on ne peut vivre hors des universités [6].
D'un autre côté, il faut avouer que les gens du monde exigent parfois d'un savant ce qui est hors de sa nature, et étouffent par là en lui jusqu'au désir de plaire. On a dit avec raison que les savants astreints à une existence solitaire, et occupés de graves travaux, ne peuvent avoir ni la gaieté d'esprit, ni l'élégance de manières, ni la vivacité d'entretien des personnes qui vivent habituellement dans le monde et qui en connaissent tous les usages: ainsi les courtisans suédois commirent une vraie cruauté en riant de l'embarras où se trouvèrent Meibom et Naudé, lorsque ces deux savants furent présentés à la reine Christine, et qu'elle dit à l'un: «Vous, qui avez écrit sur la danse des anciens, vous devez savoir danser; et vous, qui avez composé un traité sur la musique antique, vous devez savoir chanter.» Les Français commirent la même cruauté envers le grand mathématicien Nicole, un jour qu'une dame de Paris l'avait invité à dîner. Le bon Nicole n'avait fait de sa vie un si bon repas; en se retirant, il adressa à la maîtresse de maison des compliments infinis, l'assurant qu'il ne cesserait jamais d'admirer ses beaux petits yeux. «C'est là, lui dit un de ses amis en descendant l'escalier, un singulier compliment pour un mathématicien tel que vous.—Vous avez raison, répondit Nicole, et je vais réparer ma faute.» A l'instant même, il remonte, demande à la maîtresse de maison humblement pardon, et, persuadé qu'une si belle dame ne peut admettre qu'il y ait rien en elle de petit, il lui jure qu'il n'a jamais vu de si grands yeux, un si grand nez, une si grande bouche et de si grands pieds.
En quittant leur bibliothèque pour entrer dans un salon, les savants sortent d'un pays qu'ils connaissent, où ils sont à leur aise, pour pénétrer dans une région où tout est pour eux nouveau, inattendu et inusité. On en voit qui, par une modestie excessive, n'osent se présenter dans le monde; d'autres comprennent qu'il leur serait difficile de se faire écouter dans une société composée de gens ignorants et orgueilleux, qui méprisent la science, et qui ne voudraient pas voir un savant s'élever à côté d'eux. D'autres sentent que le monde leur est étranger, de même qu'ils sont étrangers au monde. Quelques-uns reconnaissent qu'ayant mis dans leurs livres tous les dons de leur esprit, ils ressembleraient, dans un salon, à des citrons dont on a exprimé le suc. Enfin, il en est qui s'efforcent de paraître ce qu'ils ne sont pas, ce qu'ils ne peuvent être, et qui, remarquant que tout discours sérieux est impossible dans une réunion frivole, et qu'ils sont à tout instant éclipsés par quelque étourdi, s'éloignent dédaigneusement de ces réunions, où ils s'imposent une inutile contrainte.
Beaucoup de savants qui écrivent dans le but d'exercer quelque influence sur les hommes, fuient les hommes, et ils ont grand tort. Les livres auxquels ils ont recours ne suffisent point pour leur donner la connaissance du cœur humain et l'expérience du monde. Ils ne leur donnent point non plus le talent d'observation qui nous porte à étudier de plus en plus les hommes, quelque peu de satisfaction qu'on éprouve quand on les a connus. Les plus grands moralistes se sont formés dans le monde par l'expérience qu'ils ont faite eux-mêmes de ce qui peut être favorable ou nuisible à l'homme. C'est dans le monde seulement qu'un écrivain forme son goût, apprend à suivre les convenances, car que de choses n'écrit-on pas chez soi, dont on rougit quand on y pense en société!
Les relations du monde sont une source inépuisable de nouvelles pensées et d'observations. Elles nous aident à exécuter des choses qui nous paraissent impossibles; elles nous donnent cette grâce, cette souplesse, cette force qui entraîne le cœur et persuade l'esprit. Combien de savants qui, du fond de leur obscure retraite, prétendent éclairer les hommes, et qui ne savent pas même comment on agit sur les hommes! Ils veulent attirer, et ils repoussent; ils regardent perpétuellement leur but, et ne peuvent jamais l'atteindre. Ébranlez, agitez, si vous le pouvez, lorsque l'occasion s'en présentera, tout un public, par quelques vérités importantes; mais apprenez en même temps l'art d'être aimable, obligeant, affectueux, de tendre la main à ceux mêmes que vous avez ainsi agités, et d'échapper par là à leurs malédictions.
Les relations sociales enseignent ainsi ce qu'on n'acquiert point toujours dans la solitude. «Ce n'est pas seulement avec les livres qu'on apprend, dit Bacon, à se servir des livres [7].» Pour connaître les hommes, il faut les voir agir, s'associer à leurs entreprises et acheter souvent bien cher quelque peu d'expérience. Mais c'est déjà beaucoup pour un philosophe d'acquérir dans le monde les bonnes dispositions de caractère que l'on perd facilement dans la solitude, et lors même qu'il ne parviendrait qu'à recueillir le fruit qu'il doit retirer de la connaissance des faiblesses et des défauts humains, ce serait une suffisante compensation pour l'ennui qu'il peut éprouver en fréquentant le monde.
Cependant il retire de cette fréquentation un plus grand avantage. Il apprend à supporter les hommes et à se faire supporter par eux, lorsque, à l'exemple de Socrate et de Wieland, il écarte de la philosophie tout ce qu'elle a de pénible ou de désagréable; il la rend attrayante, il la dépouille de ses apparences les plus dures, et la montre dans sa beauté naturelle. Un écrivain allemand a dit, dans une dissertation sur Franklin: «Les écrits de Franklin n'ont pas le caractère pédantesque ni dogmatique. Ce sont des observations détachées et présentées sous une forme agréable, de brèves notices, de petits traités et des lettres d'un style facile, adressés à des femmes ou à des amis. On prend intérêt à ses œuvres; on ne se lasse point d'y revenir, tant il y a de variété dans la forme comme dans le fond des idées qui s'y trouvent développées. A chaque page on reconnaît le tact délicat de l'homme du monde, et le jugement droit, et le sens naturel d'une philosophie aimable.»
Caton le Censeur était grave, mais non pédant. Son affabilité de caractère le rendait très-agréable. Il croyait que les fous contribuent à l'instruction des sages plus que les sages ne contribuent à celle des fous. Les présomptueux et les sots, disait l'empereur Marc-Aurèle, parlent sans penser, et c'est le philosophe Sextus qui m'a appris à les supporter.»
Cette aimable tolérance rallie l'homme le plus éclairé à ceux qui sont dénués de toute instruction. Il a semé dans la solitude les germes du savoir, il en recueille les fruits dans le monde. Là, rien n'était trop grand pour son ardeur scientifique. Ici, il n'y a pas dans le cœur humain un repli qui lui semble trop petit. Dans la solitude, il était morne et rude; dans le monde, il devient doux et poli: il se rapproche de tous les hommes et de toutes les conditions. Il ne cherche point à dominer les autres; il ne disserte point avec arrogance; en vain Socrate aurait fait descendre la sagesse du ciel, s'il ne l'avait rendue aimable dans toutes les circonstances. Pour aimer celui qui observe les hommes, il suffit qu'on ne soit pas forcé de le craindre. «Tout pour l'amour,» disait Goethe: et celui qui a connu ce grand poëte sait de quelles grâces il revêtait la force de son génie et la nature sérieuse de ses études.
Il est facile de se faire aimer quand on s'approche franchement des hommes, quand on s'attache à eux avec confiance. Il n'y a pas une situation humaine où nous n'ayons besoin tantôt des conseils et tantôt de l'appui des autres hommes. Mais comment se ferait-il aimer celui qui veut toujours être prévenu et ne prévenir personne, celui qui s'inquiète de chaque parole qui s'échappe de ses lèvres, de chaque sentiment qu'il révèle, de chaque geste, de chaque expression de physionomie qui décèle l'état de son âme; celui qui ne s'attache à aucun homme, qui vit à l'écart, solitaire, silencieux, renfermé en lui-même, qui est toujours sur ses gardes, et qui n'ose témoigner à ceux qui l'entourent la moindre confiance?
Ouvrir franchement son cœur aux autres, c'est se procurer une source de jouissances infinies. Pour que les autres ne soient point embarrassés avec nous, il faut que nous ne le soyons point avec eux. Tout ce qu'on renomme le plus, faveur du monde, richesses et tous les éloges des journaux, ne procure pas la joie qu'on éprouve à pouvoir se dire: J'ai inspiré de la confiance à ce malheureux; j'ai consolé ce cœur affligé; j'ai rendu, Dieu soit loué! le courage à cet être abattu! Mais on n'acquerra pas ce bonheur si l'on n'a pas le don de se faire aimer; et les savants perdent souvent un tel don par la solitude. Les joies de l'affection élèvent cependant bien plus l'esprit et le cœur que le stérile plaisir de trouver un nouveau moyen d'exposer une science aride et sèche ou le sot orgueil de quelque pédant qui écrira, comme un professeur allemand, un livre tout entier pour démontrer que dans l'autre monde on ne parlera que latin.
Celui qui n'aime que ceux qui l'écoutent, qui le louent, qui jamais ne le contredisent, n'est pas digne d'être aimé. Combien de savants, d'écrivains renommés, qui affectent les sentiments les plus généreux, qui sans cesse vantent l'ardeur de leur dévouement, et qui, dans un moment où l'on invoque leur générosité, abandonnent sans pitié un ami qui n'approuve point leurs folles présomptions! Combien de savants qui s'en vont, les mains pleines de louanges à leur adresse, qu'ils colportent de maison en maison, qui mendient l'aumône d'un éloge, et qui ne se doutent pas qu'on tremble quand on les voit entrer et qu'on se réjouit quand ils sortent! Loin de nous donc cette ambition de pédant, cette vanité puérile qui n'aboutit qu'à exciter la haine des envieux et à éloigner de nous l'affection de ceux qui nous admirent!
Cependant l'existence silencieuse du savant a aussi son noble et beau côté. Heureuse et digne est la vie de celui qui ne porte envie à personne, qui est aimé et respecté du monde, quoiqu'il ne voie pas le monde, qui n'a pas besoin de recourir à de vains traits d'esprit pour attirer l'attention sur lui! Son âme ne s'assoupit point, son imagination est toujours féconde: nul travail ne l'effraye, il lit, il écrit, il médite avec une complète satisfaction; ses pensées coulent de son cœur, comme une onde limpide d'une source inépuisable. Le bonheur qu'il trouve en lui-même le dispense de rechercher des distractions étrangères, et la joie que lui donne l'étude soutient sa patience, quelque lents que soient ses progrès; ses connaissances s'accroissent de jour en jour, ses pensées se développent et se fortifient; sa persévérance le conduit à son but, et il ne se préoccupe point de la basse envie de ces hommes qui se croient obligés d'outrager quiconque écrit un livre, c'est-à-dire quiconque manifeste, suivant eux, l'intention de leur enseigner quelque chose.
Il existe de ces gens heureux près de moi, il en existe un grand nombre en Allemagne, et ceux-là prouvent qu'on ne peut, sans de grandes restrictions, parler de la vie retirée des savants. Il est possible que la retraite enfante des sottises et puisse même conduire certains individus à de mauvaises actions. Souvent elle est préjudiciable à ceux qui n'y sont point portés par une noble impulsion et à ceux qui nuit et jour appliquent sans cesse leurs pensées à un seul objet. Il est possible que cette retraite ne soit pas toujours une école de bonnes mœurs, qu'elle donne aux savants des habitudes disgracieuses et un air étrange; mais l'influence qu'elle exerce sur l'imagination et les passions est d'une nature bien plus grave et mérite d'être sérieusement étudiée.