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CHAPITRE I
DU PENCHANT A LA SOCIÉTÉ.

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Table des matières

Il n'est pas bon que l'homme soit seul. Des besoins innombrables, un penchant naturel, inné, forment les liens de la société, et nous voyons par là que nous ne sommes pas faits uniquement pour la solitude. La société est le premier besoin de l'homme. Dieu lui-même a consacré le penchant à la vie sociale par ces paroles: «Il n'est pas bon que l'homme soit seul.» Puis il ajouta: «Je lui donnerai une compagne avec laquelle il vivra.» Dans le monde, on dénature le sens des paroles de Dieu, et l'on s'imagine que, pour que l'homme ne soit pas seul, il faut qu'il se montre chaque jour dans un cercle ou dans un salon. Le penchant à la vie domestique, aux relations intimes, est inné en nous. En le suivant, nous obéissons à notre propre nature. Mais dès que nous sentons s'éveiller le penchant qui nous entraîne vers les réunions du monde, nous devons être sur nos gardes. Le premier est indestructible aussi longtemps que l'homme reste fidèle à sa vocation. Le second est une œuvre d'oisiveté, un besoin factice, une habitude qui naît de l'ennui et de la curiosité.

Il y a dans les relations affectueuses une source indicible de bonheur. En exprimant nos sensations, en faisant avec un ami un sincère échange de nos idées et de nos conceptions, nous éprouvons une sorte de volupté, à laquelle l'ermite le plus indifférent ne reste pas indifférent. Je ne puis faire entendre mes plaintes aux rochers, ni raconter mes joies aux vents du soir. Mon âme soupire après une âme qu'elle aime comme une sœur; mon cœur cherche un cœur qui lui ressemble. Le ciel et la terre disparaissent près de la femme que nous aimons. Loin du monde et de ses liaisons, quel plaisir goûterions-nous dans la plupart de nos connaissances, de nos sentiments et de nos pensées? De même tout semble froid, morne, désert dans les réunions les plus brillantes, s'il ne s'y trouve pas un cœur attaché à nous par l'affection.

Mais si vous renoncez au tourbillon des plaisirs, on vous appelle misanthrope. Si, pour travailler à une œuvre importante que vous ne pouvez accomplir que dans le silence de la retraite, vous vous exemptez des visites monotones, on dit que vous êtes insociable. Si vous fuyez le monde, soit dans une de ces heures de découragement où tout se montre à l'esprit sous les couleurs les plus sombres, soit dans les regrets que vous cause un amour malheureux, dans ces regrets profonds où vous ne voyez plus rien qui vous attire, qui vous satisfasse, et personne qui vous comprenne, on dit que vous êtes un insensé. Cependant vous ne renonceriez point au monde, si vous y trouviez toujours un cœur qui répondît à votre cœur et non point quelques-unes de ces vaines poupées pareilles à celle dont une dame me parlait un jour. Elle était encore presque enfant, lorsque son tuteur lui donna une poupée des plus belles. Le lendemain il voulut voir quel effet avait produit son présent. La poupée était au feu. «Pourquoi, ma fille, dit le tuteur, as-tu anéanti ce que je t'avais donné?» La jeune fille lui dit en pleurant: «J'ai dit à cette poupée que je l'aimais, et elle ne m'a pas répondu.»

Bien des circonstances peuvent nous rendre ou nous faire paraître peu sociables; mais il faudrait être d'une nature vraiment sauvage pour détester tout le genre humain.

Les penchants les plus évidents et les plus secrets, les besoins les plus naturels et les plus incontestables nous portent à nous rapprocher de nos semblables. Nous cherchons avec empressement une personne aimante, avec laquelle nous puissions nous lier de plus en plus, qui nous écoute plus complaisamment que d'autres, et nous comprenne mieux, qui agisse sur nous et qui éprouve en même temps notre influence. Les circonstances ne permettent pas toujours de choisir nos relations selon notre goût, selon les mouvements de notre esprit et de notre cœur. Mais le besoin de nous épancher l'emporte sur toutes ces considérations, et plus d'une belle dame, dans son isolement, peut dire, comme cette cuisinière de Hanovre, à qui l'on reprochait d'avoir eu une quantité de fiancés, et qui répondit: «Il faut qu'une jeune fille ait un ami, ne fût-ce qu'un échalas.»

Plus d'une honnête personne ne peut marcher si l'on ne fait attention à sa marche; mais si vous observez ses pas, si vous la suivez dans ses actions, elle vous embrasse avec reconnaissance. Quelle puissance l'amour n'exerce-t-il pas sur une belle âme! Nous ne voulons pas seulement sentir notre existence en nous-mêmes, nous voulons la sentir dans les objets placés en dehors de nous.

Le germe de l'amour naît quelquefois des émotions d'une âme qui ne se rend pas nettement compte de ses penchants, mais qui éprouve vivement qu'il n'est pas bon d'être seul.

La bonté, la bienveillance, l'affection, le désir d'échanger ses pensées, de partager avec un autre être ses joies et ses souffrances, d'enchaîner son cœur à un autre cœur, de se sentir vivre en lui et de reconnaître qu'il vit en nous, voilà les émotions ravissantes, et si l'homme n'est pas doué par lui-même de cette force d'attraction, s'il n'attire pas les autres à lui, il est du moins attiré par les autres.

Il existe cependant un penchant factice pour la société qui souvent rend l'homme incapable de vivre avec lui-même. Ne trouvant plus aucune satisfaction dans son esprit, il s'éloigne du monde, il lui semble qu'il s'éloigne de toutes les joies de la vie: alors, adieu le bonheur possible, adieu les charmes de la solitude! il faut à cet homme le mouvement, le bruit, l'éclat, les réunions nombreuses.

Jamais l'Allemagne n'a autant aimé les assemblées de salons qu'à présent. Les classes inférieures du peuple imitent les usages du grand monde. Partout on dissipe son temps. Rester seul, vivre seul, est maintenant en Allemagne une chose pour ainsi dire honteuse.

Les enfants qui peuvent à peine marcher connaissent déjà l'étiquette des visites. Ils se font annoncer, et l'on se fait annoncer chez eux. Ces petites marionnettes reçoivent des convives et donnent des collations. Dans nos grandes cités, on vit d'une vie dissipée, comme à Londres et à Paris. Les petites villes imitent les grandes, de même que les pauvres imitent les riches. On voit de pauvres bourgades allemandes où il y a un club et des réunions hebdomadaires.

Les bohémiens ont aussi une espèce de club dans une des belles et riches provinces du nord de l'Allemagne. Chaque samedi, ils se réunissent dans un moulin pour fumer et manger ce qu'ils ont recueilli pendant la semaine, soit en volant, soit en mendiant. Le possesseur du moulin tolère cette réunion, par politique, pour n'être pas volé, et par curiosité, parce qu'il apprend ainsi toutes les nouvelles du pays.

L'Allemagne est peuplée à présent d'une foule d'associations publiques ou secrètes qui ont une grande force. Il résulte de là une vaste communauté d'idées et une puissante action dirigée vers un même but; mais tous ces mobiles de la vie sociale, tous ces moyens employés pour nous rappeler à la vertu, cette inoculation des devoirs d'homme et de citoyen par les lois, par la morale, par des dogmes mystérieux, par la religion, tout ce qui doit élever l'homme au-dessus de l'homme, ne suffit pas encore, si l'on ne pense trouver que des fleurs sur son chemin, si l'on veut moissonner avant d'avoir semé. Nous nous laissons souvent séduire par des chimères ou par de fausses apparences, nous voulons ce que le législateur n'a pas voulu, et c'est ainsi qu'échouent les plus grands projets de ceux qui donnent des lois aux hommes.

Hélas! que de peines inutiles nous nous imposons! Et souvent la première cause de nos mouvements, de notre tentative, de nos actions, c'est la crainte de l'ennui.

L'ennui est une peste à laquelle on croit échapper en sortant de la retraite, et qu'on ne rencontre jamais plus vite que dans la société. C'est un vide de l'âme, un anéantissement de notre activité et de nos forces, une pesanteur générale, une paresse somnolente, une fatigue, et, ce qu'il y a de pis, c'est souvent un coup mortel que l'on porte d'une main polie et avec beaucoup de grâce à notre intelligence et à nos plus douces émotions. Tout ce qu'il y a d'essor dans l'esprit d'un homme, d'élan dans son cœur, est comprimé, paralysé par l'ennui qu'il éprouve ou qu'on lui fait éprouver. Dans cet ennui, on s'assied en silence au milieu d'une assemblée, on écoute d'une oreille indifférente ce qui se dit, on ne s'intéresse à aucun entretien, et souvent on perd soi-même toute espèce de pensées.

Cet ennui nous saisit lorsque nous sommes obligés de rester dans un lieu où l'on ne parle que de choses que nous ne nous soucions pas d'apprendre, ou lorsque quelqu'un s'empare de nous et nous force à écouter des paroles qui n'excitent en nous aucun intérêt. Que de fois un de ces imperturbables causeurs pétille de joie, tandis que son entretien fatigue, tourmente toute une société! En s'abandonnant à sa prolixité, il ne voit pas qu'il répand l'ennui dans le cercle qui l'entoure.

Chaque affaire, chaque livre, chaque entretien qui n'excite en nous ni attrait ni curiosité, est une cause d'ennui. L'ennui entraîne beaucoup de personnes dans le monde, mais il en est que le dégoût de la société ramène dans la solitude. Un être oisif n'éprouve jamais tant d'ennui que lorsqu'il se trouve seul avec lui-même, tandis qu'au contraire l'homme laborieux supporte péniblement chaque heure, chaque instant qui entrave son activité. Le premier, par la raison qu'il ne sait point vivre avec lui-même, cherche des distractions extérieures; le second trouve sa satisfaction dans son propre cœur, après l'avoir vainement poursuivie dans les réunions de salons. L'homme qui n'a aucune occupation sérieuse, aucune habitude de réflexion, éprouve un profond éloignement pour tout ce qui intéresse les natures intelligentes, et, par bonheur pour lui, il n'entend dans le monde, le plus souvent, que des conversations frivoles et vides de sens. L'homme qui aime à étudier et à penser éprouve le même éloignement pour ces fades entretiens qui ne peuvent rien lui apprendre et qui ne lui donnent aucune émotion. Celui qui est doué d'un caractère facile et enjoué se plaît dans la société, parce qu'il domine aisément la volubilité du causeur indiscret. Celui qui est d'une humeur tendre et mélancolique se sent mal à l'aise dans une réunion, parce qu'il est souvent obligé de céder à l'importance d'un étourdi.

Les petits esprits éprouvent rarement de tels ennuis. Ils rencontrent partout des gens de leur espèce, auxquels ils s'attachent de prime abord. Un sot gentilhomme allemand disait avec raison: «Un cavalier tel que moi trouve toujours un cavalier qui le présente dans le monde.»

Oppressé par l'ennui, l'homme cherche naturellement à sortir de cette inaction de l'esprit. Il faut pour cela parvenir à émouvoir ses sens, son intelligence, son corps et son âme.

Il est plus facile de sentir que de penser, de recevoir que de donner, et celui qui ne prend pas l'initiative, aime assez qu'on la prenne envers lui. Voilà pourquoi on s'en va avec empressement là où l'on espère trouver du mouvement, de la gaieté, du bruit. Voilà pourquoi on recherche les soirées, les bals, les salons étincelants de lumière et de diamants, les danses voluptueuses qui éveillent tant de vives sensations; rien de plus facile que de se procurer ces plaisirs factices; quant à ceux de la solitude, on n'en jouit pas toujours sans un certain effort.

C'est la stérilité de l'esprit qui fait fuir les plaisirs de l'intelligence, qui fait que l'on se moque de tout ce qui est vraiment grand et beau, que l'on dédaigne les productions des meilleurs écrivains. Tout ce qu'il y a de meilleur dans les œuvres de la pensée déplaît à ces flegmatiques créatures du monde qui n'ont, comme l'a dit un Anglais, ni la volonté ni le pouvoir de sentir ces belles choses, qui ne cherchent partout qu'un passe-temps léger et qui, dans le vide de leur esprit, le cherchent partout sans le trouver. Si un sentiment irrésistible les arrache à leur froide indifférence ou à leur dédaigneux sang-froid, elles s'imaginent encore que, pour se distinguer du peuple, il convient de réformer toute manifestation de plaisir, d'admiration, et d'affecter dans toutes les circonstances une fière impassibilité.

Un homme bien organisé occupe aisément une place agréable dans la société, surtout lorsqu'il est jeune, gai et bien portant. Celui qui a l'âme portée à la tristesse est plus difficile à satisfaire. Quant aux natures vulgaires, il faut, pour les émouvoir, les impressions vives et grossières. Les plaisanteries triviales, les médisances, le vin, le tabac, le libertinage, forment les liens de leur communauté. La débauche peut seule animer l'indolent Sibérien. Son intelligence est si pauvre, si lourde, que rien de noble ne la frappe.

Plus d'un jeune élégant, plus d'une belle dame périraient d'ennui dans la ville la plus agréable, s'ils ne savaient chaque jour qu'il y a telle maison où ils doivent se mettre à table, jouer et perdre le temps. C'est ainsi que l'on court de semaine en semaine, d'année en année, dans un tourbillon perpétuel, que l'on forme chaque matin de nouveaux projets dont on ne se souviendra plus le lendemain.

Les hommes indolents, quelque goût qu'ils aient pour la société, ne trouvent nulle part le plaisir qu'ils y cherchent. Toujours leur tête est vide et leur esprit embarrassé: ils s'ennuient sans cesse et répandent sans cesse l'ennui autour d'eux. Ils paraissent occupés et n'achèvent rien; ils courent d'un air affairé et se retrouvent toujours au même point. Ils gémissent de la brièveté du temps, soupirent jour et nuit, en songeant à la quantité de papiers qui s'amassent sur leur bureau et oublient que le travail seul pourrait alléger ce fardeau; ils s'effrayent de voir venir la fin de l'année et se demandent chaque matin: Quand viendra donc le soir? En été ils désirent être en hiver; en hiver ils réclament l'été; ces malheureux n'ont qu'un petit nombre d'idées et une impuissante résolution, et toujours ils sont prêts à courir au lieu où il y a une occasion de causer et d'entendre d'inutiles entretiens.

Cependant on ne manque pas toujours son but en fréquentant les réunions du monde. Les relations sociales peuvent être un salutaire délassement après le travail, les soucis de la journée, et en reposant l'esprit, elles lui donnent un nouveau ressort. Ces relations peuvent être aussi d'une très-grande utilité pour les jeunes gens. Elles servent à former leur jugement, leurs manières, et, pour les gens de tout âge, la société est une excellente école: c'est là que l'on apprend à connaître les hommes, que l'on se forme à la complaisance et à la modestie. Les princes, les grands peuvent prendre là aussi des leçons de sagesse et d'humanité en même temps qu'ils y acquièrent la connaissance d'eux-mêmes. Les personnes d'un ordre inférieur doivent se souvenir aussi qu'elles réussiront mieux auprès des dépositaires du pouvoir par l'élégance des manières, par un vrai bon ton que par une basse servilité.

Souvent aussi on recherche les relations sociales pour adoucir une pénible sollicitude, une amère tristesse et pour détourner son esprit de l'appréhension d'un malheur. Hélas! la solitude console rarement le malheureux dont la tombe a enseveli l'unique joie, qui toujours voit devant lui et toujours appelle une ombre adorée, qui donnerait tous les biens de la terre pour entendre une seule fois encore un accent de cette voix chérie qu'il n'entendra plus. Toutes les forces de son âme s'épuisent dans ces regrets; il ne connaît plus rien, il ne sent plus rien que la douleur et le désespoir.

Ceux-là redoutent aussi la solitude qui n'osent interroger leur conscience. Combien il y en a qui tremblent à certains souvenirs! et quel changement il faudrait qu'ils opérassent en eux pour pouvoir retrouver le repos, pour qu'une dissipation continuelle ne fût plus l'unique palliatif au cri de cette voix intérieure qui les poursuit dans l'isolement! D'autres ont trompé le monde par de fausses vertus, et cependant ils ne se sentent nulle part aussi bien que dans le monde. Ils ont pratiqué avec ostentation la philanthropie, répandu des aumônes et fait beaucoup de bonnes œuvres. Ils se sont courbés jusqu'à terre devant les riches et les grands, ils ont loué toutes les extravagances des personnages puissants. A leurs yeux, l'homme influent n'a jamais eu aucun défaut: ils n'ont reconnu de méchancetés ou de sottises que parmi ceux qui ne jouissaient point de la faveur populaire; ils n'ont vu ni préjugés, ni erreurs, ni mensonge, ni esclavage de la pensée dans le lieu qu'ils habitent: aussi ces êtres sans dignité et sans distinction sont-ils bien accueillis partout; aussi sème-t-on des fleurs sur leur passage.

La solitude est souvent, comme la religion, représentée sous des couleurs si sombres, que, rien que d'y songer, beaucoup de gens y perdent leur gaieté. Ils n'ont recours à la solitude que lorsqu'ils sont malades, soucieux, affligés, c'est-à-dire lorsqu'ils peuvent à peine en comprendre l'utilité. Mais il ne faut pas connaître le caractère de la religion et ne pas sentir sa force pour ne pas s'abandonner à elle toujours et dans les temps les plus heureux. Et il faut de même ignorer toute la jouissance qu'on éprouve à rentrer au dedans de soi, toutes les douceurs d'une vie retirée et paisible, pour ne pas comprendre qu'en se réfugiant dans la solitude, dans certaines circonstances, et en sachant employer le temps qu'on y passe, on s'acquiert par là une satisfaction céleste.

On aurait grand tort de se figurer qu'un homme est d'une nature misanthropique et méprise toutes les distractions parce qu'il s'éloigne du monde, parce qu'il ne se précipite pas dans le tourbillon des salons, et l'on aurait grand tort de douter de sa raison parce qu'il se sent heureux et satisfait lorsqu'on le laisse seul avec lui-même.

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La solitude

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