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CHAPITRE V.

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Table des matières

Cependant nous approchions de cet âge redoutable où les pénibles & agréables sensations du cœur humain se font sentir dans toute leur vivacité, étonnent l'ame par leur nouveauté, & la ravissent par leurs décevantes douceurs. O jours d'innocence, de trouble & de volupté! Ma raison étoit enveloppée dans une heureuse obscurité; je ne connoissois ni la nature, ni moi-même... Il m'est difficile aujourd'hui de remonter à mes premieres sensations, & de marquer toutes celles que ma mémoire m'apporte confusément.

Vous verrez néanmoins mes desirs naître les uns des autres; mais ne jugez pas pour cela que tous les hommes ont la même maniere de voir, de sentir, de desirer & de jouir. Des êtres qui paroissent semblables, different quelquefois tellement qu'on les croiroit opposés.

Mon ouvrage est trop difficile pour qu'il ne demeure pas imparfait. Les années ont effacé en partie les images qui étoient alors si vivement imprimées dans mon ame; & que de foiblesses de l'esprit humain ont passé sans se laisser remarquer! Combien de fois sur les mêmes objets ai-je changé de sentiment! quel flux & quel reflux de jugemens contradictoires! Aidez-moi dans ce labyrinte où vous m'avez engagé, & suppléez aux idées intermédiaires.

Mes premieres sensations ont été les soupirs d'un cœur qui demande le bien-être. Je sentois le besoin d'être heureux, & j'attendois mes petites jouissances de la main qui avoit commencé à les répandre sur moi. Je me rappelle parfaitement que j'aimois l'être qui me présentoit ma nourriture; qu'il me tardoit de le revoir lorsqu'il étoit absent, & que je souffrois lorsque j'étois séparé de lui. Il me souvient d'avoir beaucoup pleuré en voyant Caboul qui s'étoit blessé à la main. Je lus sur son visage pâle la douleur qu'il éprouvoit, & j'en ressentis le contre-coup.

La joie d'Azeb me pénétroit de joie, & je distinguois d'abord quand quelque peine invisible changeoit son visage. Je crois que la sensibilité existe dans l'ame de l'enfant, & qu'il est déjà soumis à partager le plaisir & la douleur de ceux qui l'environnent.

L'amour de la société a encore été l'une de mes fortes sensations. Je n'aimois point à être seul; j'étois bien-aise quand je rencontrois mon pere ou Caboul, quand ils me caressoient, quand ils me soulevoient dans leurs grands bras. Je les sollicitois à me parler, lorsque leurs travaux les occupoient tout entiers. J'avois besoin de lire dans leurs yeux les sentimens qui les animoient à mon égard; & je me rappelle que je les devinois très-bien; j'ose même croire que l'enfant est plus physionomiste que l'homme fait. Comme il est tout instinct, il sent l'ame de celui qui l'approche: je ne me suis jamais trompé sur la physionomie sereine ou triste de mes deux supérieurs.

J'étois encore plus charmé lorsque je jouois avec Zaka. Si nos petits jeux nous brouilloient, le besoin d'être ensemble nous rapprochoit bientôt. Quand elle étoit fâchée & qu'elle s'éloignoit, c'étoit moi qui courois après elle, & je ne pouvois souffrir son éloignement plus d'une heure ou deux. Je voulois l'assujettir à mes divertissemens; mais c'étoit elle qui m'assujettissoit aux siens.

Voilà les premiers mouvemens que je puis appeller en moi les mouvemens dominans & qui n'ont été gravés dans mon cœur par aucune main humaine. Je ne sais si j'avois déjà le germe des autres penchans: je ne puis faire ici remarquer leur liaison, car je ne l'ai point sentie moi-même. J'étois un être social, puisque je n'étois point indépendant des moindres signes qui se faisoient autour de moi, que je les interprétois avec justesse, & que j'y répondois avec facilité.

Je puis assurer avec sincérité que j'étois absolument exempt d'orgueil & de vanité, car on ne m'avoit jamais loué: on ne m'avoit point dit que je fusse beau ou laid, & je n'avois jamais songé aux attraits de ma petite figure. La jalousie m'étoit inconnue, car il n'y avoit jamais eu aucune préférence marquée entre Zaka & moi. La vérité m'oblige d'avouer encore que je n'avois pas plus d'amitié pour Azeb que pour Caboul: le degré de mon affection varioit selon le bien qu'ils me faisoient; les liens du sang n'étoient en moi que les nœuds de la reconnoissance.

Je n'avois aucun regret de mes actions quelconques: l'aigre voix du reproche ne retentit jamais à mon oreille.

On n'avoit point peuplé mon imagination de fantômes: je ne redoutois rien, soit que l'ombre m'enveloppât, soit que le ciel s'embrasât d'éclairs. Je ne reconnoissois aucun être malfaisant dans la nature; & quand j'étois averti par la douleur de mieux prendre garde à ma conservation, Azeb & Caboul ne joignoient point leurs cris à mes plaintes; ils attendoient froidement que la douleur fût passée; leur visage calme me disoit que ce n'étoit rien; & comme je sentois qu'ils m'aimoient, j'ajoutois foi à leur physionomie.

L'idée d'une propriété particuliere & exclusive n'entra point dans mon entendement. Jamais rien ne me fut refusé; quand je demandois quelque chose d'impossible, on ne me repondoit pas, & mon caprice cessoit de lui-même.

Tous mes desirs se bornoient à satisfaire mon appétit, & je ne sais quoi de secret me disoit que de ce côté la nature étoit inépuisable, & que je ne manquerois jamais de nourriture. Ayant vu le vallon que j'habitois produire presque sans relâche des fruits de plusieurs especes, j'ignorois jusqu'aux termes de besoin & de pauvreté.

Je considérois les vases d'or de mon pere d'un œil aussi indifférent que les rochers qui ceignoient notre habitation: seulement leur couleur & leur éclat me causoient un léger contentement. Je ne haïssois personne, personne ne m'offensoit: l'espérance m'étoit étrangere, je ne prévoyois point l'avenir. Borné au présent, rien ne m'alarmoit, & la seule douleur me sembloit un mal. Le moment passé, je l'oubliois.

Ainsi j'avançois, sur une pente douce & fortunée, vers le printems de la vie, vers la saison où des passions, jusques là inconnues, s'éveillent comme une rapide tempête, entraînent nos cœurs comme un torrent impétueux, & où l'amour qui nous enivre nous met sous le joug de son empire.

Ma raison avoit commencé à jeter ses premiers rayons; ils tomberent sur les objets qui m'environnoient: j'apperçus quelques-uns de leurs rapports; je les comparai, je les jugeai, & de ces résultats naquirent des idées nouvelles. Je fis quantité de remarques qui m'étonnerent moi-même. Je bâtis de petits systêmes qui, tout extravagans qu'ils étoient, attestoient le libre exercice de ma pensée. J'approuvois & je blâmois. Je me souviens que mon pere, attentif & se recueillant, avoit alors une physionomie que je ne lui avois pas encore vue; qu'il me regardoit, & que son silence étoit expressif.

Je perdis cette pétulante étourderie qui caractérisoit mes premiers ans. J'étois tour-à-tour tranquille ou agité, sombre ou joyeux; l'ennui me glaçoit ou la volupté m'enflammoit.

Ce nouveau sentiment qui se développoit en moi, me fit appercevoir toute la profondeur de mon être. Je réfléchis sur moi-même je m'interrogeai, je sondai l'abyme de mon cœur: un desir de feu en remplissoit toute la capacité; & ce desir que je ne pouvois définir, qui m'effrayoit, me tourmentoit, me donna cependant quelques momens d'extase qui me dédommagerent de cet état cruel.

Je sentis qu'il me manquoit quelque chose nécessaire à mon bonheur, moi qui jusqu'ici n'avois rien desiré. Un chagrin lent & destructeur s'empara de mon ame; une mélancolie profonde égaroit mes esprits; un trouble qui alloit toujours croissant, que dis-je! une fureur sourde grondoit dans mon sein. Ces phénomenes nouveaux décomposoient pour moi le tranquille spectacle de la nature. Je pleurois sans sujet, je me réjouissois de même. Les vives étincelles d'un feu inconnu parcouroient mes veines & jetoient dans mon cœur des émotions à la fois douces & pénibles.

Enfin, la compagnie de mon pere & de Caboul me devint insupportable; car ils étoient absolument étrangers aux sentimens qui me dominoient: Zaka, la seule Zaka adoucissoit mon chagrin, mais non pas mon trouble. Il redoubloit lorsque j'étois près d'elle: je ne la regardois plus avec la même assurance; un éclair de ses yeux me jetoit dans l'abattement ou dans une joie folle. Je tremblois en lui parlant des choses les plus indifférentes: j'avois toujours le même zele pour lui rendre mille petits services; mais ce zele avoit quelque chose d'emporté que je voulois vainement contraindre. Les racines les plus succulentes, que j'arrachois du jardin, je les conservois pour Zaka, & je donnois les moins bonnes à mon pere.

Que j'étois content lorsque Zaka ayant la tête baissée, ou appliquée à quelqu'ouvrage, je pouvois en silence dévorer ses charmes sans en être vu! Si l'on me surprenoit alors, je rougissois comme si une honte secrete m'eût atteint.

L'homme sauvage

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